Pourquoi ne pas prendre la politique comme elle est ?
Le XXème siècle a vu au total l'enterrement des grands mythes. Le communisme a emporté dans sa tombe le rêve d'une réorganisation totale globale et le fascisme a emporté dans la sienne celui d'une communauté nationale fusionnelle. Ils n'ont emporté avec eux ni l'idée de justice sociale ni la prise en compte de la dimension nationale.
Le libéralisme s'en est mieux sorti, parce qu'il ambitionnait de partir de la société telle qu'elle était, et qu'il a su prendre en compte l'émergence de l'individu moderne. Mais il a très tôt perdu sa pureté, son rêve d'une sorte d'autorégulation de la société civile face à un État purement arbitral : cependant, laisser respirer la société, garantir le pluralisme, sanctuariser dans une large mesure les libertés individuelles, ces objectifs ont-ils perdu de leur pertinence ?
La démocratie peine toujours à faire coexister l'affirmation de l'individu et la dimension sociale : devons-nous pour cela renoncer à la quête de l'équilibre ? En France, la République a incarné cette tentative, et nous n'en finissons pas de redéfinir son "modèle".
Bien sûr, les solutions "clefs en main" avaient leurs avantages : l'adversaire était vite identifié, les remèdes vites proclamés, on se donnait bonne conscience à bon compte. Les discussions passionnées des années 1970 nous défoulaient aisément, et le lyrisme était vite accessible. Nos égos s'y mettaient en scène avec aisance, le réaliste de droite et l'idéaliste de gauche, posture contre posture, se mettaient en avant avec bonheur.
Tout cela ne peut plus nous être offert qu'au moyen d'une solide dose d'ignorance.
On peut avoir la nostalgie de lignes claires : mais il faut savoir qu'elles n'ont jamais existé que dans le discours. La pensée désenchante, c'est vrai, quand elle est vraie pensée en s'ouvrant au réel, à toute l'ambiguïté, toute la complexité de l'humain. Elle confronte impitoyablement les illusions à la réalité, elle passe au crible nos idées, elle nous renvoie toujours à notre finitude.
Le mouvant, le risque et l'incertain, la nécessité de toujours revenir sur soi pour savoir si l'on n'est pas en train, dans tel ou tel engagement, de perdre ce que l'on a de plus cher, ce n'est pas seulement la condition moderne, c'est peut-être, simplement, dévoilée, notre condition politique depuis des siècles.
De même, les requêtes fondamentales de la politique démocratique demeurent : nous cherchons encore un équilibre toujours à refaire entre la représentation de la nation (ou de toute autre communauté), la profondeur et la qualité de la délibération, l'efficacité de la décision. Chaque situation, chaque nouveau jeu de contrainte nous remettent à l'ouvrage.
Au fond, si le sens de l'existence humaine n'est à chercher que dans un double rapport, rapport aux autres et rapport au monde, quelles que soient les options philosophiques ou religieuses qui nous servent de point de départ, qui niera que la politique réclame toute notre attention ?
Quand on étudie l'histoire des idées politiques, c'est en permanence que nous observons le heurt des projets, des espérances, avec la réalité. Et la réalité n'a pas toujours tort, dans la mesure où, en politique, la réalité est humaine. Le réel, bien souvent, c'est tout simplement les autres. Leurs propres besoins, leurs propres visions des choses. Je crois qu'il est difficile de célébrer le pluralisme et, en même temps, de se plaindre de l'écart entre la réalité politique et ce que nous, personnellement, en attendons.