lundi 24 septembre 2012

Impressions rémoises

Discussion dans la nuit rémoise, en marchant avec un ami. Expert en politique extérieure, éminent observateur et analyste de la politique intérieure française, riche d’une expérience diplomatique, j’ai la surprise de voir qu’il partage mon inquiétude, et qu’il lui donne de nouveaux aliments. La conversation sinue entre le passé et l’avenir, entre la chute du communisme, les ratés de la politique française face à la réunification de l’Allemagne (que tant de bons esprits essaient aujourd’hui de camoufler habilement), et l’actuelle politique européenne de François Hollande.

La nuit serait douce si un petit vent coupant ne rappelait qu’on entre dans l’automne. La vie française de ces années est peut-être ainsi. 

J’essaie depuis longtemps de me garder du pessimisme à long terme, qui me semble une attitude de défiance a priori par rapport à mon pays ; pendant l’été,  j’ai attendu de voir se dessiner les contours de la nouvelle politique du pays en Europe. Dans cette attente, une impression s’est formée, pas très agréable, mais très persistante. Je voudrais savoir si mon compagnon de promenade, esprit incisif, la partage.

Il me semble que l’expression pompeuse de « réorientation de la politique européenne » masque un abandon du leadership partiel de la France en Europe. 

« Leadership partiel »… Le tandem franco-allemand a structuré la construction européenne jusqu’à la chute du mur de Berlin. Certes, Georges Pompidou avait voulu se donner une possibilité de sortir du tête à tête exclusif avec la République Fédérale Allemande en acceptant enfin, rompant avec le veto du Général, l’entrée du Royaume-Uni dans l’Europe. Il n’en reste pas moins que les progrès de la construction européenne ont dû beaucoup aux tandems Helmut Schmidt / Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Kohl / François Mitterrand.

Même après la réunification, le tandem s’était ressoudé, autour du troc historique de l’abandon du mark contre la perspective d’une union européenne rigoureuse. Nicolas Sarkozy a su nouer également, malgré des débuts un peu difficile, une relation de confiance (pour autant que le mot ait un sens en politique) avec Angela Merkel, après, semble-t-il, avoir connu quelques tentations d’alliances de revers avec l’Europe latine.
Il y avait peu de franche démagogie dans la campagne de François Hollande, qui a visiblement cherché à limiter les dégâts. Malheureusement, cette démagogie portait sur le point central de l’Europe. Dans la nuit rémoise, la conversation nous emmène en un autre point, il a quelques mois, au Maroc, à Rabat. Un remarquable historien du socialisme, proche de François Hollande, avait bien voulu répondre à ma question sur ce point. En gros, il m’avait dit : nous savons que nous ne pourrons pas renégocier le traité. Nous le ratifierons, mais nous obtiendrons en échange quelques mesures sur la croissance. Nous étions quelques semaines avant l’élection…

Il m’apparaissait alors évident que la manœuvre, avec ce qu’elle supposait de duplicité électorale, serait difficile à « faire passer » auprès de l’électorat de gauche, très divisé, comme on sait, sur la question  européenne. Je sous-estimais par contre grandement la dégradation pourtant prévisible des rapports franco-allemands qui s’ensuivrait.

On a voulu nous rassurer par la compétence linguistique d’un premier ministre germanophone. Faible argument, d’autant plus que ce dernier est déjà marginalisé. Et argument qui en dit long sur la vision des relations internationales, et des Allemands, qui le sous-tend.

Nous continuons à marcher sous les arbres, dont l’alignement évoque une cour de récréation. Cette image continue bien à m’obséder : j’ai l’impression que dans l’Union Européenne, en ce moment, les Français se sont transformés en chef de file des élèves en difficulté et des élèves turbulents. En porte-parole des élèves en difficulté et des élèves turbulents. Au mieux, ils parviendront peut-être à être élus délégués de classe. Mais ils ne seront pas « tête de classe », encore moins professeurs. Ils peuvent défendre les intérêts des uns ou des autres, mais l’initiative, l’élaboration de la ligne leur échappe. Ils s’expriment, ils peuvent contrebalancer : ils ne pèsent plus.

L’illusion d’un bras-de-fer avec l’Allemagne masque cet abaissement. Nombre de ceux qui sont inquiets du statut de la France sont distraits par le souverainisme. Les souverainistes rejouent, en 2012, la carte de 2005 : ils estiment que du rejet du traité de souveraineté, ou de l’effondrement de l’euro, la France sortirait à terme libre et agrandie.

Amoureux de la grandeur française, amoureux de la souveraineté nationale française, ils ne saisissent pas que cette grandeur et cette souveraineté se jouent en partie à l’intérieur de la construction européenne ; que dans un organisme en perpétuelle évolution, c’est en se plaçant en tête, non en queue, que l’on peut orienter les autres. Fondamentalistes conséquents de la souveraineté nationale, c’est finalement en elle, dans une sorte d’ultra-démocratisme patriote, qu’ils placent toutes les solutions. Sincères, logiques, ils se condamnent, me semblent-ils, à l’impuissance.

Le vent balaie plus fortement la ville, la nuit est un peu plus noire. Malgré le vent, la douceur refuse décidément de disparaître. Une impression fugace de ce que nous vivons. Entre les renoncements des uns et la myopie des autres, la France recule en Europe. Mais elle est là. J’aimerais que ces impressions nocturnes prennent un jour la figure d’un simple mouvement de doute.

mardi 11 septembre 2012

Méditation Estonienne pour mes amis souverainistes et du Front de gauche



Le XIXe siècle a vu se multiplier les récits de voyages, les enquêtes et les essais de comparaison internationale tournées vers la France. Nos grands ancêtres, confrontés aux conséquences des grands bouleversements révolutionnaires, aux mutations spectaculaires de la société, à la difficulté, en France, de mettre en place un régime garantissant à la fois l’ordre et la liberté, cherchaient, quand ils se rendaient à l’étranger, à guetter des expériences profitables, mais aussi à saisir de l’extérieur la clef d’une énigme, l’identité française. Ils cherchaient des exemples et des contre-exemples, et cherchaient aussi à ramener dans leur bagage des plantes dont ils pensaient qu’elles pourraient d’enraciner dans le terreau national. Ils voulaient élargir leur espace d’expérience sans perdre de vue le souci de leur pays. Guizot, Victor Cousin, Tocqueville avaient leur manière à eux d’être Français, Européens et, comme on ne disait pas encore, citoyens du monde, quand bien même certains de leurs aperçus nous semblent aujourd’hui schématiques ou caricaturaux.

Aujourd’hui encore, nous n’en avons pas fini de chercher, pris que nous sommes dans le courant de la mondialisation et engagés que nous sommes dans l’aventure de la construction européenne – car cela demeure une aventure -, le point d’équilibre entre le souci de notre pays et le péril de l’étroitesse nationaliste. Et j’ai personnellement l’impression d’être souvent coincé entre des souverainistes qui regardent vers le passé et des modernisateurs béats qui oublient au passage notre « cher et vieux pays », obsédés par le « mal français » qu’Alain Peyrefitte stigmatisait en 1976 dans un essai célèbre.
Une délicieuse escapade d’une grosse semaine en Estonie a fait rejouer ces vieilles interrogations. Affranchie de la domination russe est enfin indépendante en 1920, l’Estonie, comme les autres pays baltes et comme la Pologne, a été victime des accords secrets du pacte germano-soviétique de 1939. Champ de bataille entre les Allemands et les Russes de 1941 à 1944, elle a connu jusqu’en 1991 la domination soviétique. « L’occupation », tel est le mot qui désigne cette longue période. Les logements collectifs isolés en pleine campagne, non loin de grands bâtiments d’exploitation en tôle, sont les témoins kolkhoziens et dégradés de cette époque, avec les monuments à la gloire de la lutte soviétique contre l’Allemagne nazie.

Partout, le patrimoine médiéval est remis en valeur, et l’on trouve nombre de statues récentes des penseurs et héros de l’indépendance estonienne depuis le XIXe siècle. Et bien souvent on indique que l’Union européenne permet la mise en valeur des trésors du passé. On est en pleine affirmation culturelle d’une nationalité, sur le modèle quarante-huitard. De cette affirmation, sont exclus les 25% de Russes, mais le plus frappant c’est que l’on voit à quel point l’ancrage dans l’OTAN et la participation à l’Union européenne (depuis 2004, avec entrée dans la zone euro en 2011) est vue là-bas comme la plus sûre garantie de l’indépendance nationale.

Ce qui domine est un mélange de libéralisme et d’affirmation nationale combinée à une forte gratitude vis-à-vis de l’Union européenne et aux effets d’une vaccination durable contre la démagogie. On trouve ainsi dans le Baltic Times bien des choses qui donnent à réfléchir au lecteur français : on y explique que l’héritage du communisme ne doit pas conduire à croire que tout ce qui disfonctionne vient de l’Etat, les dirigeants expliquent au fonctionnaire qu’ils vont tenter de revaloriser leur salaire mais qu’ils ne faut pas s’attendre à des miracles, et le président social-démocrate IIves affirme que l’Estonie, qui a beaucoup reçu de l’Europe, doit  maintenant se préoccuper de ce qu’elle peut lui apporter.

Tout n’est pas rose en Estonie, bien sûr… mais face à ce mélange de sortie libérale du communisme, dans un pays dont certaines villes faisaient partie de la Hanse au Moyen Age, et d’affirmation d’une nationalité avec le soutien de l’Europe, au contact aussi de cette impression que pour les Estoniens, l’avenir vaut mieux que le passé, je pensais à mes amis, à mes collègues et à mes étudiants souverainistes et proches du Front de gauche. Je me disais qu’alors que nous avons (et c’est heureux) tiré moult leçons du cauchemar nazi, nous n’avons décidément pas tiré toutes les leçons de l’effondrement du communisme. Nous continuons à opposer nation et construction européenne quand il s’agit de les combiner, nous persistons à ne pas voir que l’effondrement du communisme soviétique n’a pas été seulement une formidable libération, la vraie reconquête des libertés démocratiques, mais aussi, par-delà la chute des illusions mortifères et du mensonge institutionnalisé, une formidable réouverture des possibles.