mercredi 31 décembre 2008

Retour subjectif sur les années 1980


Les approches d’une nouvelle année, les promenades le long de la Manche, sur quelques-unes des plages du Débarquement, la lumière à la fois pâle et dorée de Normandie, un œil jeté l’autre soir sur une émission « rétrospective » des années 1980… Il n’en faut pas plus pour se sentir convié, quand on avait vingt ans dans ces années-là, à faire le bilan d’une décennie.
On ne peut pas vraiment compter sur la télévision pour cela : le monde de l’image ne revient jamais que sur sa propre écume, que sur les schémas de l’époque qu’il a déjà produit à l’époque même, par simplification. Au mieux, il saisit certains signes d’évolutions profondes (et pour cela son travail propre n’est ni à négliger ni à mépriser), au pire il réanime les vieilles illusions. Le temps ne suffit pas au monde de l’immédiat pour se donner une profondeur : on peut être vieux sans avoir rien appris. Les bonnes enquêtes, approfondies, ouvertes, que l’on rencontre parfois à la télévision ne se retrouvent jamais dans les rétrospectives : elles s’étaient elles-mêmes, déjà, inscrites dans la durée et écartées de la norme.
Quand j’avais vingt ans, il y avait une foule de gens pour m’expliquer ce que c’était qu’avoir vingt ans dans les années 1980. Je les retrouve aujourd’hui m’expliquant mon passé avec la même tranquille certitude, que seule une bonne dose d’ignorance peut conforter. Ce qu’ils disent n’est pas toujours idiot, mais la vérité leur passe entre les lèvres comme par accident… Et surtout je vois naître ce phénomène pénible, l’autoglorification d’une génération à la face des autres, précédentes et suivantes. On entendait heureusement, au hasard de l’émission, quelques voix dissonantes. Mais au-delà de l’encensement ou de la critique, maintenant que depuis quelques années, j’ai rejoint ce que Péguy appelait les parti des hommes de quarante ans, l’âge où l’on est bien obligé de comprendre, intimement, qu’on ne fera pas tout, celui où l’on ressent plus vivement, dans cette incomplétude, le besoin de se situer dans une histoire plus vaste, de sentir nos efforts relayés et compris par d’autres, j’aimerais revenir sur quelques aspects des années 1980, sur quelques chantiers, qui n’apparaissent bien que maintenant, avec le recul.
Tout d’abord, le rapport au libéralisme économique et à l’argent. On n’a pas tout dit en étiquetant « années fric » les années 1980. À l’époque, on disait souvent que dans une France qui avait connu l’alternance, les Français allaient se « réconcilier » avec le monde de l’entreprise, et même avec la compréhension de l’économie. La fin des années 1970 avait enclenché un renouveau de la pensée libérale. Il aurait fallu pour que cela soit durable deux efforts politiques, à droite et à gauche. Deux efforts qui auraient préparé l’assimilation complète de la chute du communisme, coup de tonnerre de 1989.
À droite (au sens large), de la part des gaullistes et des centristes, une intégration de la nouvelle donne libérale au patrimoine politique préexistant, c’est-à-dire l’effort intellectuel d’analyser son rapport avec l’idée de nation et/ou ave l’idée européenne. À gauche, l’effort nécessaire était la redéfinition d’une politique sociale (et même économique) efficace une fois le principe de l’économie de marché reconnu. Mais cela signifiait bien connaître les libéralismes économique et politique, leur portée et leurs limites, et de prendre le risque d’une pensée positive : or, on a à gauche et à droite développé dans les années 1980 une bonne critique du totalitarisme, dont nous saisissons encore aujourd’hui toute la richesse, mais quand cette pensée s’est tournée vers la démocratie, on en est largement resté à une approche critique.
D’où un éclatement persistant : les nationaux d’un côté, les libéraux de l’autre, les européens (plus ou mois libéraux modérés, plus ou moins sociaux-démocrates) d’un troisième, les socio-étatistes de l’autre, sans qu’émergent vraiment deux blocs intégrateurs, capables de réguler leurs extrêmes tout en les laissant exister.
Pour dire le fond de ma pensée, j’aimerais employer une distinction saint-simonienne, entre le « critique » et l’ « organique ». Je crois que depuis les années 1980, nous manquons d’une pensée organique de la démocratie libérale. Ce qui s’en est peut-être le plus approché est le néo-conservatisme américain, et ce au prix de réductions et de simplifications qui apparaissent clairement aujourd’hui. Un penseur comme François Furet sentait des les années 1980, on le voit bien dans le recueil paru en 2007 chez Laffont et intitulé Penser le XXe siècle, quand on suit ses articles du Nouvel Observateur, que cette tâche était devant nous.
La réflexion sur le religieux, qui s’affirmait aussi dans les années 1980, pouvait y aider. Elle s’est peut-être enfermée dans une impasse, en considérant parfois que les années 1960 n’étaient qu’une parenthèse, et que la critique du totalitarisme aurait pour horizon une « chrétienté démocratique » (rêve de Jean-Paul II, à mon sens). Alors que pendant ce temps, la société de consommation, qui avait été contestée par nombre d’intellectuels des années 1960 et 1970, continuait de s’imposer comme modèle. L’écologie politique, autre grande illusion des années 1980, nous voyons bien aujourd’hui qu’elle n’a pas réussi à proposer un modèle social alternatif : tout comme le socialisme et le catholicisme social du XIXe siècle ont eu au final pour effet d’instaurer la préoccupation du social dans les démocraties, l’écologie politique n’a pu que contribuer à nicher dans la démocratie la préoccupation environnementale (ce qui n’est bien sûr pas négligeable, mais demeure fort éloigné des ambitions de départ).
Mais un ensemble de préoccupations, d’inquiétudes, de constats, de critiques, cela ne fait pas encore des pensées fortes et nourrissantes. Bien sûr, la politique peut s’en passer, et quand bien même ces fortes pensées existent, elles ne lui font que des emprunts sectoriels. La politique démocratique comporte toujours une dose d’opportunisme, de compromis et même de démagogie – ce prix à payer ne me semble pas trop fort pour acheter la liberté. Elle ne suit pas les prescriptions des penseurs (d’où la posture volontiers oppositionnelle de ceux-ci, souvent critiques impitoyables et guetteurs de faillites) ; mais ceux-ci jouent un rôle stabilisateur, modérateur, diffusent parfois dans la société du recul critique ou de l’espérance raisonnée par de multiples canaux. Il y a un équilibre à trouver entre la compréhension et la critique du système dans lequel nous vivons, un équilibre dont la pensée de Tocqueville peut fournir un exemple. Ce travail, je crois, a déjà commencé (il suffit de lire un Daniel Cohen, un Rosanvallon), car on n’est jamais seul à prendre conscience d’une nécessité (si on ne la fantasme pas, ce qui est toujours possible…). Les côtés « ma belle conscience démocratique », « mon corps, ma santé », « mon éternelle jeunesse », « je suis richissime, mais regardez comme je suis provocateur », montrent leurs limites, et on entend ça et là le vent souffler parmi le ruines. Laissons les morts enterrer leurs morts, et remettons-nous en marche, en recevant, transmettant et développant ce qui en vaut la peine.

samedi 20 décembre 2008

Gambetta et nous


Ceux qui lisent depuis quelque temps ces billets savent ce que je recherche : une conciliation entre la prise en compte de l’aspect pragmatique, limité de l’action politique, telle que la tradition « libérale-humaniste » l’a mise en relief, si on ose l’anachronisme, de Cicéron à Tocqueville en passant par Montesquieu, et les exigences toujours renouvelées de la politique démocratique, reposant sur la conviction de l’égalité de dignité de tous les humains et la quête de la justice (forte chez Proudhon, Michelet, Péguy d’une certaine manière, la philosophie spiritualiste, la démocratie chrétienne et le protestantisme libéral). J’ai bien conscience de ne pas être le premier à chercher un équilibre, une articulation entre libéralisme et volontarisme. C’est bien pour cela que mes investigations me conduisent au sein de toutes les familles politiques qui animent la démocratie libérale.
Ne pas être le premier, c’est en fait un atout : nous disposons de l’expérience d’innombrables et parfois d’illustres prédécesseurs, assez proches de nous et assez différents pour nous apprendre des choses – si l’histoire est bien le dialogue du même et de l’autre. Jean-Marie Mayeur vient de nous donner un Léon Gambetta. La Patrie et la République (Paris, Fayard, 2008) qui est roboratif et réconfortant, chaleureux et émouvant sous la volontaire sobriété du style.
Il nous montre un Gambetta démocrate au sens où il ambitionne de tirer toutes les conséquences politiques du suffrage universel ; qui s’adresse à l’électorat, directement, le plus possible, pas seulement pour manipuler, mais aussi, profondément, pour convaincre. Il comprend ainsi que le temps des notables est passé : il célèbre les « couches nouvelles » (nos futures classes moyennes, car de son temps ce mot désigne la bourgeoisie), aime à parler aux paysans et aux ouvriers. Jean-Marie Mayeur montre très bien ce que son radicalisme initial comporte déjà de libéralisme ; Gambetta a l’intuition que les idées libérales, pour durer, doivent se combiner à la démocratie, il sent qu’elles seront autrement condamnées à demeurer confinées dans des cénacles éclairés, mais sans prise sur le pays. Il les connaît bien, ces idées libérales, parce qu’il maîtrise bien l’histoire des grands débats parlementaires français depuis la Restauration, débats qu’il évoque aisément et qui enracinent fortement certaines de ses convictions. Certes, son ralliement au parlementarisme est le fruit d’une évolution ; mais il conçoit très tôt, en vrai libéral, la nécessité de l’alternance. Son rêve est bien, à partir d’une acceptation générale de la République, l’alternance entre un parti progressiste et un parti conservateur, dont il espère qu’elle garantira l’ équilibre et le progrès.
Contre la « république conservatrice » des notables… Il n’y a plus de notables aujourd’hui, mais il y a bien des élites closes sur elles-mêmes. (On peut même se demander si les tentatives d’ « affirmative action » ne sont pas pour ces élites un moyen de reprendre le rêve d’une « aristocratie ouverte » et ainsi pleinement légitime, à la Guizot. Pour sympathiques qu’elles puissent être, ces tentatives n’éviteront pas de repenser l’ensemble des procédures de sélection précoces qui montrent de plus en plus leurs limites.) Et le libéralisme politique, le goût du débat rationnel, risque bien de se confiner dans ces « milieux d’élites » autoproclamés, les « masses » étant abandonnées aux coups de boutoir de la communication politique.
Le patriotisme de Gambetta est décisif pour comprendre la manière dont il refuse et la clôture du libéralisme sur lui-même et la guerre des classes ; il y a une connexion intime chez lui entre démocratie, patriotisme et libéralisme. La patrie est un principe de cohésion ; et Gambetta a pu expérimenter lors de l’épisode de la Défense nationale, alors que les descendants des aristocrates vendéens, comme Cathelineau, combattaient à ses côtés, que la nation était un principe d’unité supérieur à l’adhésion complète au régime politique. Il ne pouvait trop le dire : les impératifs du combat politique lui dictaient d’associer de manière exclusive France et République tant que le régime n’était pas encore enraciné, mais je suis frappé par cet extrait d’une lettre à Ranc (extrait cité p. 285) : « Ce qui manque, je vous l’assure, dans notre parti, c’est le mens divinior de la politique républicaine, l’amour sans borne de la France.»
Cet amour inquiet, on le sent en permanence chez lui, sans qu’il prenne figure de passion aveugle. Gambetta refuse toute concession sur l’Alsace-Lorraine, mais envisage de se prêter à une rencontre avec Bismarck tant qu’il estime que le tour des provinces perdues par voie diplomatique est possible… Méfiant envers la perspective d’une alliance russe, il incline plutôt à une alliance franco-anglaise. Il est contre le nationalisme agressif, ne veut pas pousser à une guerre de revanche.
Certes, il sait manœuvrer : il fait tout pour éviter, dans les années 1870, la conjonction des centres (centre gauche autour de Thiers, centre droit orléaniste) qui fonderait une république conservatrice et élitiste, tout en poussant les républicains à la prudence, alors même qu’ils sont en progrès électoral. L’anticléricalisme lui sert souvent pour rassembler les républicains rétifs à se grouper sous sa férule, et il est mi-sincère, mi manœuvrier, mi-libéral, mi-sectaire à ce sujet. Il sait s’entourer et pousser ses amis, il sait écouter de remarquables conseillers comme Eugène Spuller. Mais rien de tout cela n’est un vaccin contre l’échec en politique…
On sait les échecs de Gambetta : il ne parvint pas à faire l’union des républicains, et le système d’alternance à l’anglaise dont il rêvait ne se mit pas en place. Mais sa mort prématurée a sans conteste diminué son influence.
Nul doute qu’il ne serait dépaysé dans notre France manifestante, lui qui oppose « la politique du suffrage universel » aux « tumultes » de la rue ; mais dans le même discours de 1876, adressé à des ouvriers, il insiste sur l’importance de la vie associative, lieu de la réflexion, de la concertation, de la délibération. Et il ajoute quelque chose de remarquable, en retournant pour récupérer le terme le reproche d’opportunisme qu’on lui fait : il ne faut selon Gambetta « s’engager jusqu’au bout dans une question que lorsqu’on est sûr d’avoir, sans conteste, la majorité du pays avec soi » (cité p. 238), après avoir rassuré les intérêts et rallié les esprits. Énorme exigence… On ne peut pas dire que la politique coloniale des années 1880 lui ait répondu. Mais la formule est très riche, parce qu’elle dit d’une part l’importance, en démocratie, des programmes, des partis politiques, de la construction d’une adhésion, de la clarté dans les choix proposés au pays, et d’autre part elle indique involontairement que tout ne peut se passer ainsi, que l’urgence ou les opportunités peuvent pousser un gouvernant à prendre des initiatives toujours périlleuses.
Ce démocrate veut, en positiviste, une démocratie « organique », régulée, progressive, non-crisique. Et c’est ce qui le différencie tôt de l’extrême gauche républicaine de l’époque. Il cherche incessamment l’appui du suffrage universel, en lequel il voit à la fois une garantie d’ordre et de progrès. On l’accuse d’aspirer au « pouvoir personnel », de pousser à la guerre… Il est mort alors qu’il commençait peut-être à prouver qu’il n’en était rien. Avec lui disparaît peut-être l’espoir d’une Troisième République plus incarnée, moins hésitante, plus démocratique, peut-être plus ouverte. Mais quelle leçon d’énergie ! Quelle capacité de rebond après chaque déception, quelle passion de la politique, de la France et de la République. C’est un bon remontant en ces temps de déprime politique que cette étude patiente, modérée et qui va bien plus loin qu’elle n’y paraît, tant elle esquisse un autre modèle républicain, bien plus passionnant, bien plus vivant que celui que nous avons l’habitude de voir invoqué.

vendredi 12 décembre 2008

Panorama chaotique


Le paysage politique est en miettes et cela est très « Vème République ». Ce paysage m’offre une possibilité d’articuler approches pessimiste et optimiste, ce qui reste toujours un enjeu du commentaire. Le pessimiste et l’optimiste croient qu’ils peuvent prévoir l’avenir, tous deux réduisent l’avenir au présent, c’est bien connu. Tous deux aplatissent les choses, sans le goût du bouillonnement, de l’incertain, sans le goût mais aussi sans l’inquiétude… celui qui aime analyser son temps les envoie promener et s’assied sur le rivage : il lui faut les jaillissements de l’écume tout comme le pressentiment des courants profonds, et même le sentiment que peut surgir une lame qui l’emporte. Il lui faut l’espoir et la crainte, pour pouvoir les éprouver tous deux, les soupeser, les relativiser souvent.
Le paysage politique est en miettes, parce que les forces structurantes que sont les partis politiques sont plus mal en point que jamais.
Le PS dont les dirigeants sont divisés en deux camps, dont l’un a un leader imprévisible et l’autre associe la chèvre et le chou, est dans la pire des situations pour délivrer un message « audible »… voire même un message qui mérite d’être entendu. Bien sûr, on peut toujours s’opposer par une sorte de contestation grincheuse, à la manière de l’adolescent dans ses mauvais jours. Sans tri, sans hiérarchisation, parce que tout cela ne peut sortir que d’un projet, d’une analyse des priorités, d’un ensemble de choix susceptible de s’exprimer au sein d’un programme.
Bien sûr, le PS n’a pas eu besoin d’un programme crédible pour emporter les élections législatives de 1988 et de 1997, mais il était dans le premier cas sur la lancée d’une victoire aux présidentielles, et dans le second cas, il bénéficiait d’un rejet de l’opinion touchant Jacques Chirac et Alain Juppé. Il ne lui reste donc plus qu’à compter sur un rejet de l’équipe Sarkozy…
L’UMP, dont on confie la direction à Xavier Bertrand, dont le moins qu’on puisse dire est que les orientations idéologiques sont discrètes, reste dans la tradition gaulliste des partis godillots, qui peuvent se muer en officines et en boîtes à idées pour les gouvernements, mais là aussi, rien qui annonce une réflexion de fond.
Il y a bien sûr des tentatives de renouvellement à gauche et à droite, et il serait injuste de ne mentionner ni les tentatives d’organisation souverainiste, ni le Nouveau Parti Anticapitaliste d’Olivier Besancenot. On tente ici de redonner vie à un nationalisme républicain, alors que le Front National paraît fort mal en point, et en mordant plus que lui sur les élites, là d’organiser les forces contestataires pour fédérer la « gauche de la gauche » et présenter une alternative antilibérale. Mais de part et d’autre, les contours restent flous et on se cantonne pour l’instant à la réaction elle-même inachevée face à un supposé consensus libéral lui-même embryonnaire.
Et le centre, me direz-vous ? Éclaté en quatre familles (trois si on exclut les anciens radicaux de gauche)… Les centristes sont soit noyés parmi les « démocrates contestataires », souvent issus de l’écologie, chez François Bayrou, dont le discours en 2007 alliait lui-même contestation fondamentale et modération centriste, visibles certes, mais peut-être minoritaires dans leur propre parti ; soit peinant à exister dans le Nouveau Centre dès lors que celui-ci veut être autre chose qu’une force d’appoint ; soit absorbés dans l’UMP dont on ne peut pas dire qu’ils orientent en quoi que ce soit le devenir.
Champ de ruines ou chantier ? Il faudrait ajouter au tableau la fragmentation du paysage syndical pour montrer à quel point l’image d’un fourmillement stérile peut parfois s’imposer. Mais tout cela n’est que la surface. Les grands courants sont là : la mondialisation qui interconnecte les économies tout en mettant plus que jamais les pays en compétition, l’explosion de l’information et des communications, la redéfinition permanente des diverses identités, entre fidélités et ruptures. La modernité reste cette totalité imprévisible que personne ne maîtrise, où nulle règle traditionnelle n’indique de manière incontestable ce qui doit être contrôlé ou laissé libre. Où la finitude de l’action humaine apparaît à nu.
Nous sommes en quelque sorte sommés d’en finir avec l’illusion d’une maîtrise intégrale de notre devenir historique. C’est pour cela que nous n’avons plus d’Auguste Comte ni de Karl Marx : l’avalanche d’’informations rend impensable même l’illusion d’une synthèse totale. Mais cette conscience même de la finitude redonne aux choix politiques une dimension héroïque : à chaque instant, c’est le choc de la liberté et de la nécessité, et l’usage de la raison critique redevient indispensable pour inventorier les possibles. Si j’en appelais dans la dernière livraison de ce blog à la modération dans le jugement, c’est bien dans ce sens là. La vraie question reste celle-ci : que voulons nous faire de ce pays ? Tout en sachant qu’elle est suivie par celle-ci : que sommes-nous prêts à payer pour cela ? Connaître la contrainte n’est de ce point de vue pas une perte, c’est un vrai gain démocratique, au sens le plus noble du terme, surtout si on garde à l’esprit cette citation de Péguy : « la démagogie repose essentiellement sur l’exploitation de l’idée de miracle ».

dimanche 30 novembre 2008

Aimer la politique


Aimer la politique, c’est aimer la décision, l’incertain, le risque, le tâtonnement même… Les grands schémas du XIXe siècle, libéralisme et socialisme, étaient cependant assis sur une volonté, née d’une partie de la philosophie des Lumières : rationaliser la politique.
Le socialisme a basculé dans le mythe pendant toute une partie de l’histoire contemporaine, et nous ne savons pas encore s’il va être capable de produire autre chose : si oui, il aura toute sa place dans les démocraties de demain, sinon, il se fondra dans un libéralisme de gauche égalitaire (sur le modèle du radicalisme anglais du XIXe siècle) en laissant derrière lui des résidus contestataires sans projet. Quand je dis « nous ne savons pas », c’est une vraie interrogation, une question d’historien qui regarde vers le futur… Rien ne dit que la pensée socialiste ne recèle pas des potentialités « réactivables ».
Le libéralisme oscille quant à lui entre un système complet (version Hayek) et un pragmatisme politique dont Montesquieu a fourni le premier exemple.
Dans le premier cas, il tend à construire un système clos, qui évacue la politique réelle, tout comme le socialisme l’évacuait quand il attendait tout d’une hypothétique révolution, guetteuse inlassable tapie dans le futur. L’État réduit à un cadre légal, spectateur impassible, ou l’État qui ne sait pas trop quoi faire dans le présent, mais qui, un jour fera tout… cela revient au même.
Dans le second cas, le libéralisme est sensibilité au pluralisme, aux mouvements de la société, à la vie quotidienne, à l’indispensable oxygène de la liberté… Ce que le libéralisme garde d’inépuisable fécondité, à mon sens, c’est un sens des limites du politique, limites obligées et limites souhaitables… et une méfiance irréductible face à toutes les quêtes effrénées de consensus.
Mais il y a de la place à l’intérieur des limites. Il y a l’espace propre, irréductible, du politique. De ce choix permanent des priorités, de cet État qui essaie d’incarner l’intérêt national (ou le bien commun, comme on voudra…), qui accompagne ou contrebalance les évolutions spontanées de la société. Et toutes les discussions à partir de chacun des choix opérés par les gouvernants. Il y aussi cette lutte pour la conquête du pouvoir, ce choc incessant des personnalités et des valeurs (simplement invoquées ou sincèrement vécues). Que pouvons-nous faire ? Que devons-nous faire ? Dès qu’on en discute, même sur un zinc, on fait de la politique.
Aimer la politique, c’est aussi aimer que les choses ne soient jamais comme on s’y attendait, être prêt aux échecs, aux déceptions dans ce que Max Weber appelait le « combat des dieux ». C’est pourquoi tous les « déçus de la politique », qui nous assomment de leurs leçons de morale et de leurs phrases d’imprécateurs, laissent une impression de vide. Ils sont sur la grève, ils ne sont plus dans cette histoire. Ils nous bloquent parce qu’ils ont acclimaté dans notre pays une attitude que je rencontre maintenant partout, y compris dans mon milieu professionnel : nombre de nos contemporains n’approuvent plus une action, une loi, une mesure, que s’ils sont à 100% d’accord avec l’ensemble du texte. Ils ne sont prêts à marcher qu’avec eux-mêmes, mais sont disponibles pour pétitionner avec tous les opposants…
Ici, les universitaires auraient du travail à faire : apprendre à prendre du recul, à démêler le bon grain de l’ivraie, à exprimer parfois des jugements balancés sans renoncer à conclure dans un sens ou dans l’autre. Cette loi, cette mesure, cette décision, va-t-elle pour moi dans le bon ou dans le mauvais sens ? On pourrait à partir de cela même lire les imprécateurs les plus terribles, les révolutionnaires les plus absolus, les réactionnaires les plus fanatiques, et dominer tout cela parce que l’on est prêt à prendre et à en laisser. Parfois, nous laisserions tout, mais après examen !
Les « grands politiques » que j’ai pu étudier (Thiers, Gambetta, Ferry, Clemenceau, de Gaulle, Pompidou…), ou ceux qui sans être de grands politiques, on pu peser un temps (Jean Jaurès, Poincaré, Giolitti, Stolypine, Jean Monnet, Paul-Henri Spaak…), ou même les grands observateurs comme Raymond Aron me paraissent avoir un point commun dans la manière dont ils articulent ce qu’ils souhaitent (la politique rêvée) et les contingences et nécessité de la situation présente (la politique réelle). C’est ce qui les distingue de lot des purs opportunistes ou des sectaires plus ou moins violents. On peut être en désaccord avec eux, mais on peut toujours reconstituer leur analyse et en saisir la cohérence, s’appuyer même sur cette cohérence pour envisager d’autres choix et d’autres analyses. Il n’y a qu’ainsi que l’on peut envisager la politique sans s’en dégoûter.
Il y a un vrai plaisir de l’analyse politique, de la discussion politique, et j’ose dire que c’est un plaisir utile. Nous avons besoin d’intellectuels qui soient des médiateurs, d’une communauté dans le recul. Qui instillent, si faire se peut, du calme et du pluralisme. Nous avons donc du pain sur la planche…

lundi 24 novembre 2008

La politique du pire...


À la suite d’un mouvement amorcé par l’antifascisme des années 1930 et amplifié par la Libération, le monde intellectuel français a son centre de gravité à gauche. Il suffit de fréquenter les milieux universitaires pour s’en rendre compte. Si l’on prend en compte cet état de fait, rien de ce qui se passe au PS n’est indifférent pour l’avenir du pays. Il est tout à fait possible qu’un jour la droite modérée retrouve une fécondité intellectuelle suffisante peser fortement dans la vie intellectuelle, mais elle n’en est pas là.
Ainsi, le débat entre libéralisme et socialisme s’est joué largement, à partir des années 1970, au sein de la gauche modérée, alors même qu’il se nourrissait largement des analyses de Raymond Aron, qui avait rompu avec la gauche en 1947. Le parti socialiste, quand bien même le débat idéologique n’y a pas été spécialement fourni depuis vingt ans, se trouve occuper le lieu où toutes les contradictions, tous les non-dits du paysage idéologique français peuvent éclater. On l’a vu avec la campagne du référendum de 2005.
Cet arrière-plan éclaire la situation actuelle. Elle est la pire qui puisse être. Si Ségolène Royal l’avait emporté d’une courte tête, la victoire aurait quand même été incontestable, car elle se présentait seule contre tous les autres leaders. La moitié du parti l’ayant soutenu, elle pouvait obtenir des ralliements d’une opposition fragmentée et idéologiquement incohérente (fabiusiens, « delanoïstes, » « hamoniens »…), certains leaders étant contraint de suivre une partie de leurs troupes. Une victoire nette (au moins 55%) de Martine Aubry cantonnait les « royalistes » dans une situation de « forte minorité », et les obligeait à quelques accommodements. Ajoutons que l’opacité de certaines fédérations rend tout vote serré très problématique… Mais toute formation qui a un fonctionnement démocratique prend le risque du 50/50. De même, je ne suivrai pas l’indignation feinte et démagogique de nombre de commentateurs, du type : « le PS s’occupe de ses problèmes internes au lieu des vrais problèmes des Français », « les questions de personne ont pris le pas sur les questions de principes »… dire tout cela, c’est à mon sens réactiver la vieille culture de l’antiparlementarisme, et ignorer ce qu’est un parti politique : un lieu où s’organise la compétition politique. Le PS lui-même a involontairement alimenté cela en affectant de placer au second plan la question des personnes. C’est bien connu, qui fait l’ange fait la bête…
Dans le cas de figure idéal, aux personnes correspondent des programmes et des équipes s’apprêtant à les mettre en œuvre. Et aussi des orientations stratégiques. L’aspect très « personnel » de Ségolène Royal (mais il est difficile de se frotter à la compétition présidentielle si on n’est pas un peu autocrate et un peu mégalomane, c’est un des vices à peine cachés de notre système), l’aspect « coalition contre » du camp « aubryste » ont sans doute brouillé le débat, alors même que la question stratégique était réduite à celle d’une éventuelle alliance avec Modem, sans doute moins cruciale et au fond moins clivante que celle de la stratégie politique à observer face à Olivier Besancenot. En outre, les personnalités en lice ont joué : Ségolène Royal paraît s’estimer confirmée dans son originalité mystico-charismatique par la campagne présidentielle, et le « profil bas » ou le changement de style (l’habile autant que fictionnel « j’ai changé » de Nicolas Sarkozy en 2007) ne sont pas dans son programme ; cela peut rendre plus difficile les ralliements. Martine Aubry traîne comme un boulet la loi des 35 heures, que plus personne ne défend économiquement et (plus important sans doute pour les militants socialistes) qui est liée au désastre de 2002. C’est l’affrontement Delanoë/Royal qui était attendu… Seule une minorité de militants a voté dans l’enthousiasme, et cela compte en politique…
Mais tout cela mis à part, c’est un choix clair par rapport à la cinquième république qui était proposé. Le PS, après trois défaites consécutives aux présidentielles, et alors même qu’il accepte majoritairement la logique des institutions (difficile de remettre en cause l’élection à laquelle les Français sont le plus attachés comme d’en minimiser les conséquences dans un vieux pays monarchique), va-t-il adapter son organisation interne à notre régime ? Cette adaptation est-elle possible sans changer profondément le fonctionnement du parti ? C’est bien sur ces questions que les militants socialistes sont divisés. Et il n’est pas scandaleux qu’ils le soient, malgré les clameurs qui s’élèvent de toute part. Ce vieux pays monarchique est aussi un pays qui renferme beaucoup de républicains. Ils sont particulièrement nombreux au centre gauche et au centre droit. Ils sont coincés entre les monarchistes inavoués de diverses variantes et les révolutionnaires (on peut être révolutionnaire sans révolution, il suffit de se renfermer dans la contestation), et laminés par la bipolarisation post-1962. Mais ils sont là…
Si le parti socialiste doit se rénover, ce sera à la condition que quelqu’un, à la tête d’une équipe, puisse proposer une adaptation de ce parti à la contrainte institutionnelle tout en garantissant un minimum de fonctionnement démocratique. Aucun parti n’a réussi à le faire depuis 1962. Mais personne n’a intérêt à l’échec ou à l’éclatement du PS ; j’y insiste, parce que la tentation est forte à droite de chercher à faire avec Olivier Besancenot ce que certains dirigeants socialistes ont fait avec le Front National. C'est-à-dire : favoriser sa montée pour bloquer l’alternance. On oublie dans ces milieux que le NPA aura des répondants syndicaux et une capacité de blocage que le Front National n’avait pas, sans parler de son influence culturelle. Et que l’affaire, pour le Parti socialiste, s’est terminée en 2002, avec un candidat du FN passant devant le sien. En politique comme ailleurs, la politique du pire donne toujours le même résultat : le pire…

dimanche 16 novembre 2008

Un tournant historique pour le parti socialiste ?


Léon Blum écrivait dans son ouvrage À l’échelle humaine, publié en 1945 et rédigé en 1941 : « Si le parlementarisme a réussi en Angleterre et échoué en France, c'est essentiellement parce qu'il existe en Angleterre une ancienne et forte organisation de partis et que - hors de rares exceptions qui confirment la règle - on n'a jamais rien pu créer de pareil en France depuis un siècle et demi. » Il visait bien sûr les expériences de monarchie constitutionnelle et surtout la IIIe République. Les partis n’ont pu ni organiser ni stabiliser le parlementarisme – et il en fut de même sous la IVe République. La Ve République proclame dans sa constitution l’utilité des partis politiques. On lit à l’article 4 que « les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage », ce qui n’est en fait qu’une partie de leur rôle : ils organisent également la compétition politique…
On sait que de Gaulle lui-même n’aimait pas les partis, et qu’il fut toujours réticent à l’idée d’un parti gaulliste : le RPF devait être un « rassemblement » qui par la double appartenance coifferait les partis démocratiques, et plus tard, il ne se remit jamais tout à fait de ne plus vraiment incarner l’union nationale. D’où le vécu particulier les partis gaullistes successifs. La réforme de 1962, dans la pensée du Général, qui confiait au suffrage universel direct la désignation du président, était faite pour que son successeur concentre une légitimité telle qu’il puisse s’imposer face à toute coalition des partis traditionnels. Ce que de Gaulle ne pensait sans doute pas (mais cela l’aurait-il gêné ?), c’est que cette réforme allait dynamiter de l’intérieur les partis politiques, l’enjeu présidentiel brouillant tout le reste.
François Mitterrand parut éviter cela au parti socialiste : il était l’homme de la IVe République qui comprenait le mieux la contrainte politique crée par la Ve. Sa stratégie de l’union de la gauche, rôdée en 1965, échouant de peu en 1974, sabotée par le parti communiste en 1978, victorieuse en 1981, était la plus efficace dans un paysage politique dominé par l’élection présidentielle. Son habileté manœuvrière, issue probablement d’un itinéraire idéologique particulièrement complexe, le rendant étranger à certaines des pudeurs républicaines de la gauche, et à son expérience politique précoce, lui permit de s’emparer avec audace du jeune parti socialiste en 1971 et de maintenir son leadership sans entraver le développement des différentes tendances du PS. Au contraire, il savait admirablement jouer de leurs divisions, en vrai parlementaire chevronné ayant fait ses armes au centre gauche. Avec l’appui de deux chocs pétroliers et des divisions de la droite post-gaulliste, il put ainsi profiter de l’appui d’une force politique assez nombreuse et dynamique, dont un long séjour loin du pouvoir avait stimulé l’imagination.
Depuis 1981, le parti socialiste n’arrive pas à organiser en son sein la compétition présidentielle, sauf quand, comme en 1995, personne ne veut y aller parce que l’élection paraît ingagnable. On se souvient des infortunes de Rocard, éphémère candidat « virtuel » qui ne parvint pas à prendre le parti. Lionel Jospin parut avoir réglé le problème, mais c’est parce qu’il était premier ministre de cohabitation, ce qui lui conférait une sorte de leadership « à l’anglaise ». Le retour à la logique normale des institutions en 2002 lui fut fatal. François Hollande pouvait incarner un itinéraire logique : assurer d’abord son autorité sur le parti, puis apparaître comme l’homme le mieux apte à le représenter dans sa diversité en 2007. La victoire du « non » en 2005 remit en question cette stratégie : l’autorité de Hollande n’était pas assez « extérieure » au parti pour se remettre d’un tel échec. Le candidat « extérieur » (profitant assez largement pourtant au sein de l’appareil du retrait de son compagnon) fut Ségolène Royal. Et maintenant, c’est Reims…
Pour le Parti Socialiste, aujourd’hui, il vaut peut-être mieux une bonne crise qu’une décadence tranquille. J’ai déjà dit dans ce blog que la « synthèse » est dans un parti la pire des choses ; idéologiquement, « programmatiquement », elle est désastreuse et endort un parti dans les vieux travers identitaires. La formule d’un leader candidat naturel à la présidentielle, entouré d’une équipe restreinte pour gérer le parti, semble la mieux adaptée à la logique de la Ve République post-1962, et la mieux faite pour obliger le PS à une certaine lisibilité. Elle peut placer une équipe en position de mettre à profit les années qui viennent pour mener un travail de fond, idéologique et stratégique.
Ceci dit, on voit bien les risques : je conçois volontiers que le vécu des partis gaullistes (même élargis) n’ait rien de bien enthousiasmant. Ces derniers fonctionnent bien pour préparer les élections présidentielles et comme pourvoyeur d’un ensemble de conseillers du prince, mais on y chercherait en vain de vastes débats politiques. Or, je crois que la droite française peut encaisser (pour l’instant) une plus grande dose de pragmatisme pur que la gauche, qui a à conjurer son péril propre : l’invasion d’un moralisme à courte vue qui ne s’exprime que dans le discours et peine à déboucher sur des propositions concrètes, et même sur des propositions en lesquelles ceux qui les formulent croient vraiment.
Ségolène Royal et son équipe tentent quelque chose, et ils paraissent avoir une stratégie « semi-révolutionnaire », mi-contrôlant, mi-contournant l’appareil. S’ils réussissent, une période se dégagera dans l’histoire politique française, qui commencerait avec la prise de l’UMP par Sarkozy et se clorait avec la prise du PS par Ségolène Royal : deux personnages de la même génération imposent une politique fortement personnalisée avec l’intention proclamée de faire bouger les lignes, et un souci constant de la communication. L’inconnue serait alors de savoir si, de part et d’autre, des projets vraiment cohérents pour accompagner, favoriser et orienter dans la mesure du possible l’évolution de la France parviennent à se dégager…

vendredi 7 novembre 2008

Du lyrisme démocratique : Obama et Hugo


A six heures du matin, le mercredi 5 novembre, en allumant la radio, je suis tombé sur le discours de Barack Obama à Chicago. Au-delà de ce que représente cette élection (il sera d’ailleurs intéressant de voir réagir les professionnels français de l’anti-américanisme, ou plus exactement de voir combien de temps ils vont tenir, réfugiés sur la ligne de crête d’une distinction simpliste entre une « bonne » et une « mauvaise » Amérique, qui rend mal compte du fait national américain), j’ai été frappé par le lyrisme démocratique du nouveau président. Ce qui m’a frappé, c’est que ce discours restait relativement modeste, en ne promettant pas la lune, en admettant que tout ne serait pas possible et que tout ne serait pas forcément réussi, tout en demeurant assez enthousiasmant.
Partant pour mes cours, j’ai emporté, comme « lecture de RER » le volume des œuvres complètes de Victor Hugo intitulé tout simplement Politique (présentation de Jean-Claude Fizaine, Paris, Laffont, 1985). De la banlieue sud au nord de Paris, j’ai pu ainsi lire les pages qu’Hugo avait rédigées en 1875, sous le titre « le droit et la loi », pour présenter les trois volumes d’Actes et Paroles recueillant ses discours.
Le discours d’Obama ne contenait pas de promesses utopiques, et pourtant il était de nature à soulever l’enthousiasme. En cela, il évoque bien sûr Kennedy. Hugo m’aide à m’interroger sur la source de ce lyrisme démocratique, et cette interrogation même peut permettre de répondre à une question : que pouvons-nous opposer au déferlement des grands mythes, mobilisateurs de passions parfois peu éclairées, aux schémas simplistes qui gênent le pragmatisme et ruinent toutes les chances d’avancées concrètes, au profit de la réaction aveugle ou d’utopies pseudo-révolutionnaires ?
Bien sûr, la raison. L’analyse, la synthèse, la distinction du certain et de l’hypothétique, l’argumentation fine, l’examen patient et respectueux des raisons des uns et des autres… Et ce d’autant plus que l’on se définit comme (ou que l’on essaie d’être) un intellectuel, c’est-à-dire une sorte de clerc au service de la raison critique (ce qui ne veut pas dire être forcément rationaliste au sens philosophique du terme). Oui, mais la raison est sèche, peu enthousiasmante, et par le recul qu’elle procure, elle rend l’adhésion totale à un projet quasiment impossible, et donc la mobilisation plus difficile. Vouloir servir la raison en politique, c’est être prêt à la solitude, et consentir d’avance à bien des défaites. Dans le long terme, c’est un pari gagnant : en témoigne la gloire de Raymond Aron. Mais peut-on abandonner le court terme aux divers démagogues ? Je repense souvent à cette belle phrase de Péguy : « le triomphe des démagogies est passager, mais les ruines sont éternelles ». Il faut donc aussi être capable de trouver l’enthousiasme qui mobilise, mais où cela ?
Victor Hugo distingue le « droit » et la « loi » : le droit, c’est l’absolu, la loi, le relatif. « Le droit parle et commande du sommet des vérités ; la loi réplique du fond des réalités ; le droit se meut dans le juste, la loi se meut dans le possible ; le droit est divin, la loi est terrestre. » Par la suite, il force l’antagonisme, et se présente souvent comme le serviteur du « droit » contre la « loi »… mais peu importe : Hugo touche du doigt quelque chose d’essentiel pour la politique démocratique. L’équilibre que nous devons chercher, pour chacun de nous, est entre les principes qui nous paraissent absolus, ceux sur lesquels nous ne voulons pas transiger, et tout ce qui est l’objet d’entente, de compromis possibles.
« Ce que je crois » était le titre d’une célèbre collection éditoriale des années 1960 et 1970… c’est aussi une question que nous ne devons pas oublier de nous poser. Le libéralisme et la démocratie, leur fusion dans la démocratie libérale, posent un certains nombre de principes. Que l’on les réinvestisse par le « droit naturel », par les convictions religieuses, par un mélange des deux, par une réflexion philosophique différente, qu’importe. « La foi fait le dieu et l’idole », disait Luther, une manière de dire que chacun d’entre nous doit savoir où il place sa foi et aussi ce qui n’est pas objet de foi, mais de pur examen. Le drame, la beauté, l’incertitude de l’action politique, de la prise de position politique, c’est que nous y servons nos convictions, notre Dieu pour certains, nos dieux pour d’autres, plus relativistes, comme Max Weber, mais que ce service est nécessairement, toujours imparfait. Nous ne réussissons jamais qu’en partie, et l’échec, au moins partiel, fait toujours partie de la vie politique. D’où l’importance d’avoir placé assez haut, et d’une certaine manière assez hors d’atteinte nos valeurs fondamentales, pour que l’aspect relatif et confus de la mêlée politique ne les atteigne pas et qu’elles puissent demeurer pour nous des moteurs. Le discours démocratique n’exclue jamais que l’on invoque des valeurs, des convictions ; les conditions de l’action politique en démocratie exigent qu’on les invoque avec modestie.

lundi 27 octobre 2008

La panique contre la pensée


J’ai une impression très forte autour de cette crise financière et des rumeurs de récession. L’impression que ce ne sont pas seulement les places boursières qui paniquent (après tout, on sait que les limites de l’homo oeconomicus sont entre autres la panique et les phénomènes de contagion émotionnelle, et la bourse est le lieu idéal pour ça), mais aussi les commentateurs. Au point de revenir à une célébration inconditionnelle de l’interventionnisme étatique, de ne même plus se poser la question du coût financier des différents plans échafaudés à la hâte, de voir, comme autour du 11 septembre 2001, des tournants décisifs là où il n’y en a pas toujours.
Quand l’événement paraît énorme, il paralyse non seulement le jugement, mais les conditions intimes du jugement sain. La panique pousse les commentateurs à se raccrocher à n’importe quelle idée dès qu’il voit trois autres naufragés de la pensée s’y agglutiner… elle permet aussi d’éprouver ses propres certitudes. Je vais me permettre de tester les miennes :
Première conviction : le marché reste le meilleur incitateur à produire des richesses. Les principaux acteurs, producteurs, consommateurs, intermédiaires, y sont motivés comme Smith le disait non pas par la bienveillance, mais par le souci de leur intérêt financier. L’alternative communiste est morte de ne pas avoir su motiver (autrement que par la terreur) les acteurs économiques. Les penseurs socialistes du XIXe siècle sentaient bien que le problème de la motivation des acteurs économiques était le plus redoutable dès lors que l’on voulait proposer une nouvelle organisation de l’économie : Fourier croyait avoir trouvé un système qui permettait à chacun de contribuer au bien commun en suivant en tout domaine l’inspiration de sa fantaisie, Owen croyait au poids de la pression sociale, du regard louangeur ou désapprobateur d’autrui, Cabet voyait ses Icariens stimulés en permanence par des chants patriotiques, et même Proudhon était obligé de prévoir dans ses ateliers coopératifs un « surveillant » afin qu’il soit clair que chacun faisait sa part de travail, ni plus ni moins…
Il faut donc prendre à leur juste valeur les propos de ceux qui affirment qu’ils vont, ou qu’il faut « refonder le capitalisme », car le marché restera son fondement, et ceux qui affirment qu’ils vont le « moraliser », car la quête du profit restera à sa base.
Seconde conviction : le capitalisme génère régulièrement des crises. Celles-ci commencent comme la sanction de comportements économiques aberrants, de prises de risques inconsidérées (la crise des subprimes en est une illustration). Il y a une affirmation de Péguy que j’aime beaucoup, selon laquelle il n’y a pas de miracle en économie (on peut y joindre une autre du même auteur, selon laquelle la démagogie est essentiellement une exploitation politique de l’idée de miracle). Tout se paie, le drame étant que les fautes des uns sont en outre payées par les autres. Les phases de récession (relative ou absolue) paraissent inévitables : le tout est de savoir si elles sont sectorielles ou générales, et surtout quelles sont leur portée et leur ampleur. On avait cru pendant les Trente Glorieuses avoir trouvé la formule de la croissance régulière et indéfinie : le premier choc pétrolier avait alors fait déchanter les décideurs.
Troisième conviction : il y a toujours dans la vie économique un certain degré de régulation, au sens où les acteurs exercent leur liberté dans un cadre institutionnel (l’entreprise, la bourse…). L’hypothèse selon laquelle l’économie de marché serait la forme « naturelle » de l’économie ne veut pas dire qu’elle s’exerce à l’état sauvage, mais qu’elle convient le mieux à la « nature » de l’homme, si tant est qu’on puisse la cerner. Le vrai débat porte donc sur le type de régulation que l’on peut effectivement exercer et sur le degré de régulation au-delà duquel on entraverait les initiatives et on gênerait l’innovation.
Ces trois convictions me donnent, actuellement, quelques inquiétudes liées à la manière dont les débats contemporains se présentent et à la situation française.
Tout d’abord, il ne faut pas confondre le débat sur la régulation et celui sur les interventions ponctuelles des États afin de garantir le système bancaire. Rien ne nous dit aujourd’hui que ces interventions seront suffisantes. Je pense que derrière la nécessité régulatrice et derrière la légitimité d’interventions ponctuelles, et en confondant les deux, on réintroduit en France, à la fois chez les socialistes (Arnaud Montebourg en est un bon témoin) et chez les néogaullistes, l’idée d’un pilotage de l’économie par l’État, en oubliant 1) que le degré d’interpénétration des économies le rend impossible 2) que l’État en France a déjà bien du mal à se piloter lui-même 3) que la situation des finances publiques limite considérablement l’indépendance d’un État lui-même tributaire des banques 4) que le capitalisme français, du fait de l’interpénétration de la haute fonction publique et du haut patronat, présente déjà un fort degré de symbiose entre l’État et le monde de la finance. Présenter la situation en mettant face à face un libéralisme absolu et un interventionnisme auquel on ne demande aucun compte, c’est l’occasion pour tous ceux qui refusent la modernisation de l’État d’achever leur fuite en avant. Je ne donne pas cher d’une France émancipée des obligations européennes auxquelles elle avait librement souscrit et qu’elle a déjà atténué en 2003 (voir l’essai très stimulant et volontiers provocant de Philippe Riès, L’Europe malade de la démocratie, Paris, Grasset, 2008), quand on sait que le déficit ne sert pratiquement qu’à couvrir des dépenses courantes.
Second point : dans la mesure où la crise financière est en partie (mais en partie seulement) psychologique, l’aspect « communicateur –réactif » du président Sarkozy peut être un atout et se révéler précieux. Mais nous risquons de payer très cher un aspect particulier de la composition gouvernementale : l’élément centriste, et donc européen, y est faible, on a fait place a des ralliés qui peinent à s’imposer dans la majorité en laissant dehors des politiques mieux ancrés dans la majorité présidentielle. D’autre part, le bilan le plus clair (pour l’instant) de l’action de François Bayrou a été de parachever l’émiettement de la famille centriste. Le poids politique du centre aurait pourtant en ce moment deux vertus : empêcher que l’ancrage européen de la France ne soit mis en péril et introduire un gros bon sens qui, certainement, ne suffit pas à lui seul à faire une politique, mais peut jouer un rôle pondérateur.
Ma dernière inquiétude porte enfin sur les effets paradoxaux du discours volontariste en politique. À proclamer à tout bout de champ que l’on peut tout, à donner une image absolument plastique de la réalité économique, on triomphe facilement quand les élites économiques paraissent disqualifiées dans l’opinion. Mais il est alors bien difficile justifier les efforts que l’on peut être obligé de demander au pays. La crise permet au gouvernement de prolonger son jeu d’équilibre entre la ligne réformatrice-libérale et la ligne Guaino, sans chercher une synthèse cohérente qui nécessiterait de renoncer consciemment à certains projets, à certaines ambitions. Elle renforce pour l’instant tous les écrans de fumée du paysage politique français…

dimanche 19 octobre 2008

Que reste-t-il de Marx ?


La liquidation de l’expérience du communisme soviétique a, entre autres avantages, celui de nous permettre de lire Marx comme on lit Saint-Simon, Auguste Comte, Hegel, Tocqueville, comme un de ces auteurs de grandes synthèses qui ont su apercevoir quelques traits pertinents de la modernité – qui ont eu aussi leurs points aveugles. Cela ne veut pas dire que nous placerons tous ces auteurs au même niveau, ou que nous leur apporteront in fine notre adhésion au même degré : sur bien des points, entre Tocqueville, Saint-Simon et Marx, il faut choisir.
Comme à chaque fois que le capitalisme rencontre des difficultés, on ressort Marx du placard. Mais quel Marx ? Jai été frappé par le fait qu’Olivier Besancenot comme Alain Badiou insistent, dans une logique qui est aussi celle de l’altermondialisme, sur le fait qu’on peut faire autre chose, envisager autrement l’économie. C’est le fameux « un autre monde est possible ». Ni l’un ni l’autre ne semblent considérer comme fatal ou inévitable l’écroulement du capitalisme et son remplacement par le communisme. L’appel à la « mobilisation » est assourdissant au sein de leur discours. Quant à l’analyse factuelle, elle est (héritage du communisme soviétique) remplacé par des mots d’ordres et des considérations stratégiques. Il y a ici une réduction de la pensée de Marx à un anticapitalisme mobilisateur.
Or l’analyse était essentielle pour Marx et Engels (ne négligeons pas la contribution intellectuelle de ce dernier). Marx commence, par le célèbre Manifeste du parti communiste, par donner sa vision d’ensemble du devenir historique. Qu’il ne remet ensuite pas en question, même dans les développements beaucoup plus touffus du Capital. Il propose bien un système. Bien sûr, il a dit à plusieurs reprises qu’il n’était pas « marxiste » ; mais c’est surtout parce que son système n’était pas pour lui une approche parmi d’autres, mais l’approche la plus « réaliste » possible du devenir historique. Il savait bien d’autre part que son explication n’était pas achevée ; mais les grandes lignes qu’il avait dégagées, il estimait qu’elles étaient définitives. Au mieux, il pouvait envisager que cette explication pourrait être englobée dans une autre, plus vaste, mais le démenti était impossible.
Le système d’Hegel se voulait à la fois spiritualiste et réaliste. Marx pensait s’être débarrassé de la dimension spiritualiste en attribuant le premier rôle, dans le processus historique, aux rapports de production et à la lutte des classes qu’ils engendraient – donc à la lutte de l’homme pour s’approprier la nature. Donc, au travail, en dernière analyse. Cependant, aujourd’hui encore, la pensée économique de Marx, comme celle de Proudhon dont il s’est en partie inspiré, apparaît aux économistes comme un mélange indissociable de considérations morales (la plus-value est vue comme une spoliation) et de jugements de faits (comme le pronostic de la baisse tendancielle du taux de profit).
L’expression de « socialisme scientifique » est de Engels, mais rien n’indique que Marx (qui qualifie sa doctrine de « réalisme ») l’aurait repoussée. Marx avait saisi bien des choses, ce que la simple lecture du Manifeste suffit à confirmer : le caractère central du capitalisme dans la modernité, la logique de la diffusion du salariat, l’aspect inéluctable de ce que nous appelons la mondialisation, le fait que la bourgeoisie industrielle avait une action véritablement révolutionnaire… Il prenait en compte à sa manière ce que nous appelons la « réalité économique ». L’idée qu’un « autre monde est possible » lui était étrangère : il n’y en avait qu’un à ses yeux, et c’était du développement même du capitalisme que devait sortir une nouvelle organisation de l’économie. Les failles du système, qui allaient engendrer sa fin, c’était dans la lecture critique des économistes que Marx les cherchait. Le marxisme ne voulait pas être une doctrine de réaction, mais une doctrine de progrès mélangeant « réalisme » et attente messianique de l’avènement d’une humanité réconciliée.
Marx pensait comprendre le fonctionnement du système, et il a aperçu quelques traits de sa logique. Ajoutons qu’on peut, comme cela a été le cas dans les années 1960, se replonger dans ses années initiales de formation philosophique (en oubliant que lui-même pensait avoir dépassé ce stade) pour tenter d’édifier une théorie de l’ « aliénation » sonnant comme une critique anticipée de la société de consommation.
Cela dit, sa théorie laisse de côté bien des choses qui ont construit l’histoire du XXe siècle et structurent encore la nôtre : l’État, par exemple. L’édification des États-providence est impensable en bonne logique marxiste où l’État n’est que l’instrument de domination d’une classe par une autre. La nation, également, pourtant fondamentale au siècle qui a suivi le sien, malgré les efforts des austro-marxistes pour comprendre le mouvement des nationalités. La religion : si la formule l’ « opium du peuple » fait de la religion l’expression poétique des malheurs populaires, la consistance propre du fait religieux, inévacuable pour qui analyse un peu sérieusement le monde contemporain (ou écrit l’histoire du totalitarisme), échappe totalement à Marx. Le religieux se venge en réenchantant sa propre doctrine, devenue « religion séculière » (Raymond Aron).
Les erreurs de pronostic de Marx sont certes excusables : tous les grands penseurs du XIXe siècle en font. Mais elles ont des conséquences incalculables : le salariat serait pour lui toujours associé à la misère (que la paupérisation des prolétaires soit absolue ou relative), ce qui l’empêche d’anticiper l’émergence d’une classe moyenne salariée, la législation sociale serait impuissante à améliorer la situation matérielle des travailleurs, et le capitalisme serait autodestructeur, menant fatalement à une apocalypse économico-sociale, après avoir créé toutes les conditions de son remplacement par un autre système.
Dès les années 1890, la nécessité de « réviser » la théorie apparaît, avec l’œuvre du socialiste Eduard Bernstein. Mais son « révisionnisme », s’il ancre dans le socialisme allemand une tendance réformiste, échoue à s’imposer à l’ensemble du SPD et des partis de la Seconde Internationale fondée en 1889. Il n’est d’ailleurs pas sûr qu’une telle « révision » soit possible sans mettre à bas l’ensemble de la doctrine : la conviction et l’espérance révolutionnaires sont au cœur du marxisme, et la certitude que la lutte des classes est au cœur de l’histoire (avec de terribles ambiguïtés sur ce qui fait l’unité d’une classe et même sur combien de classes il y a au total) est indispensable pour faire du marxisme un « réalisme ». Les « marxiens », du XXe siècle n’ont jamais réussi à donner à leurs marxismes révisés la moindre crédibilité. Marx aurait sans doute souri de pitié devant sa doctrine réduite à un ensemble de slogans sans unité théorique, et ne l’aurait pas reconnue. Il n'aurait pas davantage était convaincu, lui qui voulait unir théorie et "praxis", non plus penser le monde, mais le penser et le transformer d'un même mouvement, par les efforts des théoriciens de l'école de Francfort, ou de Schumpeter, pour réemployer quelques élements de son système en les combinant avec d'autres, pour construire une théorie de la modernité ou du capitalisme.
Il reste de sa doctrine une vaste tentative de penser le capitalisme, une volonté de prendre en compte la réalité économique dans toute sa pesanteur avant que d’écouter les souhaits de son cœur, quelques pronostics qui se sont réalisés (l’inéluctable mondialisation du système), et d’autres qui ont été très rapidement démentis par l’Histoire. Le drame est sans doute (je pense à l’aventure léniniste) que vouloir maintenir en l’état une doctrine manifestement inapte à rendre compte de pans entiers de la réalité, et surtout vouloir en faire le fondement d’une pratique révolutionnaire, puis d’une pratique du pouvoir, ne peut se faire qu’en comblant par la violence l’intervalle entre la théorie et la réalité.
Mais croire que, par un anticapitalisme sentimental et, étymologiquement, réactionnaire, on ressuscite un penseur de l’ampleur de Marx, c’est transformer un philosophe en un fétiche inopérant.

lundi 13 octobre 2008

Le grand retour du camp du "non" ?


La modernité est le règne du débat et de l’information ; aussi chaque événement pénètre-t-il dans l’Histoire accompagné d’un flot de commentaires. Hommes politiques et éditorialistes sont ainsi obligés, dans l’urgence, de tenter de faire parler un phénomène brut, d’essayer de lui arracher son secret. Plus les commentateurs sont engagés, plus l’événement leur semble confirmer leurs analyses précédentes… personne n’échappe à cela, et moi pas plus que les autres. Heureusement, nous pouvons confronter, les uns et les autres, nos points de vue…
Je suis tout de même frappé du fait que l’ancien « camp du ‘non’ » du référendum de 2005 s’estime conforté dans ses certitudes. On l’entendait un peu moins ces dernières années : il s’était fait discret. Où était la promesse d’une Europe plus « sociale » et plus « protectrice » ? Où était le fameux « plan B » ? Où était la nouvelle dynamique qu’une France bloquant la construction européenne n'allait pas manquer de susciter ? Où était même, sur le plan français (je pense à la stratégie de Laurent Fabius) le basculement de l’opinion « à gauche toute » dont le moins qu’on puisse dire est qu’il s’est fait tout petit en 2007 ? Le souverainisme lui-même, chevènementiste ou gaulliste, paraissait devenu diaphane, affaibli par la récupération sarkozyste.
Le revoilà en selle, sur l’air du « on vous l’avait bien dit ». Est-il sûr de ne pas s’être trompé de cheval ? Je crois au contraire que la crise plaide plutôt pour la construction européenne, avec toutes ses imperfections et ses limites.
Historiquement, cette Europe (il suffit de penser à la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier de 1951, sa matrice) est un mélange de coopération politique entre États, de libéralisation des échanges, d’ambition régulatrice et de supranationalité. Le centre gauche et le centre droit (des socialistes modérés aux européens de l’UMP) saisissent aujourd’hui la tâche historique de l’Europe (sur le plan socio-économique) comme la conciliation entre les impératifs du marché, une certaine ambition sociale et l’importance accordée aux institutions régulatrices. Les politiques français (et certains de leurs conseillers) ont pris l’habitude de s’attaquer régulièrement à ceux qui incarnent cet ambition (commission européenne, président de la Banque Centrale Européenne) chaque fois qu’ils se heurtent au principe de réalité, et que leur discours volontariste montre ses limites obligées, sans se rendre compte qu’ils sapent la légitimité de l’Europe et limitent en fait, à l’intérieur de l’Europe, les marges de manœuvre de notre pays.
Acceptation de la concurrence, édification de politiques sociales ne plombant pas la compétitivité des entreprises, souci de régulation (hérité en partie de l’ordo-libéralisme allemand), gestion raisonnable des finances publiques : la formule, toujours à adapter, délicate à doser, demeure pertinente aujourd’hui. Les vrais débats, ceux qui peuvent avoir une incidence concrète, sont internes à ce cadre. Jean-Claude Trichet a été vivement attaqué ces dernières années : les deux candidats du second tour en 2007 lui reprochaient son approche anti-inflationniste et une politique monétaire trop restrictive qui en était le corollaire) La poussée inflationniste, corrosive du pouvoir d’achat, et les difficultés du système financier américain lui redonnent bien du crédit…
Les plans de soutien coûteux que les États sont en train d’envisager (si on se place dans l’hypothèse qu’ils seront efficaces) montrent à quel point il est important que les finances publiques soient bien gérées. Que n’a-t-on entendu à propos des critères de Maastricht fixant un maximum de 3% du Produit Intérieur Brut pour le déficit des États membres de l’Union et un maximum d’endettement de 60 % du PIB ? Il apparaît qu'ils ne sont pas seulement une contrainte, mais qu'ils sont aussi une garantie pour l’avenir. Et entendre les anciens « nonistes » nous expliquer qu’il faut laisser filer les finances publiques pour mieux relancer l'économie est pittoreque : ils ne veulent, au fond, que transformer une éventuelle faillite des banques en faillite probable de l’État. D'autre part, les anticapitalistes qui dénoncent la « communauté d’intérêt » entre l’État et les banquiers devraient se rappeler que l’endettement met, d’une certaine manière, la puissance publique entre les mains des banques. Le général de Gaulle, dont on sait à quel point il était adepte du volontarisme politique et envisageait surtout les choses du point de vue national, s’était donné comme priorité en 1958, quitte à prendre pour cela des mesures impopulaires, le redressement des finances publiques…

vendredi 3 octobre 2008

Mise au point



J’ai beaucoup apprécié le commentaire de « guit’z » sur la dernière « livraison » de mon blog. Il est développé, vivant, et assez dur pour donner envie de réagir. Je vais essayer de résumer son argumentation : la politique française s’est bloquée non pas en 1988, mais à partir de Giscard d’Estaing, elle se résume à de la communication « post-moderne » qui vise à faire accepter à nos sociétés un libéralisme utilitariste anglo-saxon, valorisant faussement le travail. Mon interlocuteur se dit spirituellement catholique, politiquement gaulliste et socialement marxiste, et rêve du retour à une « droite des valeurs » et à une « gauche du travail » pour l’avenir, se cantonnant pour le présent à l’apolitisme. Et il pense que je «commente dans le vide », ce qui est une manière polie de me dire que je suis dupe d’un jeu d’apparence, qui ne sert qu’à masquer la marchandisation du monde, préparée à la fois par les soixante-huitards et par les libéraux.

Résumer, c’est toujours un peu trahir, mais je voudrais partir de ce commentaire pour préciser mon point de vue. Je crois que « Guit’z » se retrouve dans quelques traits fondamentaux qui marquent l’opinion française contemporaine : le refus de la mondialisation libérale, la nostalgie de la geste gaullienne, le rejet de la politique. Ce sont trois traits que je comprends (c’est mon métier) mais qui m’inquiètent (c’est ma réaction d’intellectuel).


Le refus de la mondialisation libérale prolonge le refus de la société de consommation des années 1960. Ici, « Guit’z » rejoint en outre le désarroi des milieux religieux devant le matérialisme pratique de nos sociétés. Je reste quant à moi persuadé que la société de consommation est spirituellement muette, sans adhérer à l’idée qu’il s’agirait d’un totalitarisme mou. Tocqueville disait déjà que la société démocratique risquait de nous cantonner dans les « jouissances permises ». Le sociologue Jean Baechler, dans son ouvrage Le Capitalisme (Paris, Folio, 1995) avait une belle formule : « Quel est le sens d’un vie consacrée à accumuler toujours plus de signes monétaires et d’une civilisation axée sur l’augmentation annuelle du PNB, global ou par tête ? Aucun. C’est une évidence, sauf pour ceux qui vivent dans la pénurie : pour eux, devenir moins miséreux et peut-être même devenir riche a un sens humain réel. » Il me paraît évident que ce vide spirituel est la rançon de l’abondance. Comme nous n’envisageons pas de revenir vers la pénurie, je crois qu’au lieu de perdre leur temps à contester les fondements de la société de consommation (je ne leur demande pas de tout accepter de ce qui se passe dans la société), et à se jeter dans l’anti-capitalisme ou dans l’écologisme, les Églises ont plus à gagner à nous apporter le recul spirituel qui fait cruellement défaut à une civilisation de l’immédiat. Je crains que derrière la société de consommation, ce soit tout simplement la société civile que l’on refuse, ce soit tout simplement les gens ordinaires que l’on méprise, en rêvant du tout-politique ou du tout-religieux.


Ce refus de la mondialisation libérale est aussi lié à une dévalorisation du travail. Ici, c’est une question de valeurs… je crois que le côté déstructurant du chômage et la désocialisation brutale que vivent les pré-retraités (sans évoquer les 35 heures) suffisent à montrer que la France n’a pas gagné grand-chose à s’attarder dans la société des loisirs. Je crois que des penseurs comme Daniel Cohen, qui tournent leur réflexion sur la qualité de vie au travail (voir certains passages de ses Trois Leçons sur la société post-industrielle, Paris, Seuil, 2006), ouvrent sûrement des perspectives plus intéressantes. La valorisation du travail a été un des premiers apports de l’économie politique (on la trouve déjà au XVIIe siècle chez nombre de mercantilistes), et j’y suis attaché. Là encore, le travail est au fondement de la société civile et de l’existence sociale ; on ne peut le critiquer sous sa forme salariée (ou contractuelle) que si on peut offrir la perspective d’une réorganisation sociale totale offrant un travail « désaliéné ». Marx était logique, mais si nous ne croyons plus à la perspective du communisme (et qui y croit vraiment encore ?), je crois qu’il vaut mieux se soucier des intérêts concrets des travailleurs que de les dégoûter du travail.


L’antilibéralisme économique se trouve en ce moment renforcé par la crise financière, comme toujours quand le capitalisme (le pire système à l’exception de tous les autres, disait Churchill) connaît une crise. On peut toujours discuter de régulation, et voir si l’on peut éviter des soubresauts parfois dramatiques – mais on peut difficilement oublier que c’est le développement du marché qui a enrichi l’humanité comme jamais auparavant en trois siècles : combattons les poches de misère, perfectionnons tout ce que nous pouvons, ne frappons pas le cœur du dynamisme économique…


La nostalgie de la geste gaullienne, je la comprends plus aisément. C’est celle de la grandeur, d’un mélange de conviction et de recul, de culture et d’implication, de foi et de cynisme, d’optimisme et de nostalgie… qui resterait insensible à cela ? Il suffit d’ouvrir les Mémoires de guerre, ou les Lettres, notes et carnets, pour être pris. Mais De Gaulle est aussi un solide pragmatique doublé d'un magicien du verbe, un homme qui se résigne (quitte à en souffrir), à ce qu’il ne peut pas changer, un homme qui comme tous fait des erreurs (il pensait par exemple que la réforme de 1962 ne changerait pas l’équilibre des pouvoirs)… J’aime mieux ce De Gaulle là que celui des gaullistes. Je pense même qu’on aime mieux De Gaulle, comme on aime mieux Péguy ou Hugo, quand on n’en est pas un inconditionnel. De Gaulle incarnait d’ailleurs aussi certaines vertus bourgeoises, comme l’idée d’une bonne gestion des finances publiques…


Le rejet de la politique se fait en France au nom d’une politique rêvée, toute-puissante et directement connectée à des valeurs, sans prise en compte des intérêts, sans ambitions personnelles… Une politique dont chacun espère qu’elle le fera « rêver » comme un enfant, tout en sauvegardant ses intérêts d’adulte… Bien sûr, nous voulons tous, par moments, être distraits de nos soucis quotidiens (c’est pourquoi même sans l’avouer nous aimons la politique-spectacle des élections présidentielles). Mais il y a un pays en dessous (et même un monde, d’une certaine façon). Chaque décision pèse, chaque domaine est important. Les valeurs, inutile d’aller les cherche contre le réel : elles sont nos préférences, et sont à l’arrière-plan de chacun de nos choix! Si on refuse les grands mythes politiques, il nous reste le bien et le mal relatifs. Est-ce que telle décision va ou ne va pas dans le sens de l’intérêt de la communauté politique ? Est-ce qu’elle répond à un problème concret ou est-ce qu’elle simplement l’élément d’une stratégie politique ? Le plus souvent, nous sommes dans le gris, l’incertain. On peut toujours rêver d’une démocratie sans démagogie… il est plus important de soutenir les décisions courageuses, ou de combattre les indignes. Oui, la politique peut nous absorber à tort, nous couper du reste, et nous pouvons ne plus être que dans le discours argumentaire… mais tout peut devenir la source d’une aliénation. Tocqueville disait que pour bien aimer la démocratie, il fallait l’aimer modérément… j’en dirais autant de la politique.

C’est quand on ne voit plus que la politique, en oubliant la société, la communauté humaine, déchirée, parfois pitoyable, parfois sublime, c’est quand on y cherche des dieux et qu’on s’y fait des idoles que l’on s’y blesse l’âme. Alors, on se retire avec ses icônes. Mais la politique vaut surtout souvent par ce qu’on y apporte de l’extérieur : culture, compétence, convictions : ne gardons pas tout cela pour nous.

jeudi 25 septembre 2008


Les élections présidentielles de 2007 ont-elles marqué une vraie rupture, la fin de la dépolitisation, de l’immobilisme, le début d’une clarification du débat politique ? C’est maintenant, alors que l’événement a plus d’un an, que l’on peut commencer à se poser la question. Mais tout d’abord, avec quoi s’agissait-il de rompre ?
L’immobilisme, certes. Tout le monde l’a perçu. On voit bien, à lire l’ouvrage de Bruno Le Maire, qui fut son directeur de cabinet (Des Hommes d’État, Paris, Grasset, 2007), que le pari perdu de Dominique de Villepin était de secouer l’inertie française – on y lit aussi l’extraordinaire isolement des élites françaises… Cet immobilisme, j’aurais tendance à le dater de 1988. Jusque là, tous les gouvernements de la cinquième république ont fait des réformes, bonnes ou mauvaises, conservatrices (d’adaptation) ou radicales (pour faire prévaloir des principes), et se sont davantage donné des objectifs que des excuses. Économiquement, l’échec socialiste de 1981-1982 a débouché sur une adaptation de la politique de la gauche sans adaptation idéologique correspondante : c’est sans doute la partie la plus difficile à gérer de l’héritage de François Mitterrand, homme de culture peu sensible à la force des idées. La première cohabitation (1986-1988) a révélé à la droite la difficulté politique de mettre en œuvre des réformes libérales. En 1988, sont face à face deux hommes dotés d’une solide dose d’opportunisme, François Mitterrand et Jacques Chirac, et le plus stratège des deux l’emporte. Sur le tapis, les deux plus grandes familles politiques françaises, la socialiste et la gaulliste, qui ont toutes les deux raté leur mue politique, et se montrent incapables d’élaborer un projet réaliste, à hauteur de la nation, ni plus haut ni plus bas, qui permettrait à la Cinquième République de cesser d’être le règne de la bureaucratie et d’une technocratie d’inexperts, s’estimant une fois pour toute compétents sur le seul critère de l’excellence scolaire. Le règne des hauts fonctionnaires, étendu au monde des grandes entreprises, la peur qui gagne des politiques incapables de convaincre l’électeur et qui tentent pathétiquement de l’acheter, expliquent en grande partie le dérapage des finances publiques et le développement d’un capitalisme « à la française » dont on cherche à éradiquer le risque…
Est-on sorti de cela en 2007 ? Une fois le diagnostic posé – et on voit qu’il est plutôt noir – il convient d’être prudent. La démagogie, écrivait Charles Péguy, repose sur l’exploitation de l’idée de miracle : l’analyse donc doit l’écarter, ce qui la rend, d’ailleurs, plus indulgente pour nos dirigeants. Le « choc de confiance » n’a pas eu lieu, la stratégie élyséenne fait le grand écart entre réformes courageuses et procrastination, mi par calcul, mi du fait de la désorganisation du travail gouvernemental. L’ « ouverture » a des parfums de 1988… J’ai parfois l’impression que Nicolas Sarkozy en 2007-2008, c’est un peu un Jacques Chirac qui aurait gagné en 1988, avec encore toute son énergie, avec peut-être plus de sens stratégique, plus de capacité à « sentir » l’opinion, mais avec la même imprévisibilité. Il n’est pas étonnant que « l’homme qui ne s’aimait pas » (Éric Zemmour) ait eu avec l’actuel président des rapports difficiles. Bien sûr, on me dira que Jacques Chirac était plus « gaulliste » dans son rapport avec les États-Unis, et c’est exact.
Il reste encore bien des questions en suspens… Quand un leader bouleverse le paysage politique, c’est que, comme Margaret Thatcher, il réussit aussi à obliger son opposition à se transformer. Novembre le dira, mais je n’ai pas l’impression que le Parti socialiste en prenne le chemin. Le paquebot France est-il en train de tourner lentement, le cocotier est-il vraiment en train d’être secoué, ou notre système étatico-mou est-il en train d’imposer son inertie ?
Il faut assumer cette interrogation, d’abord parce que c’est la condition historique par excellence. Il faut l’assumer avec inquiétude, avec vigilance, surtout (on me passera cela) si l’on aime son pays. Il faut aussi garder à l’esprit les potentialités de cette société française si difficile à gouverner, inventive, imprévisible elle aussi, qui génère presque toute seule de la douceur de vivre. Et cette histoire faite de périodes de stagnation et d’autres où la modernisation est rapide. N’oublions pas non plus le rôle de la contrainte, quand on en prend conscience : on commence à dire enfin que les caisses sont vides, et à saisir que les mesures non financées sont désastreuses… La vérité a une vertu politique, peut-être faut-il le rappeler aux nostalgiques des grands mythes…
Le fait de voir arriver chaque année des étudiants me vaccine personnellement contre la déprime ambiante – aussi le fait de regarder le monde qui bouge. Il y a une histoire de la construction, des choses qui avancent, il y a une histoire de la navigation par gros temps, des cailloux poussés toujours un peu plus loin, une histoire ou chacun d’entre nous peut avoir le sentiment de s’échiner pour rien quand les choses avancent collectivement. L’apôtre Paul disait prêcher « à temps et à contretemps » et je crois qu’on peut séculariser le propos.

mardi 16 septembre 2008

Être compris en politique


Je reviens aux problèmes de communication, qui sont le nœud des rapports entre l’opinion et le gouvernement - du moins on nous les présente comme tel. Il est toujours difficile de faire l’histoire de l’opinion, mais des ouvrages comme celui de Pierre Laborie (L’Opinion française sous Vichy, Seuil « points histoire », 2001) sont devenus des classiques. On y apprend ainsi qu’alors que le maréchalisme (l’attachement à Pétain, vainqueur de Verdun, l’homme qui a fait « don de sa personne à la France », qui sera un « bouclier » contre l’occupant) est encore très majoritaire dans la population française, la rencontre de Montoire du 24 octobre 1940, et le lancement de la politique de collaboration ne sont pas compris des Français. C’est la racine d’un divorce entre l’opinion et Pétain qui prendra par la suite des proportions plus importantes.
Ainsi, l’opinion a parfois raison (en l’occurrence, elle avait mille fois raison) de ne pas « comprendre » ses dirigeants. « Comprendre »… au fil du long article du Littré, on glane : « saisir par l’esprit », « comprendre quelqu’un, entrer dans ses pensées, dans ses sentiments »… Une majorité de Français, semble-t-il, n’entrait pas dans les « pensées », dans les «sentiments » de Pétain à ce propos. On sait que pour Pétain, l’offre de collaboration devait lui permettre de garder une marge de manœuvre par rapport à l’Allemagne, et de pouvoir mener l’entreprise de « rénovation » du pays, qui reçut le nom de « Révolution nationale », et qui rompait avec les fondamentaux républicains. On sait qu’en réalité la collaboration se traduisit par une soumission toujours croissante aux exigences de l’occupant. Rien ne donne mieux l’impression du piège dans lequel le Maréchal s’était engagé en surestimant largement ses possibilités (peut-être aussi grisé de son projet réactionnaire ?) que la lecture des souvenirs de Henry du Moulin de Labarthète (Le Temps des illusions. Souvenirs (juillet 1940-avril 1942), Genève, Constant Bourquin, 1946), qui fut son chef de cabinet et, parmi les hommes de Vichy, un opposant à l’influence de Laval. La ligne Laval, qui l’emporta définitivement en 1942, avec les conséquences que l’on sait, est largement une conséquence du choix initial. De ce choix qu’en octobre 1940, l’opinion ne «comprenait » pas.
Ce qui n’est pas compris, c’est que Pétain, dont on attend une attitude digne face à l’occupant, dont on pense qu’il va faire tout ce qu’il peut pour limiter ses exigences, rencontre Hitler de sa propre initiative, lui serre la main, et annonce, si tôt, et alors que la guerre se poursuit encore, que la France va collaborer, au lieu de s’en tenir à la convention d’armistice. C’est peut-être même qu’il paraisse prêt à faire bon marché de l’honneur national pour se tourner vers des projets de politique intérieure.
Ce qui n’est pas compris, c’est finalement une dissonance, une contradiction… Adolphe Thiers n’avait pas offert à la nouvelle Allemagne, en 1871, de collaborer avec elle. Certes, les circonstances étaient différentes, mais retardant la question du choix du régime (en passant, un vilain tour joué aux monarchistes), il envoyait à l’opinion un message cohérent, et qui fut compris : l’heure n’était pas aux manœuvres de politique intérieure ni aux prises de risques inconsidérés.
Un autre Pétain se dessinait à Montoire sous le mythe du vainqueur de Verdun sacrifiant son repos…
Quand les politiques se plaignent qu’ils ne sont pas « compris » par l’opinion, c’est souvent qu’ils agissent au rebours de ce que l’on attend d’eux. C’est souvent qu’ils passent la ligne jaune du contrat tacite passé entre eux et la majorité de l’opinion. Parfois, ils le font involontairement (ce n’était sans doute pas le cas de Pétain)… Ils ne sont pas compris parce qu’ils ne sont plus lisibles, ils ne sont plus lisibles parce qu’ils brouillent leur image, ils brouillent leur image parce qu’ils agissent au rebours de ce qu’ils ont montré, de ce à quoi ils ont habitué l’opinion, des messages qu’ils ont envoyé auparavant. Ce n’est donc pas un « problème de communication » : de même qu’une bonne publicité ne peut faire vendre durablement un mauvais produit la communication ne peut pas rendre lisible une politique incohérente, elle procède au rebours, en tentant de noyer le poisson, stratégie défensive qui ne peut « mordre » sur l’opinion. Loin de moi la tentation de comparer nos modernes politiques à Pétain, mais on se trouve toujours dans le même jeu entre les attentes de l’opinion et son éventuel désarroi.
On l’a revu, pour prendre un exemple récent et beaucoup moins dramatique, pendant ces quelques semaines où notre président a multiplié les annonces, en tentant alors d’inverser sa chute dans l’opinion. Certaines, particulièrement malheureuses (comme celle qui visait à confier à la mémoire des élèves les noms d’enfants juifs déportés pendant l’occupation) étaient en outre contradictoires avec la ligne suivie pendant la campagne (se démarquer de la repentance, dans l’idée d’un rééquilibrage de la mémoire nationale, rééquilibrage d’ailleurs déjà amorcé dans les dernières années de la présidence Chirac)… Elles brouillaient l’image, elles ne pouvaient être «comprises ». Comme ces initiatives étaient improvisées, elles brouillaient aussi l’image de professionnalisme que la campagne du candidat à la présidentielle de 2007 avait dégagé. Le recentrage sur des enjeux de politique extérieure, la réactivité (dans la crise russe), plus dans ce que l’on attend de la fonction et du personnage, ont d’ailleurs inversé la tendance.
Quand une politique n’est pas « comprise », c’est tout simplement que même ceux qui globalement adhèrent à la ligne politique d’un gouvernant et à ses orientations fondamentales ne peuvent la justifier. C’est quand elle comporte des mesures qui entrent en contradiction avec l’ensemble. C’est que l’écart entre le discours et les pratiques, entre les objectifs et les moyens défie l’entendement. Ce n’est pas quand on est trop timide ou trop audacieux (ce qui s’explique aisément par des raisons stratégiques), trop négociateur ou trop brutal. C’est quand on envoie des signaux contradictoires.
Passons du gouvernement à l’opposition : François Bayrou n’a souvent pas été « compris » au municipales, quand le « ni droite ni gauche, mais les deux ensemble » est devenu « ici avec la droite, là avec la gauche ». Parce que les municipales ont mis en avant un vrai problème de fond qui est posé au Modem. Les leaders socialistes sont en ce moment peu « compris » de l’opinion, parce qu’ils se battent pour le leadership et la présidentielle en clamant ubi et orbi que cela est sans véritable importance politique. Et s’ils découplent le poste de premier secrétaire et celui de candidat à la présidentielle, cette incompréhension pourrait (sauf effondrement de l’actuelle majorité, toujours possible), durer longtemps.
Si on n’est pas compris, ce n’est pas à sa communication qu’il faut réfléchir. C’est à sa politique.

lundi 8 septembre 2008

Rentrée politique, rentrée sociale et pouvoir d'achat


Rentrée sociale chaude ou pas ? Le mécontentement chronique et un certain fatalisme se actuellement l’opinion. Le premier ministre, qui paraît requinqué, campe sur le maintien du cap des réformes, la position du président est un peu moins claire. Il est un domaine où la contrainte politique et aussi la force des habitudes pèse de tout son poids, celui des dépenses publiques… la pesanteur propre de notre Ve République est administrative. Je ne peux m’empêcher de penser que l’’Etat modernisateur des débuts de la IVe et de la Ve République a fait place à un État encore important, mais un peu à la traîne, ayant perdu sa conviction d’incarner l’intérêt général à lui seul sans parvenir à ses défaire des prérogatives attachées à cette vocation. On pense au propos de Chateaubriand sur la royauté de Saint-Louis sans la religion de Saint-Louis, qu’il appliquait à la crise que l’idée monarchique connaissait et en France à son époque.
Chateaubriand disait cela en étant monarchiste. J’écris ces lignes en étant fonctionnaire, et profondément persuadé que l’État conserve, en régime libéral, un rôle fondamental (il suffit de suivre l’actualité américaine pour s’en convaincre).
Mais cela est bien connu… c’est sur un autre point que je voudrais insister. Il y a toujours, dans l’actualité, quelque chose qui suscite l’étonnement, une orientation, une décision qui paraît surréaliste. En ce moment, pour moi, c’est la communication du gouvernement sur le pouvoir d’achat, qui me fait penser à une analyse de Tocqueville.
Ce dernier se proposait d’écrire, à la suite de l’Ancien Régime et la Révolution, une histoire de la Révolution française, dont les fragments ont été publiés dans la Pléiade, par François Furet (qui avait commencé d’y travailler avant sa mort) et Françoise Mélonio.
On retrouve dans ces fragments le sens de l’ironie, de la relativité de l’action politique, qui fait tout le sel des Souvenirs… En particulier lorsqu’il commente la décision du Conseil royal en 1788 : doublement du nombre des représentants du tiers-état, couplée avec une non-décision : remettre à plus tard la question de savoir si l’on voterait par ordre ou par tête.
« De tous les partis à prendre, écrit Tocqueville, celui-là était assurément le plus dangereux. (…) On avait fourni au Tiers État l’occasion de s’enhardir, de s’aguerrir, de se compter. Son ardeur s’était accrue sans mesure et on avait doublé le poids de sa masse. Après lui avoir ainsi permis d’abord de tout espérer, on finissait par lui laisser tout craindre. On avait mis en quelque sorte devant ses yeux la victoire, mais on ne lui avait pas donnée. On ne lui faisait que l’inviter à la prendre . »
Si le projet du roi était de combiner réforme fiscale modérée et maintien de la société d’ordres, en confirmant la sortie de la monarchie absolue, alors, effectivement, cette mesure était désastreuse.
Il est vrai que souvent les gouvernements semblent, comme le remarque Tocqueville, conspirer à leur perte. Revenons à notre gouvernement : il a un plan de réformes libérales, qui ne peuvent porter leur fruit qu’à l’horizon de quelques années. Il est dans une conjoncture économique difficile. Les caisses de l’État sont vides, dit-on, mais la réalité est pire : l’État est à la fois surendetté et en déficit. S’il y avait bien quelque chose à oublier de la campagne (Churchill disait que les partis ne pouvaient jamais être très fiers de ce qu’ils ont dit pendant une campagne électorale), c’étaient les promesses concernant le pouvoir d’achat… Et le gouvernement, tout seul, face à une opposition exsangue et des syndicats mobilisés, a mis ce thème au centre de sa communication, focalisant ainsi l’attention des médias sur le seul point sur lequel il ne peut mettre en avant aucun résultat…
Il faudrait sans doute savoir ce qui vient dans cette affaire de l’Élysée et ce qui vient de Matignon. Mais cela est une autre histoire…

vendredi 22 août 2008

Pour la rentrée scolaire


La rentrée scolaire approche. Enfants et adolescents vont, dans le flot d’informations qui va les bombarder, entendre de l’histoire. Une vision du passé qui dépasse leur mémoire, leur expérience, qui, d’une manière ou d’une autre, les situe dans l’humanité, leur sera proposée.
Quelle vision du passé proposer aux enfants ? Comme toujours quand une question compliquée se pose, il y a des gens pour tenter de la résoudre en la niant. L’obsession contemporaine pour la méthode en histoire, la technicisation croissante de notre discipline dans le secondaire à coup de prescriptions méthodologiques, de décomposition de chaque exercice en de multiples étapes, avec le risque de mourir en vue de la terre promise (qui a jamais fait dans une dissertation/composition une introduction parfaite, avec une ou des problématiques parfaites, un plan irréprochable, un développement impeccable suivi d’une conclusion d’une sûreté modèle ? Au bout de tout cela, quand vous êtes membre du jury d’écrit de l’agrégation, on vous dit : ne cherchez pas la copie parfaite, elle n’existe pas…), tout cela peut faire croire que le problème ne se pose plus.
Enseigner l’histoire aux enfants et aux adolescents, c’est toujours simplifier. Toujours laisser de côté des événements, des analyses et en mettre d’autres en avant. Cet acte ne peut être neutre, mais il est inévitable. On parle beaucoup de « retour au récit » dans l’enseignement de l’histoire, et je m’en réjouis… mais ne croyons pas que cela nous mènera à une histoire neutre. Pierre Nora a fait dans cet ouvrage classique, Les Lieux de mémoire, une analyse passionnante du « petit Lavisse », le manuel que le grand historien rédigea pour les classes du primaire, racontant l’histoire de France. Il en met au jour l’axe dominant, celui de la construction de l’État nation, et le manque d’une approche pluraliste à l’anglo-saxonne. Cela pourrait nous conduire à être bien sévères, mais posons-nous le problème à l’envers : qu’écririons-nous si, dans un petit volume illustré en gros caractères, nous devions raconter l’histoire de France ? Que mettrions-nous en avant ?
Aucun discours méthodologique ne nous fera échapper à la dialectique du Même et de l’Autre. Nous pouvons proposer aux enfants et aux adolescents un enseignement qui les aide à essayer de répondre à deux questions fondamentales : d’où venons-nous ? et : qui sommes-nous ? Les programmes du lycée (ceux du collège viennent d’être renouvelés) insistent beaucoup sur le « d’où venons-nous » en explorant les racines du monde contemporain. J’ai un regret pour le programme de seconde : l’éclipse du monde romain, et le fait qu’on ne puisse pas suivre la construction de l’État au Moyen Age. Cela conduit à enseigner l’histoire de la démocratie à la W. Bush : la citoyenneté, les grands principes démocratiques et le vote suffisent pour faire une démocratie. L’idée que la construction d’un État de droit, lente et difficile, soit un préalable n’apparaît pas. J’ai un second regret, qui peut surprendre de la part d’un contemporanéiste : au lycée, à partir du troisième trimestre de seconde, on ne fait que de l’histoire contemporaine. Cela n’éduque pas assez à l’Autre. L’habitude de comprendre des civilisations qui ont fonctionné différemment de la nôtre me paraît formatrice pour des jeunes qui grandissent à l’heure de la mondialisation…
Et puisque nous sommes dans les regrets, j’en exprime un dernier : nulle part, on ne trouve dans les programmes une vision tant soit peu continue de l’histoire nationale. Peut-être aurait-on pu la placer au collège ? Cela aurait constitué un axe, permettant de s’élargir ensuite à l’Europe et au monde…
Sortant de quelques années de travail dans l’univers des manuels scolaires, je ne voudrais pas cependant m’en tenir à la dialectique du Même et de l’Autre et à un point de vue relativiste. Il y a aussi le fait, tout simplement. Des gens, des actions… on ne peut pas tout dire en histoire, mais tout ce qu’on dit doit être vrai et vérifiable. On peut ne pas tout raconter, mais il faut raconter précisément. Et ce n’est pas la « leçon de morale » qu’un universitaire assènerait à ses collègues du secondaire : quand je prépare un cours sur des sujets que je crois bien connaître, je suis toujours surpris de tout ce que j’apprends en cherchant simplement à faire une chronologie des faits bien établis.