J’ai une impression très forte autour de cette crise financière et des rumeurs de récession. L’impression que ce ne sont pas seulement les places boursières qui paniquent (après tout, on sait que les limites de l’homo oeconomicus sont entre autres la panique et les phénomènes de contagion émotionnelle, et la bourse est le lieu idéal pour ça), mais aussi les commentateurs. Au point de revenir à une célébration inconditionnelle de l’interventionnisme étatique, de ne même plus se poser la question du coût financier des différents plans échafaudés à la hâte, de voir, comme autour du 11 septembre 2001, des tournants décisifs là où il n’y en a pas toujours.
Quand l’événement paraît énorme, il paralyse non seulement le jugement, mais les conditions intimes du jugement sain. La panique pousse les commentateurs à se raccrocher à n’importe quelle idée dès qu’il voit trois autres naufragés de la pensée s’y agglutiner… elle permet aussi d’éprouver ses propres certitudes. Je vais me permettre de tester les miennes :
Première conviction : le marché reste le meilleur incitateur à produire des richesses. Les principaux acteurs, producteurs, consommateurs, intermédiaires, y sont motivés comme Smith le disait non pas par la bienveillance, mais par le souci de leur intérêt financier. L’alternative communiste est morte de ne pas avoir su motiver (autrement que par la terreur) les acteurs économiques. Les penseurs socialistes du XIXe siècle sentaient bien que le problème de la motivation des acteurs économiques était le plus redoutable dès lors que l’on voulait proposer une nouvelle organisation de l’économie : Fourier croyait avoir trouvé un système qui permettait à chacun de contribuer au bien commun en suivant en tout domaine l’inspiration de sa fantaisie, Owen croyait au poids de la pression sociale, du regard louangeur ou désapprobateur d’autrui, Cabet voyait ses Icariens stimulés en permanence par des chants patriotiques, et même Proudhon était obligé de prévoir dans ses ateliers coopératifs un « surveillant » afin qu’il soit clair que chacun faisait sa part de travail, ni plus ni moins…
Il faut donc prendre à leur juste valeur les propos de ceux qui affirment qu’ils vont, ou qu’il faut « refonder le capitalisme », car le marché restera son fondement, et ceux qui affirment qu’ils vont le « moraliser », car la quête du profit restera à sa base.
Seconde conviction : le capitalisme génère régulièrement des crises. Celles-ci commencent comme la sanction de comportements économiques aberrants, de prises de risques inconsidérées (la crise des subprimes en est une illustration). Il y a une affirmation de Péguy que j’aime beaucoup, selon laquelle il n’y a pas de miracle en économie (on peut y joindre une autre du même auteur, selon laquelle la démagogie est essentiellement une exploitation politique de l’idée de miracle). Tout se paie, le drame étant que les fautes des uns sont en outre payées par les autres. Les phases de récession (relative ou absolue) paraissent inévitables : le tout est de savoir si elles sont sectorielles ou générales, et surtout quelles sont leur portée et leur ampleur. On avait cru pendant les Trente Glorieuses avoir trouvé la formule de la croissance régulière et indéfinie : le premier choc pétrolier avait alors fait déchanter les décideurs.
Troisième conviction : il y a toujours dans la vie économique un certain degré de régulation, au sens où les acteurs exercent leur liberté dans un cadre institutionnel (l’entreprise, la bourse…). L’hypothèse selon laquelle l’économie de marché serait la forme « naturelle » de l’économie ne veut pas dire qu’elle s’exerce à l’état sauvage, mais qu’elle convient le mieux à la « nature » de l’homme, si tant est qu’on puisse la cerner. Le vrai débat porte donc sur le type de régulation que l’on peut effectivement exercer et sur le degré de régulation au-delà duquel on entraverait les initiatives et on gênerait l’innovation.
Ces trois convictions me donnent, actuellement, quelques inquiétudes liées à la manière dont les débats contemporains se présentent et à la situation française.
Tout d’abord, il ne faut pas confondre le débat sur la régulation et celui sur les interventions ponctuelles des États afin de garantir le système bancaire. Rien ne nous dit aujourd’hui que ces interventions seront suffisantes. Je pense que derrière la nécessité régulatrice et derrière la légitimité d’interventions ponctuelles, et en confondant les deux, on réintroduit en France, à la fois chez les socialistes (Arnaud Montebourg en est un bon témoin) et chez les néogaullistes, l’idée d’un pilotage de l’économie par l’État, en oubliant 1) que le degré d’interpénétration des économies le rend impossible 2) que l’État en France a déjà bien du mal à se piloter lui-même 3) que la situation des finances publiques limite considérablement l’indépendance d’un État lui-même tributaire des banques 4) que le capitalisme français, du fait de l’interpénétration de la haute fonction publique et du haut patronat, présente déjà un fort degré de symbiose entre l’État et le monde de la finance. Présenter la situation en mettant face à face un libéralisme absolu et un interventionnisme auquel on ne demande aucun compte, c’est l’occasion pour tous ceux qui refusent la modernisation de l’État d’achever leur fuite en avant. Je ne donne pas cher d’une France émancipée des obligations européennes auxquelles elle avait librement souscrit et qu’elle a déjà atténué en 2003 (voir l’essai très stimulant et volontiers provocant de Philippe Riès, L’Europe malade de la démocratie, Paris, Grasset, 2008), quand on sait que le déficit ne sert pratiquement qu’à couvrir des dépenses courantes.
Second point : dans la mesure où la crise financière est en partie (mais en partie seulement) psychologique, l’aspect « communicateur –réactif » du président Sarkozy peut être un atout et se révéler précieux. Mais nous risquons de payer très cher un aspect particulier de la composition gouvernementale : l’élément centriste, et donc européen, y est faible, on a fait place a des ralliés qui peinent à s’imposer dans la majorité en laissant dehors des politiques mieux ancrés dans la majorité présidentielle. D’autre part, le bilan le plus clair (pour l’instant) de l’action de François Bayrou a été de parachever l’émiettement de la famille centriste. Le poids politique du centre aurait pourtant en ce moment deux vertus : empêcher que l’ancrage européen de la France ne soit mis en péril et introduire un gros bon sens qui, certainement, ne suffit pas à lui seul à faire une politique, mais peut jouer un rôle pondérateur.
Ma dernière inquiétude porte enfin sur les effets paradoxaux du discours volontariste en politique. À proclamer à tout bout de champ que l’on peut tout, à donner une image absolument plastique de la réalité économique, on triomphe facilement quand les élites économiques paraissent disqualifiées dans l’opinion. Mais il est alors bien difficile justifier les efforts que l’on peut être obligé de demander au pays. La crise permet au gouvernement de prolonger son jeu d’équilibre entre la ligne réformatrice-libérale et la ligne Guaino, sans chercher une synthèse cohérente qui nécessiterait de renoncer consciemment à certains projets, à certaines ambitions. Elle renforce pour l’instant tous les écrans de fumée du paysage politique français…
Quand l’événement paraît énorme, il paralyse non seulement le jugement, mais les conditions intimes du jugement sain. La panique pousse les commentateurs à se raccrocher à n’importe quelle idée dès qu’il voit trois autres naufragés de la pensée s’y agglutiner… elle permet aussi d’éprouver ses propres certitudes. Je vais me permettre de tester les miennes :
Première conviction : le marché reste le meilleur incitateur à produire des richesses. Les principaux acteurs, producteurs, consommateurs, intermédiaires, y sont motivés comme Smith le disait non pas par la bienveillance, mais par le souci de leur intérêt financier. L’alternative communiste est morte de ne pas avoir su motiver (autrement que par la terreur) les acteurs économiques. Les penseurs socialistes du XIXe siècle sentaient bien que le problème de la motivation des acteurs économiques était le plus redoutable dès lors que l’on voulait proposer une nouvelle organisation de l’économie : Fourier croyait avoir trouvé un système qui permettait à chacun de contribuer au bien commun en suivant en tout domaine l’inspiration de sa fantaisie, Owen croyait au poids de la pression sociale, du regard louangeur ou désapprobateur d’autrui, Cabet voyait ses Icariens stimulés en permanence par des chants patriotiques, et même Proudhon était obligé de prévoir dans ses ateliers coopératifs un « surveillant » afin qu’il soit clair que chacun faisait sa part de travail, ni plus ni moins…
Il faut donc prendre à leur juste valeur les propos de ceux qui affirment qu’ils vont, ou qu’il faut « refonder le capitalisme », car le marché restera son fondement, et ceux qui affirment qu’ils vont le « moraliser », car la quête du profit restera à sa base.
Seconde conviction : le capitalisme génère régulièrement des crises. Celles-ci commencent comme la sanction de comportements économiques aberrants, de prises de risques inconsidérées (la crise des subprimes en est une illustration). Il y a une affirmation de Péguy que j’aime beaucoup, selon laquelle il n’y a pas de miracle en économie (on peut y joindre une autre du même auteur, selon laquelle la démagogie est essentiellement une exploitation politique de l’idée de miracle). Tout se paie, le drame étant que les fautes des uns sont en outre payées par les autres. Les phases de récession (relative ou absolue) paraissent inévitables : le tout est de savoir si elles sont sectorielles ou générales, et surtout quelles sont leur portée et leur ampleur. On avait cru pendant les Trente Glorieuses avoir trouvé la formule de la croissance régulière et indéfinie : le premier choc pétrolier avait alors fait déchanter les décideurs.
Troisième conviction : il y a toujours dans la vie économique un certain degré de régulation, au sens où les acteurs exercent leur liberté dans un cadre institutionnel (l’entreprise, la bourse…). L’hypothèse selon laquelle l’économie de marché serait la forme « naturelle » de l’économie ne veut pas dire qu’elle s’exerce à l’état sauvage, mais qu’elle convient le mieux à la « nature » de l’homme, si tant est qu’on puisse la cerner. Le vrai débat porte donc sur le type de régulation que l’on peut effectivement exercer et sur le degré de régulation au-delà duquel on entraverait les initiatives et on gênerait l’innovation.
Ces trois convictions me donnent, actuellement, quelques inquiétudes liées à la manière dont les débats contemporains se présentent et à la situation française.
Tout d’abord, il ne faut pas confondre le débat sur la régulation et celui sur les interventions ponctuelles des États afin de garantir le système bancaire. Rien ne nous dit aujourd’hui que ces interventions seront suffisantes. Je pense que derrière la nécessité régulatrice et derrière la légitimité d’interventions ponctuelles, et en confondant les deux, on réintroduit en France, à la fois chez les socialistes (Arnaud Montebourg en est un bon témoin) et chez les néogaullistes, l’idée d’un pilotage de l’économie par l’État, en oubliant 1) que le degré d’interpénétration des économies le rend impossible 2) que l’État en France a déjà bien du mal à se piloter lui-même 3) que la situation des finances publiques limite considérablement l’indépendance d’un État lui-même tributaire des banques 4) que le capitalisme français, du fait de l’interpénétration de la haute fonction publique et du haut patronat, présente déjà un fort degré de symbiose entre l’État et le monde de la finance. Présenter la situation en mettant face à face un libéralisme absolu et un interventionnisme auquel on ne demande aucun compte, c’est l’occasion pour tous ceux qui refusent la modernisation de l’État d’achever leur fuite en avant. Je ne donne pas cher d’une France émancipée des obligations européennes auxquelles elle avait librement souscrit et qu’elle a déjà atténué en 2003 (voir l’essai très stimulant et volontiers provocant de Philippe Riès, L’Europe malade de la démocratie, Paris, Grasset, 2008), quand on sait que le déficit ne sert pratiquement qu’à couvrir des dépenses courantes.
Second point : dans la mesure où la crise financière est en partie (mais en partie seulement) psychologique, l’aspect « communicateur –réactif » du président Sarkozy peut être un atout et se révéler précieux. Mais nous risquons de payer très cher un aspect particulier de la composition gouvernementale : l’élément centriste, et donc européen, y est faible, on a fait place a des ralliés qui peinent à s’imposer dans la majorité en laissant dehors des politiques mieux ancrés dans la majorité présidentielle. D’autre part, le bilan le plus clair (pour l’instant) de l’action de François Bayrou a été de parachever l’émiettement de la famille centriste. Le poids politique du centre aurait pourtant en ce moment deux vertus : empêcher que l’ancrage européen de la France ne soit mis en péril et introduire un gros bon sens qui, certainement, ne suffit pas à lui seul à faire une politique, mais peut jouer un rôle pondérateur.
Ma dernière inquiétude porte enfin sur les effets paradoxaux du discours volontariste en politique. À proclamer à tout bout de champ que l’on peut tout, à donner une image absolument plastique de la réalité économique, on triomphe facilement quand les élites économiques paraissent disqualifiées dans l’opinion. Mais il est alors bien difficile justifier les efforts que l’on peut être obligé de demander au pays. La crise permet au gouvernement de prolonger son jeu d’équilibre entre la ligne réformatrice-libérale et la ligne Guaino, sans chercher une synthèse cohérente qui nécessiterait de renoncer consciemment à certains projets, à certaines ambitions. Elle renforce pour l’instant tous les écrans de fumée du paysage politique français…