vendredi 17 décembre 2010

Pourquoi j'aime la politique


Pourquoi ne pas prendre la politique comme elle est ?

Le XXème siècle a vu au total l'enterrement des grands mythes. Le communisme a emporté dans sa tombe le rêve d'une réorganisation totale globale et le fascisme a emporté dans la sienne celui d'une communauté nationale fusionnelle. Ils n'ont emporté avec eux ni l'idée de justice sociale ni la prise en compte de la dimension nationale.

Le libéralisme s'en est mieux sorti, parce qu'il ambitionnait de partir de la société telle qu'elle était, et qu'il a su prendre en compte l'émergence de l'individu moderne. Mais il a très tôt perdu sa pureté, son rêve d'une sorte d'autorégulation de la société civile face à un État purement arbitral : cependant, laisser respirer la société, garantir le pluralisme, sanctuariser dans une large mesure les libertés individuelles, ces objectifs ont-ils perdu de leur pertinence ?

La démocratie peine toujours à faire coexister l'affirmation de l'individu et la dimension sociale : devons-nous pour cela renoncer à la quête de l'équilibre ? En France, la République a incarné cette tentative, et nous n'en finissons pas de redéfinir son "modèle".

Bien sûr, les solutions "clefs en main" avaient leurs avantages : l'adversaire était vite identifié, les remèdes vites proclamés, on se donnait bonne conscience à bon compte. Les discussions passionnées des années 1970 nous défoulaient aisément, et le lyrisme était vite accessible. Nos égos s'y mettaient en scène avec aisance, le réaliste de droite et l'idéaliste de gauche, posture contre posture, se mettaient en avant avec bonheur.

Tout cela ne peut plus nous être offert qu'au moyen d'une solide dose d'ignorance.

On peut avoir la nostalgie de lignes claires : mais il faut savoir qu'elles n'ont jamais existé que dans le discours. La pensée désenchante, c'est vrai, quand elle est vraie pensée en s'ouvrant au réel, à toute l'ambiguïté, toute la complexité de l'humain. Elle confronte impitoyablement les illusions à la réalité, elle passe au crible nos idées, elle nous renvoie toujours à notre finitude.

Le mouvant, le risque et l'incertain, la nécessité de toujours revenir sur soi pour savoir si l'on n'est pas en train, dans tel ou tel engagement, de perdre ce que l'on a de plus cher, ce n'est pas seulement la condition moderne, c'est peut-être, simplement, dévoilée, notre condition politique depuis des siècles.

De même, les requêtes fondamentales de la politique démocratique demeurent : nous cherchons encore un équilibre toujours à refaire entre la représentation de la nation (ou de toute autre communauté), la profondeur et la qualité de la délibération, l'efficacité de la décision. Chaque situation, chaque nouveau jeu de contrainte nous remettent à l'ouvrage.

Au fond, si le sens de l'existence humaine n'est à chercher que dans un double rapport, rapport aux autres et rapport au monde, quelles que soient les options philosophiques ou religieuses qui nous servent de point de départ, qui niera que la politique réclame toute notre attention ?

Quand on étudie l'histoire des idées politiques, c'est en permanence que nous observons le heurt des projets, des espérances, avec la réalité. Et la réalité n'a pas toujours tort, dans la mesure où, en politique, la réalité est humaine. Le réel, bien souvent, c'est tout simplement les autres. Leurs propres besoins, leurs propres visions des choses. Je crois qu'il est difficile de célébrer le pluralisme et, en même temps, de se plaindre de l'écart entre la réalité politique et ce que nous, personnellement, en attendons.

mardi 7 décembre 2010

Confusion...


Que de tiraillements ces derniers temps ! Tout d'abord un premier "psychodrame" autour des primaires socialistes. J'avoue avoir été impressionné en entendant Martine Aubry faire état d'un accord entre Dominique Strauss-Kahn, Ségolène Royal et elle-même. Je n'ai pas d'abord pensé qu'il s'agissait d'un déni de démocratie, que l'on restreignait le choix des militants et des sympathisants. Tout en me doutant que François Hollande ne devait pas apprécier l'information, je me suis dit que le parti socialiste enrayait la machine à perdre ; et ce d'autant plus qu'il n'y a pas d'abîme idéologique entre ces trois candidats à la candidature. Puis est venue la réaction de Ségolène Royal...

Tout cela est finalement plutôt bien accueilli dans les médias : il y a un psychodrame, des rivalités, du spectacle. Les médias aiment les primaires socialistes qui créent de l'événement tout fait et spectaculaire, cela est normal. Je demeure perplexe devant des candidats dévoilant leur argumentaire de campagne à l'avance alors que l'autre camp attend tranquillement, tout en ayant sur la tête une épée de Damoclès : le programme de leur parti, avec lequel ils devront ajuster le leur. Laurent Fabius avait en 2007 cru contourner l'obstacle en se présentant comme l'homme qui appliquerait "purement et simplement" ce programme, mais la manoeuvre, qui transformait le candidat en simple porte-parole d'un programme attrape-tout, était peu crédible.

Et puis voici que la fusion entre Europe Ecologie et les Verts paraît battre de l'aile, avec la démission de Jean-Paul Besset, qui représentait, finalement, Europe Ecologie dans la nouvelle organisation. Je ne suis pas sûr que dans ces conditions, Europe Ecologie va continuer d'attirer les centristes et la gauche modérée déçue par le PS. Finalement, comme François Bayrou, les écologistes modérés buttent sur un problème d'organisation.

Rien ne rend en ce moment le paysage politique français plus organisé. Dans un système où l'attention est polarisée sur la campagne présidentielle, et où la construction d'une candidature crédible prend finalement beaucoup de temps, ce système de plus en plus présidentialisé (et pas seulement du fait de Nicolas Sarkozy : la réforme du quinquennat en 2000 allait dans ce sens) nécessite que les forces politiques soient par avance au clair avec leur attitude face à cette élection
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En clair : le leader du mouvement ou du parti "y va", ou il négocie par avance le fait de ne pas "y aller" et de soutenir un autre candidat, en terme de sièges et d'éventuelle participation gouvernementale. Il n'y a que cela qui permettra que dans chaque parti émergent une majorité, qui met en oeuvre sa politique moyennant quelques concessions, et une minorité qui attend l'échec de la majorité pour devenir elle-même majoritaire.

L'UMP n'a pas ces problèmes, direz-vous. Il lui manque cependant le reste : des tendances clairement identifiées, porteuses des différentes sensibilités du centre et de la droite, qui permettent d'ouvrir l'arc électoral et d'inventorier, par une majorité et une minorité, différents possibles stratégiques. Il lui sera possible de rassembler un tiers du corps électoral. Mais que faire ensuite ?

Le paradoxe, pour le PS, sera qu'il devra chercher à s'appuyer sur des forces qui sont encore moins organisées que lui, alors même qu'aucun leader fédérateur n'émerge. Dominique Strauss-Kahn a un bon bilan au FMI, certes, mais ce bilan même peut être (et sera s'il se lance dans l'aventure) utilisé contre lui. Et quelle part au juste de son prestige actuel est dû à son silence forcé ?

L'éclatement du paysage politique français correspond donc bien à une non-prise en compte, dans l'organisation même de la plupart des forces politiques, de la contrainte institutionnelle. Nous allons, me semble-t-il, vers des mois très spectaculaires et assez peu féconds sur le plan de la réflexion. Politiquement, il va y a voir du spectacle, et une part de chacun d'entre nous s'en réjouit. Sur le fond, on a tout de même l'impression que lorsque l'on n'assume pas une contrainte institutionnelle, une confusion stérile s'empare de la vie politique. Si l'élection présidentielle n'organise pas, elle crétinise.

lundi 29 novembre 2010

Une autre pensée du progrès ?


Je travaille actuellement sur le socialisme au XIXe siècle, pour des cours et des recherches personnelles, et je suis très frappé par le fait que la première génération socialiste (les saint-simoniens, orthodoxes ou dissidents comme Pierre Leroux, Cabet, Fourier, Saint-Simon lui-même alors que le terme n'est pas encore inventé) couplent deux choses : une pensée du progrès à la Condorcet et une pensée plus religieuse, sorte de laïcisation de l'idée de Providence divine.

Condorcet, dans son ouvrage posthume Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, voit le progrès avant tout comme un développement tendanciel des possibilités rationnelles de l'humanité. Ce progrès est probable, car il correspondrait aux potentialités illimités de l'esprit humain, mais il peut être contrarié par des catastrophes de tous ordres. Condorcet, qui écrivait caché sous la Terreur dont il finira par être victime, était bien placé pour savoir à quel point l'humanité pouvait, de temps à autre, régresser. Spécialiste du calcul des probabilités, esprit dénué de tout sentiment religieux, convaincu de l'existence de la liberté humaine, il ne pouvait concevoir un progrès qui s'imposerait nécessairement et mécaniquement à l'espèce humaine.

Pour les premiers penseurs socialistes, il y a une "loi du progrès", nécessaire ; obsédés par la question religieuse, ces penseurs, bons témoins de la période romantique, imaginent un plan de Dieu (un Dieu différent de celui des chrétiens, et ce d'autant plus qu'ils rejettent l'idée de péché originel, symbole de la limitation des possibilités progressistes) pour l'humanité, qui mènerait au plein accomplissement de cette dernière. Quant à Marx, c'est par l'intermédiaire de Hegel, entre autres, qu'il se rattache à ces spéculations : quand bien même il se targue de "réalisme", quand bien même son ami Engels qualifie de "scientifique" son socialisme, lui aussi pense que l'Histoire va dans son sens.

L'effondrement du marxisme dans sa version la plus simple et la plus politique paraît parfois avoir entraîné avec lui cette confiance naïve (quand bien même elle se donnait des dehors réfléchis) dans le sens de l'Histoire. Ce n'est pourtant pas sans un petit pincement au coeur que l'on se penche sur ces théories défuntes ; on imagine le penseur, le militant, ayant le sentiment de communier avec l'humanité dans sa marche en avant. Quel dommage qu'ensuite se profile la violence révolutionnaire, et le sacrifice de l'humanité présente à l'humanité future...

Un rêve était derrière tout cela : et si la nécessité historique était bienveillante ? Si tout s'inscrivait dans un grand "récit collectif" où nous pourrions trouver notre place, et conférer un sens à nos chétives existences ? Si l'examen même de l'histoire, loin d'être une occupation gratuite, servait à nous orienter ? Le socialisme du XIXe siècle n'est au fond qu'une variante d'un progressisme plus diffus, qui a touché les libéraux et les républicains.

L'ossature "religioso-politique" de ces doctrines du progrès est en ruine ; je pense qu'il serait bien stérile de le regretter, elle générait aussi, parfois, un solide sectarisme, voire un fanatisme terrible. L'Histoire est avec nous : cela vaut bien un "Gott mit uns".

Je me dis parfois que l'heure serait à une doctrine "sécularisée" du progrès, que chacun serait libre ou non de rattacher à ses convictions religieuses ou philosophiques. Une doctrine qui supposerait une vision de l'humain presque minimaliste, qui chercherait avant tout l'équilibre entre l'individu et le collectif, sous ses diverses formes (sociétés, nation...) et inventorierait en permanence, dans les mutations contemporaines, ce qui va dans ce sens, ce qui s'en écarte et ce qui est neutre. Une doctrine qui ne parlerait pas tant de nous "régénérer", de nous transformer que de nous offrir de l'autonomie et de l'équilibre, d'offrir des espaces à l'initiative. Qui s'adresserait non pas aux hommes et aux femmes "de bonne volonté", mais à ce qu'il y a en nous de bonne volonté, chaque fois que nous réussissons quelque chose qui n'enrichit pas que nous-mêmes.

C'est une vision fugace, consolante mais tôt disparue. En visitant le grand cimetière des idées politiques défuntes, on se prend à rêver l'audace des Tocqueville, des Saint-Simon, des Condorcet, pour oser tracer des perspectives, et dessiner un progrès qui ne serait pas une ligne droite ascensionnelle, mais un chemin sinueux et tenace.

lundi 22 novembre 2010

Quel centre ?


On a beaucoup disserté, et avec talent, sur la situation du centre ces derniers temps. Au Sénat, autour de Jean-Louis Borloo, à propos de la situation difficile de François Bayrou, des projets présidentiels d'Hervé Morin et du Nouveau Centre, de l'éclipse des centristes de l'UMP. Ces derniers ont été, en 2007, les grandes victimes de l'ouverture et du ralliement à Nicolas Sarkozy d'anciens bayrolistes dans l'entre-deux-tours. L'ouverture liquidée, ils n'ont pas retrouvé leur place. D'où une interrogation : ne pourrait-on réunir enfin tous les centristes dans une formation qui pourrait, à nouveau, peser véritablement sur la politique française ?

Commençons par le calcul de Nicolas Sarkozy. Il faudrait d'abord rappeler que Jean-Louis Borloo n'a pas été exclus du gouvernement, mais qu'il a refusé de continuer à y figurer. Cela dit, le resserrement sur l'UMP, et singulièrement sur ceux qui, à l'UMP, viennent du défunt RPR, est clair. Ce sont les gaullistes qui sont en ordre de bataille, avec, à la tête de l'UMP, un Jean-François Copé qui devrait se montrer actif et dynamique. Pourquoi le président n'a-t-il pas voulu s'appuyer sur le centre ?

Il faut rappeler qu'en 2002, le futur président n'était pas un enthousiaste du projet chiraquien de réunir dans une seule formation gaullistes et centristes. Et j'ajouterai qu'il n'est pas sûr que ce ne soit pas, au final, son intérêt d'avoir des personnes capables, au premier tour, de rassembler des centristes qui ne se rueront pas sur sa propre candidature, et constitueraient, dans une élection qui s'annonce serrée, des réserves de voix. Est-ce son calcul ? Je l'ignore.

D'autre part, ce centrisme divisé, que représente-t-il ? Les radicaux de Borloo, les anciens démocrates chrétiens de l'UMP, François Bayrou en cavalier solitaire qui poursuit son destin en prenant tous les risques et sans fédérer autour de lui, quelques orphelins prévisibles du rapprochement Europe Ecologie - Les Verts... Qui peuvent-ils unir autour d'eux ?

En effet, dans tous les propos qui bruissent, il manque pour moi quelque chose d'essentiel : quel est le contenu idéologique qui pourrait servir de base à l'unification centriste ? A priori, on pourrait dire : l'Europe, le libéralisme social (commun avec la droite du PS et une partie des gaullistes), et le goût du libéralisme politique (respect des institutions, pluralisme, rejet de ce qui ressemble au pouvoir personnel). Pour l'instant, on n'a pas entendu parler de tout cela. Les centristes les plus explicites se disent "sociaux" : peuvent-ils vraiment s'attribuer le monopole de ce qualificatif ? Les apprentis leaders d'un rassemblement centriste devraient, de ce point de vue, mettre en avant leur conception du centre, tout en disant clairement s'ils sont centre gauche ou centre droit (ce qu'on peut difficilement attendre des survivants du modem).

Si le centre veut qu'on compte avec lui, il faudrait savoir quelles sont ses demandes, et pour cela, quelles sont ses priorités. On attend donc un manifeste, un programme, une plate-forme. J'allais dire : "quelque chose, quoi )". L'habitude prise du silence, ou du renvoi dos-à-dos des grandes formations politiques, paraît avoir privé cette famille politique de toute lisibilité. Il est bon de vouloir être quelque chose, mais pour cela il faut déjà savoir ce que l'on veut être et plus profondément encore ce que l'on veut faire.

Je crois que dans les batailles qui s'annonce, chaque famille devra répondre à la question suivante : "où voulez-vous emmener ce pays?". Quelle place voulez-vous pour lui en Europe, dans la mondialisation ? ("La première!" ne sera pas une réponse suffisante.) Que pensez-vous de ses institutions, de l'évolution qu'elles ont ou non connue ? Ici, on attendra une réponse solide et balancée, capable de se décliner en réformes ou en vigilance. Où sont pour vous les forces inemployées jusque là ? Les recettes qui marchent et celles qui ne marchent plus ?

Quelle que soit la qualité du résultat, les socialistes et les gaullistes fourniront au moins des ébauches de réponse à ces questions. Les centristes ne peuvent se contenter de les critiquer.

Au total, j'avoue rester pour l'instant sceptique face au(x) centre(s) français, et aux centristes indignés qu'on se passe d'eux sans qu'ils nous montrent vraiment en quoi leur semi-éviction est une grosse perte.

jeudi 4 novembre 2010

La politique désenchantée : une mauvaise chose ?


Un long échange sur facebook, à propos du précedent post. Je m'en étais pris au slogan du Parti socialiste en 1981, "changer la vie", en m'étonnant du nombre de nos concitoyens qui croyaient encore (ou voulaient croire, car il y a des convictions chancelantes) que telle pouvait être la mission de la politique. Un de mes correspondants avait une lecture plus modérée que la mienne du slogan, et le rattachait au projet d'améliorer la vie des gens. Un autre pensait que le véritable objet était de changer non pas la vie mais l'homme. Tandis qu'une correspondante penchait plutôt pour "changer la société", une autre disait qu'au fond, le problème était que la politique n'améliorait les choses qu'à la marge en se bornant à gérer, et que cela était difficile à vendre à l'opinion. Et puis, était posée la question de ce rythme démocratique qui alterne espérances et désenchantements.

Qu'un échange comme celui-là ait lieu sur le statut même du politique, en gros sur sa marge de manœuvre, révèle peut-être, à notre petit niveau, et dans sa richesse même, une des racines de la morosité française. Je pense que nous avons, dans ce pays, beaucoup réfléchi sur le fascisme, sur le nazisme et sur leur nocivité, ce qui est une chose excellente dans la mesure où cela aboutit à un "plafonnement" obligé du racisme, et à des réactions assez saines quand tel ou tel groupe se trouve stigmatisé - quand bien même racisme et antisémitisme sont toujours aptes à trouver de nouveaux visages.

Inversement, je pense que nous n'avons pas mené une réflexion de même ampleur sur le bilan du communisme. Bien sûr, elle a existé, sous la forme très intellectualisée du Passé d'une illusion de François Furet (sous-titré Essai sur l'idée communiste au XXe siècle et paru en 1995), dans le débat très vif autour du Livre noir du communisme. Elle a surtout touché, à mon sens, la génération qui avait un temps communié à l'idée révolutionnaire quand celle-ci avait encore une once d'effectivité historique, et qui faute d'une URSS encore vendable, s'était prise de passion pour la Chine, l'Albanie, le Cambodge, le Vietnam, ou, en version plus soft, la Yougoslavie. Mais tout cela a vite semblé appartenir au passé : la France n'a jamais connu de pouvoir communiste, si des communistes ont parfois participé au gouvernement, elle a regardé à la télévision la chute du mur de Berlin, et n'a jamais eu, à la différence des Etats-Unis, le sentiment d'avoir gagné la guerre froide.

Bref, faute de se sentir concernée directement, la France n'a pas vu se développer une réflexion que pourtant l'expérience communiste aurait dû favoriser : une réflexion sur les limites (pour ne pas dire plus) du volontarisme politique. Sur ce que cela coûte de ne pas laisser respirer la société civile. Sur la somme de violence qu'il faut entasser quand on entreprend de transformer de fond en comble le mode de fonctionnement d'une société. Sur l'incapacité d'un développement planifié de l'économie à l'heure des sociétés de l'information. Sur les dangers de l'enchantement politique. Sur la manière dont la concentration du pouvoir et la myopie idéologique permettent de vider de leur contenu des idéaux démocratiques dont on conserve l'enveloppe. Il est tout de même extraordinaire que le bilan d'une aventure qui a coûté la vie à plusieurs dizaines de millions de personnes (Chine incluse) soit d'amères complaintes sur les illusions perdues et les bonnes intentions qui auraient été mal mises en œuvre.

La confusion entre la sensibilité démocratique et le pouvoir transformateur de l'Etat était aussi en France ancrée plus profondément que cela. Alors même que sous la coupe d'Alain Madelin, le libéralisme, à droite, prenait la forme d'un marxisme retourné et caricatural, la marginalisation des libéraux (même sociaux) par les gaullistes , l'étouffement de la "deuxième gauche" plus sociétale qu'étatiste dans les années 1970 et 1980 n'ont pas fait beaucoup de ronds dans l'eau. Je pense aussi que paradoxalement, l'effondrement du marxisme, dans ce contexte, a réenchanté une partie de la gauche : plus besoin d'analyser la société, de regarder l'évolution des classes sociales, de scruter le capitalisme ou au moins de faire semblant : les bonnes intentions et le refus du monde tel qu'il est suffisent.

C'est que pour beaucoup, la politique habite un "autre monde", qu'elle est quelque chose qui doit venir d'ailleurs et nous soulever. Je sais bien que la lucidité politique est parfois amère, qu'elle nous expose souvent à dire des choses désagréables à entendre, mais je me demande ce que nous avons fait de l'héritage des lumières : "Ose te servir de ton entendement", dit Kant en 1784 quand il répond à la question "Qu'est-ce que les Lumières?". Non pas : "fais-toi enchanter".

Personnellement, j'avoue ne pas souhaiter que la politique "change ma vie" ni ne "change l'homme" en moi, et je ne lui fais pas confiance pour cela. J'ai parfois l'impression qu'en ce moment, sur tout l'échiquier politique, la peur est tellement dominante que les rêves de s'abandonner aux promesses des uns et des autres semblent un alcool désirable. Ne devrions-nous pas par dessus-tout désirer la lucidité, la responsabilité, et la souplesse pour pouvoir agir ? Cela ne peut-il se décliner en mesures concrètes ?

Peut-on faire semblant de croire à l'enchantement politique quand on sait que ce n'est qu'un enchantement ? Et quel est l'intérêt ? Voulons-nous de cette enfance perpétuelle ?

Au final : est-ce que la politique n'est pas avant tout là, au lieu de réorganiser les choses plus mal qu'elles ne le sont déjà, pour proposer des réponses ciblées (et concurrentes dans un cadre pluraliste) à des défis qui existent, dont les sociétés ont elles-mêmes, largement, conscience ?

mercredi 3 novembre 2010

Une désillusion recherchée ?


Les enchantements sont plus forts à distance. Nous avons tous vu, en 2008, des amis devenir fous d'enthousiasme à propos de Barack Obama. Il y avait certes de quoi se passionner : les origines du candidat, la perspective d'une rupture avec la politique de George W. Bush dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle ne soulevait pas l'enthousiasme en France, et puis ce que j'avais qualifié dans ce blog de "lyrisme démocratique", une capacité d'orateur et de communiquant, de la part du candidat Obama, à trouver les formules aptes à parler au coeur de l'électorat, et à donner chair à cette grande abstraction qu'est le peuple démocratique.

Une autre chose m'avait frappé alors : le contraste frappant entre l'enthousiasme de la gauche française et le contenu au fond très modéré du discours de Barack Obama. On ne pouvait reprocher au candidat de promettre l'impossible, et il était remarquable de voir qu'il allait chercher l'électorat sans trop se lier les mains par avance. Il semblait davantage porteuse d'une dynamique à la Kennedy que d'un bouleversement total.

On pouvait d'avance voir les limites que son action pouvait avoir : deux guerres à mener, en Irak et en Afghanistan, un Proche-Orient où la paix manque d'avocats sur place, tant le conflit israelo-palestinien est sérieux et enraciné, la crise financière à surmonter - et le "surmontage" à financer ensuite. La difficulté de faire passer des réformes de santé (même avec une majorité démocrate au Congrès) : Kennedy s'y était cassé les dents pour Medicare et Medicaid, et c'est son successeur Johnson qui avait réussi le tour de force parlementaire.

Quelques observateurs en France ont aussi critiqué l'indifférence de la nouvelle administration pour la question des droits de l'homme en matière diplomatique, et y ont vu une manière excessive de prendre le contrepied du côté "croisade pour la démocratie" de la politique Bush.
Cependant, il est curieux de voir des analystes se présenter en déçus d'un candidat qui n'avait pas promis la lune, malgré son "Yes we can".

Peut-être au fond l'enthousiasme des Français pour Obama venait-il d'un besoin d'aimer l'Amérique, de l'impression de retrouver une Amérique plus ouverte, moins arrogante. D'un besoin de rêve aussi, d'une projection sur les Etats-Unis de l'attente de l'homme providentiel. Du symbole, sans doute. Le curieux a été de les voir s'imaginer que tout cela allait suspendre les contraintes qui pèsent sur les politiques extérieure et intérieure américaines.

Péguy disait que la démagogie reposait toujours sur l'exploitation de l'idée de miracle. Je ne crois pas qu'Obama ait mis en oeuvre cette exploitation. Par contre, je crois qu'au fond beaucoup de nos contemporains, singulièrement parmi les intellectuels, n'acceptent pas le désenchantement de la politique, et voient des miracles là où on ne cherche pas à leur en montrer. Le lyrisme démocratique d'Obama était simplement une manière à la fois intelligente et dynamisante de chercher l'adhésion populaire. Laissons-le affronter les difficultés du pouvoir, et les renversements d'opinion : la retombée dans la réalité et ses problèmes était inévitable.

Le mystère n'est pas là. Il est dans la réponse à cette question : comment se fait-il que tant de nos concitoyens croient encore que la politique peut, pour reprendre une vieille formule, "changer la vie" ?

mercredi 27 octobre 2010

Sortie de crise ou retour à 2002 ?


On commence à entendre la formule rituelle : « le mouvement va prendre d'autres formes ». Traduire : le mouvement se finit mais nous ne le dirons pas, de peur de hâter la démobilisation. Sauf incident grave jamais souhaitable et toujours possible, les vacances de la Toussaient aidant (elles ont donné la mesure de la profondeur de l'engagement lycéen) nous devrions connaître, comme on dit, une « sortie de crise ».

Quelques amendements au projet, une grande concertation pour l'évolution du système des retraites en 2013, la démonstration que des syndicats même très minoritaires peuvent être assez longtemps soutenus par l'opinion – quand bien même on aimerait en savoir plus sur le chiffrage des manifestations, on ne peut pas dire que le bilan de cette mobilisation est nul du point de vue de ceux qui l'ont soutenu.

Je ne suis donc pas sûr du perdant-perdant que l'on nous annonce partout. Nicolas Sarkozy, en ayant « tenu bon », peut reconquérir une partie de l'électorat de la droite et du centre. Si le travail collectif et les réformes de fond ne sont pas son fort, on ne peut lui nier un certain courage, qui a pu donner d'heureux résultats en certaines occasions (lors de sa présidence européenne, ou lors de la crise financière). Il a encore dans sa manche la carte trop tôt montrée, mais pas encore jouée, du remaniement.

Le parti socialiste peut-il tirer partie de la situation ? Rien n'est moins évident. Son projet ne diffère pas substantiellement de celui du gouvernement, avec un gros flou sur la nature du financement fiscal ; il n'est manifestement pas prêt à abroger une réforme qu'il se contentera de brosser. Son candidat pour l'heure le plus crédible, à la tête du FMI, a d'ailleurs approuvé (ou dû approuver ?) la réforme. Il n'en va pas de même du Front de gauche, qui pourrait se donner la posture d'héritier du « mouvement ».

Une chose est certaine : on va vers un nouvel éclatement du paysage politique, qui pourrait bien au premier tour, en 2012, faire le jeu du président actuel. Redisons-le : le système des primaires adopté par le parti socialiste est suicidaire, tant il empêche l'émergence d'un projet crédible à gauche. Quant au centre, il reste en miettes, et le devenir du centre gauche est largement conditionné par celui d'Europe Ecologie qui tente une périlleuse symbiose avec les Verts.
Je me demande désormais si 2007 a vraiment exorcisé 2002. De ce que les Français ont pu enfin suivre une vraie campagne électorale, on en avait vite conclu que le lien était renoué entre les politiques et l'électorat et que les forces gouvernementales retrouvaient du crédit. Mais il ne faut pas oublier que, fondée en 2002, L'UMP n'a pas réussi à intégrer le rassemblement durable de la droite et du centre. Que le Modem n'était pas vraiment une force gouvernementale et que François Bayrou a fait un bon score au premier tour avec un discours d'une étonnante véhémence pour un centriste. Que le parti socialiste et sa candidate bénéficiaient d'un « vote utile » et du souvenir de 2002. Qu'enfin la synthèse des droites opérée avec maestria par Nicolas Sarkozy en 2007 est un fusil à un coup, car elle ne peut résister à l'exercice du pouvoir, ni à la désillusion des électeurs populaires du Front National.

Il faut donc nous faire au fait qu'à nouveau, comme en 2002, rien ne fédère vraiment une fraction importante de l'opinion, et que les grands courants de celle-ci ne sont que des courants de rejet, dont l'unité est factice et la motivation autant individuelle que civique. Les quelques atouts conquis par les uns ou les autres ne les porteront pas jusqu'au prochain mandat présidentiel.

vendredi 22 octobre 2010

Où les emmenons-nous ?


Dire aux lycéens qu'ils ne savent rien et qu'ils sont trop jeunes pour s'exprimer, c'est sans doute le plus sûr moyen de les jeter dans la rue. On oublie trop souvent , surtout à droite, que les questions de dignité sont fondamentales dans tous les mouvements sociaux, et qu'elles sont au moins aussi mobilisatrices que les questions d'intérêt. Cela dit, le simplisme de certains slogans terrifie. Voir resurgir l'idée selon laquelle les départs massifs en retraite libéreraient massivement des emplois, selon laquelle il y aurait un "gâteau" de stocks d'emploi qu'il faudrait simplement partager, c'est tout de même très décourageant.

Je me demande souvent si nous tous, qui travaillons en "sciences humaines", mettons assez en avant les choses que l'on sait, sur lesquelles tous sont d'accord. On ne trouverait pas un économiste pour défendre cette théorie du gâteau, de même qu'il suffit de lire la presse économique ou les pages économiques des grands quotidiens, voir d'écouter la radio ou de regarder la télévision, pour savoir que les choses ne marchent pas ainsi. Les pays développés où on travaille le plus longtemps sont ceux où le chômage des jeunes est le plus faible, on rougit d'avoir à rappeler cela.

On parle beaucoup de "dialogue" en ce moment. Un bloqueur du centre de Clignancourt (Paris IV) m'expliquait même sans rire qu'il avait fallu qu'il bloque le centre pour que nous puissions discuter et réfléchir. J'ai déjà dit dans ce blog tout ce qu'il manquait en terme de dialogue dans la démarche du gouvernement. Oui, un grand round de négocation avec les syndicats, une rencontre officielle et globale avec les partis d'opposition, quand bien même tout cela aurait abouti pour le gouvernement au constat que, définitivement, il n'y avait pas d'autre moyen que "d'y aller tout seul", cela aurait solidifié la démarche et peut-être amélioré la réforme. Maintenant, l'heure est passée ; politiquement, et pour reconquérir l'électorat de la droite classique et du centre, le gouvernement a même sans doute intérêt à tenir bon, dès lors qu'il n'y a pas de morts... Le maintien de l'ordre devient un enjeu à la fois délicat et politique. Le temps du dialogue est sans doute passé, et c'est dommage qu'il n'ait pas eu lieu.

Cela dit, le dialogue suppose une référence commune minimale au réel. Nous pouvons discuter des manières de régler le problème des retraites s'il est clair qu'il y en a un. Si l'on suit les analyses de l'excellent spécialiste du monde syndical Michel Noblécourt, un tel consensus sur le problème existait au moment où le gouvernement élaborait son projet. Or, précisément, les lycéens et certains des étudiants (les plus radicaux) entrent dans ce mouvement à partir d'un déni du réel. On leur reproduit en petit, et en plus mesquin parce que c'est pour eux qu'ils se battent, pas pour les opprimés de la terre, l'expérience des soixante-huitards : croire que le réel est plastique et se plie à nos désirs, croire qu'il suffit de contester pour que tout s'arrange. On ne les politise pas : on leur vend la politique pour ce qu'elle n'est pas. Sous la fête du blocage, la gueule de bois prend racine. Contester sans penser, c'est le chemin le plus court vers le cynisme ou l'amertume.

Telle qu'elle est, la situation se prête plus aux grandes oppositions schématiques qu'au dialogue. On commence à voir resurgir, du côté des partisans même mitigés de la réforme, l'idée que la France serait irréformable. La une de L'Express va dans ce sens. Je crois qu'il faut refuser ce diagnostic. Dans le passé, la France s'est déjà réformée et elle se réformera encore... Ce genre de propos me fait penser à certains collègues qui arguent du "niveau" trop faible des étudiants pour justifier d'avance les échecs de notre enseignement. Revenons aux lycéens : avons-nous vraiment envie de faire croire à cette génération qu'il n'y a le choix qu'entre des réformes peu enthousiasmantes et l'enlisement dans le négatif contestataire ? Ce serait deux manières d'affirmer que la politique est morte. Il est certain que ce qui reste à construire, à gauche ou à droite, c'est un projet capable de donner au pays des orientations, qui mêle le nécessaire et le souhaitable. Pour le faire, il faudrait sans doute commencer par aimer ce pays et croire en lui. Cesser de n'offrir à la France que le choix entre s'aligner sur l'ensemble des pays développés ou cultiver frileusement son "exception". Mais le rapport des politiques et des intellectuels à la réalité nationale est une question bien vaste, sur laquelle nous reviendrons...

La politique, surtout la politique qui se veut progressiste, c'est une manière à la fois d'accepter le réel, de chercher à le connaître, à s'informer de toutes les manières, et une manière de guetter les possibilités d'amélioration, un art du possible et un art du souhaitable. La contestation pure, sans rapport au réel, ce n'est pas de la politique. C'en est la caricature. Ceux qui veulent la mobilisation lycéenne ou qui la soutiennent en l'état, croient favoriser une politisation ; c'est en fait à une "dérépublicanisation" qu'il procèdent. Mépris de la loi, absence de projet, pessimisme noir, absence de pensée du progrès, pensée sloganique plus que goût du dialogue, refus de penser la société moderne dans sa spécificité : rien de tout cela ne relancera, au fond, le débat/droite gauche.

mercredi 13 octobre 2010

Ce qui était évitable et ce qui ne l'était pas...


Dans les manifestations actuelles, il y a ce que le gouvernement aurait pu éviter et ce qu'il n'aurait pas pu éviter.

Commençons par la nécessité, qui tient la place de Dieu pour les politiques comme pour les historiens.

Nécessité financière d'abord, surtout en économie ouverte où les possibilités de fiscalisation du capital sont très limitées. Le déficit de l'Etat, qui finance lui-même le déficit des caisses de retraites, rend le statu quo intenable.

Contrainte politique : le plus souvent, faute d'un projet capable de coupler le nécessaire et le souhaitable, la gauche laisse la droite faire les réformes d'adaptation tout en les contestant et en ne revenant dessus, ensuite, qu'à la marge. Si la droite a peur depuis 1995, la gauche modérée aussi, qui craint d'être débordée. Le fait que le PS s'aligne désormais plus sur la CGT que sur la CFDT en dit long : la CGT, ou le modéré Thibaud a du fil à retordre avec un Le Reste plus dur, est elle-même tiraillée entre le réformisme négociateur et la contestation cherchant l'épreuve de force.

Ce qui était évitable : tout d'abord, faire croire que cette réforme est suffisante pour rééquilibrer le système, ce qui n'est manifestement pas le cas. Ensuite, l'arrogance tranquille d'Eric Woerth, sûr de sa compétence et que je n'ai pas même entendu remercier, alors même qu'il se présentait comme un nouveau Dreyfus, le président et le premier ministre d'un soutien qui pourtant leur coûte politiquement très cher.

Surtout, il aurait fallu laisser aux syndicats le bénéfice des avancées sur la pénibilité, au terme de négociations.

Aucun leader de confédération ne peut se présenter devant ses adhérents en disant qu'il faut accepter un texte qu'il n'a pas fait modifier. De même, la brièveté du débat parlementaire prête le flanc pour une réforme aussi lourde. Il est trop facile de dire que le camp d'en face ne se prête pas à l'entente quand on se borne avec lui à des rencontres informelles et des débats tronqués.

Il est curieux de cumuler l'intransigeance des combats ultimes et le goût des demi-mesures. Il faudra d'autres réformes du système de retraite, on peut craindre que la méthode adoptée ne les rende encore plus difficiles. Cela dit, ce n'est pas comme si nous avions le choix entre une demi-douzaine de projets crédibles. N'empêche : depuis l'échec du référendum de 2005, on pourrait penser que les réformateurs auraient fini par comprendre tout ce qu'il en coûte de mettre en scène et de radicaliser un face à face "raison vs démagogie".

jeudi 7 octobre 2010

La sécularisation, une exclusivité occidentale ?


Une conversation avec mon ami Dominique Avon mercredi matin rue des Saints-Pères. Il a sur sa table un exemplaire du Coran en arabe, et s'étonne, à bon droit, qu'un bon spécialiste occidental de l'Islam ne fasse pas le parallèle entre le verset coranique affirmant que Dieu est le seul juge et le seul souverain, et l'affirmation de saint Paul selon laquelle "tout pouvoir vient de Dieu".
Quand je dis "s'étonne", je devrais plutôt dire qu'il s'attriste. Il sait bien, pour avoir travaillé sur ces questions, à quel point nombre d'esprits cultivés préfèrent s'en tenir à l'opposition entre un monde chrétien où la sécularisation coulerait de source et un monde musulman qui ne pourrait que se la voir imposer...
Je repense à mes cours sur la condamnation de Lamennais en 1832 par le pape Grégoire XVI fustigeant la liberté de la presse et la liberté de conscience, au Syllabus de 1864 combattant toutes les formes de sécularisation, et au retournement final de... 1965 où, par l'adoption de la célèbre "Déclaration sur la liberté religieuse", le concile Vatican II entérine le ralliement du catholicisme a un point fondamental du libéralisme politique.
Il est décidément trop simple de voir dans le christianisme la "religion de la sortie de la religion", comme le fait parfois Marcel Gauchet. Le même n'indique-t-il pas d'ailleurs que ce fut l'Etat qui fut le principal agent de la sécularisation ? Ici encore, une pensée du progrès lent nous manque. La sécularisation fut progressive, complexe, diverse en Occident et le vieux rêve de la supériorité du pouvoir spirituel a perduré longtemps.
Non, ce n'est vraiment pas comme si tout cela avait été simple, comme si nous étions sortis absolument indemnes de l'affaire (quid des formidables "religions séculières" ou "religions politiques" que furent le fascisme et le communisme?), comme si nous avions trouvé du premier coup et définitivement l'équilibre entre l'affirmation de la liberté de conscience et le respect (minimal) des traditions religieuses. Les autorités ecclésiastiques n'ont accepté cela qu'en dernier recours, avec parfois bien des arrière-pensées, et alors, alors seulement, elles ont réinterprété le christianisme et y ont trouvé des ressources pour donner sens au phénomène, à leur manière, et surtout pour accepter ce qui s'était produit. On cherche en vain les traces d'une évolution purement autonome de la religion chrétienne à ce sujet.
Une pensée qui prend en compte l'épaisseur de l'Histoire rend moins sévère le jugement sur le monde musulman, et surtout ouvre la porte à des pensées plus subtiles ; elle refuse d'emprisonner toute une partie de l'humanité dans une impossibilité proclamée. Les traditions sont évolutives, elles s'adaptent, elles sont le théâtre de luttes de tendances, quand bien même elles aiment à se présenter comme unifiées, monolithiques. L'essai à paraître au début de l'année prochaine, l'essai ultime de Thierry Wanegffelen, son testament intellectuel, Le roseau pensant. Essai sur la ruse de la modernité occidentale, en dit long sur les chemins tortueux de l'affirmation de l'individu moderne, sur tous les asservissements qui le guettent. Je crois profondément que si les historiens ne se condamnaient pas si souvent à l'étude indéfinie du détail, ils auraient bien des choses à dire à ce propos.

vendredi 24 septembre 2010

Sur l'identité de la gauche


Décidément, l'examen du "cas François Hollande", joint aux discussions avec Ismaël Ferhat, qui fait partie de la nouvelle et prometteuse génération des jeunes historiens du socialisme, n'en finissent pas de me faire rebondir sur la question de la situation de la gauche française. J'ajoute à tout cela un nouvel ingrédient, la lecture des mémoires de Tony Blair.


La définition de la gauche est un sujet inépuisable, et capital pour un commentateur de la politique française : la gauche y bénéficie, du fait de la tradition républicaine, et aussi de l'empreinte (le terme est faible) de la Révolution française, d'une légitimité très forte, phénomène que, sous la IIIème République, Albert Thibaudet avait qualifié, en partant du latin, de "sinistrisme".


S'il s'agit de définir la gauche autrement que par le rassemblement des "bons citoyens", ce qui serait le symétrique du "parti des honnêtes gens" que les conservateurs invoquaient régulièrement au XIXème siècle, il faut en effet revenir à l'idée de progrès. Cette idée est très présente dans le livre de Tony Blair. Quand l'ancien Premier ministre évoque le projet du New Labour, et la tâche à laquelle il s'était attelé de moderniser le travaillisme britannique, il emploie souvent, pour désigner les militants et les partis de gauche, le terme générique de "progressistes". Et chez lui, la croyance au progrès est fondamentale, bien plus qu'on ne pourrait l'attendre chez ce modéré.


Le progressisme a chez nous mauvaise presse, parce que l'on voit souvent les progressistes comme des "ravis de la crèche", croyant que tout va tranquillement, spontanément vers le mieux. Chez Tony Blair, il s'agit d'une foi dans le progrès humain, au sens où les changements à l'oeuvre dans l'Histoire seraient gros de possibles positifs. Mais à une double condition : ne pas nier ces changements d'une part, essayer d'en tirer le meilleur parti d'autre part. Les partis progressistes seraient donc exposés à un péril mortel : celui de se figer dans leurs espérances du passé et de divorcer d'avec l'Histoire telle qu'elle va. De ne pas tenir compte non seulement de la nouvelle donne sociale, mais des nouvelles aspirations des citoyens, qui, elles aussi, évoluent.


En ce cas, croire au progrès humain, ce serait croire qu'un examen attentif des évolutions de la société, et des conséquences des réformes heureuses du passé, serait le préalable indispensable de toute démarche réformatrice authentique. Les progressistes eux-mêmes auraient donc en permanence à faire le tri des revendications ou des idées obsolètes pour réasseoir leurs projets dans le réel et trouver de nouveaux soutiens. Refuser cette démarche, ce serait au fond refuser le progrès, et transformer des forces progressistes en forces, osons le terme, "autoconservatrices", qu'une crispation identitaire isolerait progressivement du monde comme il va.


Cette analyse a pour moi la grande vertu d'expliquer comment une partie de la gauche peut devenir conservatrice, sans même que la droite ne soit devenue particulièrement progressiste. Une semblable évolution laisserait à la droite la charge de procéder aux "réformes d'adaptation" qui sont le propre des partis conservateurs, au sens britannique de ce dernier terme, sans les coupler avec des réformes plus radicales, posant de nouveaux principes.


D'où l'importance accordée par Tony Blair (et par de nombreux observateurs) à l'abolition de la "clause IV", dont l'origine remontait à 1917, stipulant que le Labour visait à socialiser et nationaliser l'économie. Quel était le sens de ce maintien après 1989, au moment où la Chine elle-même avait renoncé à une telle ambition ?


La question est bel est bien, pour la gauche comme pour toutes les familles politiques, le piège de l'identitaire : face aux électeurs, faces au nécessités de l'action, l'important, est-ce ce que je suis, ou ce que crois et ce que je fais ? L'important, est-ce de proclamer, "nous, la gauche, sommes le progrès, nous le représentons de droit", ou de dire, "nous croyons au progrès", afin d'ouvrir le débat sur les conditions de celui-ci ?


En dernière analyse, c'est toujours en politique d'une vision de la société qu'il s'agit, et de la perception que nous pouvons avoir de son mouvement spontané, de ce par quoi elle outrepasse tous les projets volontaristes. Il est difficile de rester progressiste en estimant que ce mouvement spontané est mauvais, parce que le terme logique de cette démarche serait finalement de renoncer à l'idée de progrès : si ce dernier n'est pas au moins un possible de la société, comment la politique pourrait-elle en être l'accoucheuse ou l'accompagnatrice ?

mercredi 22 septembre 2010

Du leadership au parti socialiste


J'étais sévère la fois dernière pour François Hollande. La déception a de ces entraînements... Mais il est vrai que quand on cherche à commenter la politique du point de vue des "hommes de bonne volonté", c'est-à-dire en supposant dans un premier temps que toutes les familles politiques rassemblent des femmes et des hommes qui veulent sincèrement le bien commun, et qu'avant de formuler des jugements, on s'attelle à rendre compte des projets, on enrage parfois devant les bâtons que certains partis mettent dans leurs propres roues, et de voir les plus lucides de leurs dirigeants en ajouter d'autres.

Le parti socialiste actuellement étouffe de ne pas organiser franchement à la fois la concurrence des hommes et des programmes. La mystique du parti-Eglise, forme anticipée de la communion à venir de l'Humanité a conduit le PS à refuser jusqu'aux conditions d'un véritable leadership.

Personne actuellement ne vient au PS pour soutenir Dominique Strauss-Kahn, pourtant populaire, ni François Hollande, ni Benoît Hamon, ni Arnaud Montebourg, parce que tous sont conduits à un moment donné à dire la même chose, dès lors qu'ils veulent l'onction du parti. Ils tentent tous, à un moment ou à un autre (celui de "DSK" n'est pas encore venu) d'assumer une sorte de "ministère d'unité du parti", et se retrouvent dans la position du Pontife romain qui suscite force réactions dès qu'il sort d'une phraséologie vague et rassurante. Le PS pense, avec les primaires, avoir organisé la compétition des hommes. Il oublie que celle-ci est sinistre dès lors qu'elle ne correspond pas à une bataille d'idées.

Un grand parti devrait voir s'affronter des leaders, entourés de leurs équipes, défendant leurs programmes et leurs propositions. Le vainqueur, moyennant quelles concessions, constitue une majorité et fixe la ligne directrice du parti. La minorité, pendant ce temps, attend son heure et les échecs de la majorité pour en prendre le contrôle.

François Mitterrand avait constitué en 1971, au Congrès d'Epinay, une majorité sur une ligne simple : l'union de la gauche. Il a pu le faire en grande partie parce qu'il venait de l'extérieur du nouveau parti socialiste fondé en 1969, et avait capitalisé en 1965 une crédibilité en tant que candidat de la gauche unie, plaçant Charles de Gaulle en ballotage. Cette personnalité extérieure, aujourd'hui, n'existe pas. C'est du PS que doit sortir la majorité, et elle ne sortira que si des projets de programmes s'affrontent.

Or, nous marchons vers l'élaboration d'un programme attrape-tout (comment faire autrement quand le parti l'élabore en recherchant l'accord le plus large possible) et une compétition tardive (malgré les recommandations de François Hollande) donnant très peu de temps au candidat pour livrer et faire valider son interprétation du programme du PS, comme pour constituer ses équipes. La question même des alliances est retardée.

Les socialistes peuvent tout de même être portés au pouvoir par le rejet de la majorité présidentielle. Il est vrai que de ce côté-ci, on peut se préoccuper de la déliquescence de l'UMP, qui n'est vraiment une surprise que par son ampleur. En 2002, alors qu'il s'agissait de rassembler "la droite et le centre", on avait vu Alain Juppé refuser la constitution de tendances, ce qui laissait mal augurer de la suite.

Mais une chose pour le PS est d'être porté au pouvoir (ce qui est loin d'être fait), une autre d'avoir profité d'une longue cure d'opposition pour se refaire une santé idéologique. Je me demande d'autre part si un autre mal insidieux n'affaiblit pas le principal parti d'opposition. Il pourrait bien être victime de la décentralisation qu'il a initié en 1982 : entre être président de région, président de Conseil général, maire d'une grande ville et ministre sous la Vème République, le choix est vite fait pour beaucoup. Au lieu de permettre la constitution d'un réservoir de talents, la décentralisation jointe au cumul des mandats permettent à nombre d'élus d'avoir une stature nationale, voire internationale, sans participer vraiment à la guerre des longs couteaux qu'est toujours plus ou moins la politique nationale.

La crise des forces gouvernementales n'est donc pas terminée, comme on le croyait un peu naïvement en 2007. Elle ne pourra se poursuivre indéfiniment, mais comme on aurait envie de transférer de droite à gauche le goût des discussions internes et de droite à gauche la culture du leadership...

mercredi 15 septembre 2010

Quand un esprit libre se normalise


Dans le public, sur le plateau de « C politique », dimanche soir, j’écoutais François Hollande. J’avais commenté dans mon blog, longuement, son livre d’entretiens ; j’y trouvais une pensée réformiste et modérée, souvent plus audacieuse qu’il n’y parait, et qui parfois me laissait perplexe, en particulier devant certaines concessions, certains survivances. Plus encore, la manière de justifier toujours l’indécision par la situation du moment, le refus constant de prendre le taureau par les cornes me faisaient douter de la possibilité pour cet analyste fin de jouer un véritable rôle politique (autre que celui de premier secrétaire faisant cohabiter des ennemis de toujours) sur le plan national.

La finesse, on l’a retrouvé sur un point, quand François Hollande réagissait à la politique menée contre les « Roms ». Une politique d’immigration, comme une politique sécuritaire, disait-il en substance, doit strictement être menée dans le cadre de la loi. Rien ne nécessite de sortir de ce cadre. Le tout simplement et juridiquement argumenté. Une position à la fois modérée et ferme, solide.

Le reste était décevant. Nul n’avait su plus que François Hollande dans son livre pointer la grande faiblesse du socialisme des années 1980 et suivantes : l’incapacité à rendre compte sur le plan idéologique du tournant de 1983. Le maintien subséquent d’un radicalisme verbal que rien, dans les faits, ne venait corroborer. L’impression donnée d’une capitulation honteuse devant le réel existant, sans rebond. Dimanche soir, ce sont les réflexes du premier secrétaire qui ont repris le dessus. On avait l’impression sur la plupart des sujets d’une panique tranquille de bon élève : ne rien dire qui pourrait faire douter de la capacité du futur candidat Hollande à représenter l’ensemble du parti socialiste, surtout, ne rien dire de trop, et parfois, ne rien dire du tout.
La réforme des retraites ? Le gouvernement s’y prend mal, il faut faire autrement. Rien contre l’oukase de Ségolène Royal, qui, sans mandat de son parti, sans consulter personne, a proclamé que le PS rétablirait la retraite à soixante ans. Une occasion de se démarquer perdue… Oui, nous la rétablirons, mais pour ceux qui auront leurs 41 annuités : les manifestants l’entendent-ils ainsi ? Il faut manifester, s’exprimer au Parlement, et attendre. Cela se tient si l’on avait un projet alternatif crédible : or, François Hollande propose tout simplement de glisser de deux ans les âges prévus par la réforme, 60 au lieu de 62, 65 au lieu de 67, et de financer tout cela par l’impôt. Plus de recettes pour plus de dépenses dans un système déjà déséquilibré… Pas de chiffrage, pas de plan d’ensemble. Cet homme travaille-t-il seul ?

Qu’est-ce qu’être de gauche ? demande l’interviewer. C’est trouver qu’il est juste de payer ses impôts. Le parti socialiste est républicain, mais il pense qu’il est le seul à pouvoir faire vivre vraiment les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. Un moment, François Hollande distingue l’égalité de l’égalitarisme : on l’attend ici, il ne s’appesantit pas. Un parti peut-il uniquement vivre en proclamant que ses sympathisants sont de meilleurs citoyens que les autres ? On en doute. Sur le plan de la morale, ceux-là seraient plus égaux que les autres...
Les intellectuels sont-ils critiques vis-à-vis du PS ? On attend une réaction vive. Point. Les politiques prennent des décisions, les intellectuels commentent et ne proposent rien. Bon. Pas faux… Mais entre les deux, il y a l’idéologie d’un parti, au sens le plus neutre du terme. Il y a les programmes qui doivent être en phase avec cette idéologie, quitte à réexaminer les uns et l’autre. Mais il parait plus simple de définir « la gauche » que le socialisme moderne. Le silence était dimanche assourdissant.

En fait, nous sommes là en face d’une grande difficulté des adversaires de Nicolas Sarkozy. François Bayrou l’avait senti, mais n’y est pas resté, tout à sa « rencontre d’un homme et d’un peuple » : le gouvernement est très vulnérable par son mépris des institutions, son peu de souci des contre-pouvoirs, le peu de considération vis-à-vis des contraintes juridiques.

Il existe une tradition qui serait mobilisable : celle du libéralisme politique. Mais le mot est piégé ; Bertrand Delanoë en sait quelque chose. Peut-être que le modéré François Hollande, oubliant qu’il a été premier secrétaire, pourrait y chercher la charpente intellectuelle qui manque trop visiblement, pour l’instant, à son discours. Il ne suffit pas de proclamer qu’il faut des idées : quand on les trouve, il faut les défendre et les adapter à sa famille politique.

mercredi 8 septembre 2010

Paysage de rentrée


Le paysage politique de cette rentrée est en apparence assez décourageant ; ni le débat sur la politique sécuritaire, ni celui sur la réforme des retraites n'atteignent des sommets conceptuels. Sur ces points, j'ai été frappé par décalage du parti socialiste: alors que le discours de Grenoble, et, plus encore, les déclarations de Brice Hortefeux supposant un lien mécanique entre immigration et délinquance pourraient susciter une mise au point républicaine assez ferme, et que l'on attendrait même ici (pour une fois), la gauche « morale » et son rappel aux principes, les socialistes paraissent surtout soucieux, comme s'il s'agissait de corriger les erreurs de 2002, de montrer leur crédibilité en matière de sécurité, ce qui les condamne à des contorsions peu lisibles, sur le thème « nous sommes crédibles car nous aurons bientôt un programme crédible ».

De la difficulté pour une opposition de découpler le discours réactif, critiquant le gouvernement quand il prête le flan, et le travail d'élaboration d'un programme...


Sur la question des retraites, nous continuons d'errer dans le royaume du non-dit. Que veut dire « sauver le régime par répartition » quand en 2025 il y aura un retraité pour un actif ? La capitalisation ou le recours à l'impôt ne sont pas des solutions miracles, mais pouvons-nous les écarter ? L'horizon logique paraît bien être celui d'un système financé à la fois par les cotisations, la capitalisation et l'impôt, avec retard de l'âge du départ à la retraite. Sans compter la dernière solution, celle à laquelle on viendra peut-être à force de vouloir « sauver » un système qui ne peut l'être : une baisse des pensions quand on ne pourra plus faire autrement. Mais le flou prudent des tenants d'une « autre réforme » ne donne nulle prise au débat.


Pourtant, le paysage politique français est mouvant. Un espace est libre, et beaucoup voudraient s'y engouffrer.


François Bayrou affirmait l'autre jour à la télévision « représenter » ceux qui ne se retrouvent pas dans la politique de Nicolas Sarkozy et ne veulent pas d'un retour au pouvoir des socialistes. Voeu pieux. La construction politique du Modem est un échec avéré; tout au plus ce mouvement aura-t-il servi à faire entrer en politique une nouvelle génération.


Dominique de Villepin a des aspirations similaires ; sa réinscription à l'UMP le place dans une position de « droite alternative ». Pour reprendre le commentaire de Vivian au précédent post, il est certain qu'il ambitionne de reprendre à son compte le projet de fédérer la droite et le centre. Mais avec quelle crédibilité ? A la tête d'un parti qui n'est pas un parti, encarté dans un parti gouvernemental monolithique soutenant une politique qu'il dit désapprouver ? Les centristes ne sont pas des aventuriers, le suivront-ils ? Et quand ? Qui croit encore que Nicolas Sarkozy ne sera pas réinvesti par l'UMP en 2012 ? Il faudra bien jeter le masque... difficile finalement de bouleverser la donne hors de circonstances exceptionnelles.


Une autre concurrence, de plus de poids, émerge avec Europe Ecologie. L'introuvable centre gauche est peut-être bien en voie d'apparition. Cela n'est encore qu'une virtualité, mais sérieuse.


Les atouts : le couplage d'un discours environnemental avec l'acceptation de l'économie de marché, d'un libéralisme régulé, la perspective donc d'une écologie à forte crédibilité politique, dans la lignée des tentatives initiales de Brice Lalonde et de Corinne Lepage, mais avec une base militante plus large. La perspective d'offrir au parti socialiste une alliance de rechange, à la fois mordant sur le centre et incarnant une forme d'idéalisme.


Les handicaps : les rapports avec les Verts, la perspective d'une union qui enliserait le mouvement de Daniel Cohn-Bendit dans la mouvance écolo-protestataire et ferait fuir centristes et modérés de gauche; le fait qu'Eva Joly se lance beaucoup trop tôt dans une aventure présidentielle pour laquelle il faut bien plus qu'une respectabilité, alors même que Daniel Cohn-Bendit voulait négocier des sièges de députés avec le PS plutôt que d'avoir un candidat écologiste en 2012; le risque aussi de voir fuir les électeurs vers des modérés du PS, comme un Hollande ou, bien sûr, un Strauss-Kahn.


Bref, la course au centre continue; le Nouveau Centre n'y participe qu'imparfaitement, faute d'un véritable leader. Mais cette course n'existe que parce que l'UMP est un no man's land idéologique et le parti socialiste le royaume de la langue de bois à force de ne pas vouloir organiser la concurrence non seulement des personnes, mais des programmes. Rien ne dit que cet espace soit idéologiquement structuré, dans la mesure où les valeurs modérées (pluralisme, respect des institutions, débat courtois, valorisation de l'indépendance individuelle et de l'initiative) ne sont que tangentées par tous ceux qui aspirent à l'occuper.

mardi 20 juillet 2010

Les orphelins de la droite et du centre


Le compte-rendu fidèle (et en sympathie mesurée) de Cécile et le long (et plus critique) commentaire de Robin nous aident à dessiner les contours de la tentative Villepin et à évaluer sa portée.

D’abord, on voit bien ce qui peut faire adhérer, ce qui explique d’ailleurs les 6 000 participants au lieu des 3 000 attendus le 10 juin, et le fait que fort probablement, Dominique de Villepin pourra avoir ses 500 signatures : l’existence d’une sorte de quasi-parti, celui des orphelins du centre et de la droite. Esquissons une typologie de ces orphelins :

Les libéraux tout d’abord : ils sont une des composantes historiques du centre, mais ils ont été séduits souvent, comme le regretté Jacques Marseille, par la rhétorique sarkozyste de la rupture. Le culte du « passage en force » chez les libéraux pourrait sembler curieux, mais il exprime en partie leur désarroi, ancien, face à la démocratie, à son irrationalité. Cette irrationalité les inquiète quand elle est révolutionnaire et donne prise aux « démagogues », et les irrite quand elle est conservatrice alors qu’il leur semble depuis les années 1970 que le vent de l’Histoire souffle en leur faveur. La «rupture », c’était assommer l’opinion, prendre de vitesse la démocratie et les contrepouvoirs. Les libéraux ici oubliaient allègrement Montesquieu pour Milton Friedman, et goûtaient par avance les sombres délices du despotisme éclairé, mais dans une version « soft » où la communication remplace la contrainte brutale. Ceux-là, Bayrou ne pouvait pas les récupérer durablement, quand bien même il a envoyé des signaux vers eux au début de la campagne de 2007, en insistant par exemple sur le problème de la dette. Tout ce qu’il pouvait leur offrir était le goût des institutions et des contrepouvoirs, ce que précisément ils avaient mis entre parenthèses pour soutenir Nicolas Sarkozy.

Maintenant, ils sont disponibles : la « rupture » a été au mieux une inflexion. Au pire, elle s’est perdue dans les sables de l’entre-deux-tours et de la pseudo-technocratie du régime. Qui ira les chercher ? Certes pas François Bayrou, qui a tenté de bâtir son « centre » sur un fondement historique ultra-mince et à vrai dire plutôt inquiétant, celui du rejet jumeau du socialisme et du libéralisme. Dominique de Villepin ? On en reste, Cécile le montre, à un discours de volontarisme politique mâtiné de souci social qui est une marque de fabrique du gaullisme. La célébration de « l’exécutif fort », le recours à « l’homme providentiel », ne peut intéresser les libéraux qu’adossé à un programme de réformes économiques et sociales libérales, ce qui n’est pas le cas ici.
Les centristes sociaux ensuite, héritiers de la démocratie chrétienne version MRP. L’aspect social du discours, le projet, comparable à celui de François Hollande, de relever les impôts peut les séduire chez Villepin, et il le ferait encore plus s’il était associé à l’idée de rigueur dans les dépenses (mais l’ancien premier ministre ne va pas aider ici le gouvernement en adhérant à un tel projet). Chez François Bayrou, ils se sont trouvés noyés par les écologistes, qui finalement vont retourner chez eux en emportant les meubles. Ils gardent cependant une implantation. Comme on le lit dans le dernier numéro de Commentaire, les seuls candidats du Modem qui n’ont pas connu une humiliation complète aux régionales sont issus de leur rang. Ils seront preneurs de tout ce qui semble plus « social » que Nicolas Sarkozy ; par contre, si François Fillon se montre, ils hésiteront à rejoindre franchement Dominique de Villepin. Et il ne faut pas oublier, même si le manque d’un vrai leader se fait ici cruellement sentir, l’existence du Nouveau Centre qui les arrime à la majorité présidentielle.

Ceux-là aussi, d’ailleurs, « l’exécutif fort » doit les tenter modérément. Il y a cinquante ans que les centristes accumulent de la rancœur contre les gaullistes auxquels ils sont par ailleurs obligés de s’allier, et tous les gaullistes ne sont pas Georges Pompidou ou Édouard Balladur pour les séduire. Le style de Dominique de Villepin n’est pas le leur.

Troisième type d’orphelin, les gaullistes. Cécile montre bien comme Dominique de Villepin joue sur les fondamentaux gaullistes. Je crois qu’il le fait à la manière chiraquienne, avec une touche d’auto-enchantement supplémentaire. Et j’adhère pleinement à la remarque de Robin : ce discours n’est pas porteur d’une autre politique. La manière chiraquienne, c’est de faire (sauf en matière de politique extérieure) du discours gaulliste le cache-sexe d’une politique sans initiative se bornant aux réformes strictement nécessaires. Mais les gaullistes sont en fait structurellement orphelins. Ils ont été orphelins du général de Gaulle dès le début des années 1960 ; je l’ai écrit ailleurs, mais la crise du gaullisme est patente dès 1965. J’avoue que je n’attend pas grand-chose d’une mobilisation de ce secteur de l’opinion : le gaullisme demeure principalement une ressource rhétorique, et vaut ce que vaut la crédibilité de celui qui la mobilise.

Du point de vue de Dominique de Villepin, tout cela n’incline pas à l’optimisme. On ne peut passer de la querelle de leadership à la définition d’une ligne politique alternative qu’en fondant un véritable parti ou une tendance à l’intérieur d’un parti. Dans les deux cas, on constitue un réseau. Le talon d’Achille du gaullisme reste la surestimation de ce que peut faire un homme seul entouré de quelques conseillers dans une société complexe et mouvante. Rien dans l’entreprise de Dominique de Villepin, qui ressemble en cela à celle de François Bayrou, ne me paraît y remédier ; mais les éventuels ralliements nous en diront peut-être plus.

jeudi 1 juillet 2010

"L'appel du 19 juin ou la nouvelle prophétie", par Cécile Carpentier


Pour la première fois dans ce blog, je donne la parole à une étudiante journaliste à ses heures, Cécile Carpentier. Elle avait vivement (et amicalement) réagi à mon post sur Dominique de Villepin. Nous avions beaucoup échangé à ce propos ; elle défendait avec talent le projet de l'ancien premier ministre. Elle nous livre ici ses impressions sur la réunion du 19 juin. C'est l'occasion de lancer un vrai débat. Mais commençons par prendre connaissance d'un témoignage qui est tout, sauf béat.



Halle Freyssinet, 15h30, les sympathisants de Dominique de Villepin sont bien présents, et en nombre. L'ambiance est à la fête, car c'est un événement de taille qui se prépare; le relaxé de Clearstream lance son parti politique aujourd'hui, sur fond de Madonna, Black Eyed Peas et Daft Punk.


Avant l'arrivée du leader du mouvement, le cadre est posé, l'heure est au rassemblement et à l'union; il s'agit d'être solidaire et de se battre pour l'égalité des chances. Selon les organisateurs, 3000 personnes étaient attendues, elles seront plus de 6000.


Après deux heures et demie d'attente, Villepin fait son entrée, fracassante, bruyante, et s'offre un bain de foule qui dure. Les premiers mots de son discours seront pour dévoiler le nom de son parti : «République Solidaire». Puis vient un enchainement d'idées telles que l'alternative, le vivre ensemble, la nation unie et la devise de la République si chère à son cœur, soutenu par de nombreuses références historiques : 1789, 1830, 1881, 1940 et De Gaulle bien sur.


Voilà pour le principe de base. Villepin, homme d'histoire et de politique, écrivain à ses heures, fait son grand retour et veut le faire savoir. Villepin : l'homme qui tombe à pic, le nouveau prophète, opposé à Nicolas Sarkozy. Son plan miracle : rassembler au dessus des partis, avec la création d'un mouvement neuf, indépendant et de mission; il veut réhabiliter la politique pour les orphelins de la République.


Il se déclare donc Président de ce mouvement ce qui provoque un tonnerre d'applaudissement et des «Villepin, Président !». A croire que de président de parti à Président de la République il n'y a qu'un pas facile à franchir. Ce serait assez illusoire de le croire pourtant Villepin, lui y croit. Son visage exprime la détermination, le courage mais aussi la satisfaction de voir tous ces gens réunis pour lui et il déclare avec force : «J'ai besoin de vous». A défaut d'élus...A la fin du discours, qui a duré plus d'une heure, la foule entonne la Marseillaise et les jeunes rejoignent Villepin sur la scène.


Un grand succès en apparence, mais que penser de la suite des événements ? Tout d'abord, Villepin est un gaulliste convaincu. Son discours s'il en était besoin, le confirme à plusieurs reprises, il veut un exécutif fort et des pouvoirs cloisonnés, entre autres.Pour lui, il faudra dix ans pour remettre la France sur pied, après la crise qu'elle traverse. Deux mandats de président donc ?


On peut effectivement se poser légitimement la question de son ambition. Il veut dire la vérité peut être même accabler la France pour faire peur, tout comme De Gaulle en son temps. Il annonce clairement son objectif de Président-sauveur du peuple : augmenter les impôts, supprimer l'ISF et le bouclier fiscal; garantir une Europe plus forte; faire baisser le chômage et augmenter la croissance. Pas un mot sur l'environnement ou presque. Villepin est un homme du concret, il veut la solidarité pour tous, trier les déchets pour sauver la planète, cela peut attendre.


On peut donc dire sans prendre trop de risque que Villepin se rêve Président d'une République qu'il voudrait solidaire en 2012. Mais en a t-il vraiment les moyens ? Pour ce qui est de la mobilisation et des moyens financiers il ne semble pas en douter. Mais dans quelle mesure va t-il réussir à s'imposer à la classe politique ? Qui sont ses soutiens ? La question reste en suspend.


Et le citoyen lambda ? A-t-il a cœur de voter pour un homme certes jeune, 56 ans, mais qui fonde ses idéaux sur un héritage gaullien et des références aux Lumières ? Pas si sur. D'autant plus, que le peuple est perdu. Perdu au milieu de tous ces partis qui émergent, à droite comme à gauche; perdu au milieu des personnages politiques qui passent d'un côté à l'autre de l'échiquier politique sans vergogne; perdu au milieu d'un flou politico-artistique vieux de plusieurs dizaines d'années et de gouvernements qui n'ont pas encore résolu les problèmes de fond.


Mais Villepin se voit comme l'homme de la dernière chance et de tous les possibles. Il rappelle, à l'image d'un De Gaulle, que malgré l'incertitude et les difficultés un espoir est possible, que malgré la faiblesse du pouvoir et de l'Europe un sursaut est possible. Et l'on peut ajouter que malgré son apparente absence de légitimité, il compte bien, se faire élire pour la première fois de sa carrière et sans passer par la petite porte.


Évidemment, Villepin est tout de même un politique, donc quelque peu mégalo. Que dire ensuite de la légitimité de son mouvement ? Et bien qu'entre un Front National en déroute et une UMP que même les plus fidèles boudent, il y a une place à prendre et que au fond, pourquoi ne pas satisfaire les déçus de l'effacement du gaullisme et les opposants farouches à la gauche. Si l'on peut compter sur sa détermination et son succès ? Nous ne le saurons qu'en 2012, aux prochaines présidentielles. Quoiqu'il arrive il faut saluer son courage et sa sincérité. Cependant, il faudra aussi suivre de près les nouvelles du procès en appel de l'affaire Clearstream, qu'il devra affronter et qui jouera, c'est indéniable, un rôle majeur dans la suite de son cheminement vers le poste suprême.

vendredi 18 juin 2010

A propos de deux commentaires...


Gilles et Robin ont commenté mon dernier post en se complétant sans l'avoir projeté. Le premier pose la question du pessimisme, et le second voudrait savoir ce que je pense du projet d'interdiction du cumul des mandats, que la gauche française porte depuis longtemps sans avoir pu véritablement le faire aboutir.

Penser que la question du régime n'est pas réglée en France, penser même que nous avons un véritable problème de régime, c'est en partie donner un diagnostic pessimiste, puisque nous pouvons classer le régime au nombre des facteurs "structurels" qui déterminent fortement la vie politique française. Penser que nous avons un problème de régime, c'est bien sûr limiter les possibles à l'intérieur de ce régime, puisque c'est estimer que certaines réformes nécessaires, que certaines décisions courageuses ne pourront pas être menées ou prises à l'intérieur de nos institutions.

Le seul optimisme possible serait-il celui du révolutionnaire, version apocalyptique de la célèbre "politique du pire" : l'écroulement est nécessaire, fatal, il va engendre un "mieux inévitable", marchons donc sereinement vers l'avenir en prophétisant la nécessaire et féconde catastrophe? On aura compris que ce n'est pas mon optique.

Je crois que nous devrions chercher une voie étroite entre pessimisme et lucidité. Le révolutionnaire a en partie raison puisque tout blocage saute un jour ou l'autre. (Il a tort en ce qu'il s'en crée toujours de nouveaux.) Je la combinerais l'entremêlerais volontiers avec une autre voie étroite, pour nous dévider un fil d'Ariane : celle qui chemine entre la politique que nous rêvons et celle que nous pouvons faire ou favoriser. Sur le papier, je suis pour un changement de régime ; je pense que la Ve République version post-1962 est en bout de courses et que le rêve même du discours de Bayeux est inapplicable. Dans la pratique, je constate que si ce régime dure, tout en ne satisfaisant personne, c'est bien qu'il doit correspondre à quelques attentes, quelques besoins de la communauté nationale. Ce que je voudrais, c'est que l'on pose la question de nos institutions, que l'on poursuive le brossage entamé par la réforme constitutionnelle récente. Mais aussi qu'on laisse le temps aux réformes déjà faites de produire leurs effets, sous peine de rentrer dans la fébrilité bureaucratique que nous connaissons bien, qui conduit, comme dans l'Education nationale, à multiplier les réformettes irritantes sans plus savoir où l'on va.

La suppression du cumul des mandats, pure et simple, radicale, me paraît la plus intelligente des réformes à réaliser. Difficile sans doute autrement que par référendum, et à la suite d'une campagne présidentielle où elle serait annoncée. Elle favoriserait une bonne gestion des finances publiques : les députés qui prescrivent les dépenses ne seraient plus en même temps les représentants des communautés locales qui, bien souvent, en bénéficient. Elle conduirait à une prise en compte plus grande, face à l'exécutif central et dans les médias, des différentes assemblées : quand on n'a qu'un mandat à la fois pour construire sa carrière politique, on le valorise. Elle favoriserait enfin mécaniquement un renouvellement raisonnable de la classe politique.

Je ne vois pas d'inconvénient à cette réforme. L'enracinement du député me paraît un argument très faible, et je me suis étonné de voir Christophe Barbier, d'ordinaire si lucide, le défendre. En ce moment, c'est la nation qui n'est pas représentée, pas le Tarn-et-Garonne, l'agglomération liloisse ou la région Ile-de-France. Je pense que cette réforme, parce qu'elle donnerait une visibilité plus grande à tous les échelons de la vie politique, en engendrerait d'autres, et permettrait de mieux démêler l'écheveau des compétences entremêlées. On pourra préférer une démarche plus progressive que celle que je préconise : la direction m'importe plus que la vitesse.

Je sais que les élus n'y sont pas favorables, et c'est normal : le système actuel offre plus de sécurité. Tout groupe d'autre part a tendance à organiser sa propre clôture, quitte à ensuite clamer sur tous les chemins sa soif de diversité. J'insiste surtout sur le découplage entre le national et le local : de même que la construction européenne et la montée en puissance des organisations internationales supposent des objectifs nationaux clairement formulés, la décentralisation, même inachevée, rend plus que jamais nécessaire que des personnes se sentent investis de la représentation du pays dans son ensemble.