vendredi 31 mai 2013

Sur Georges Pompidou

 Je place pour une fois sur ce blog un texte académique, prononcé au colloque sur les élections de 1969. C'est que la figure de Georges Pompidou continue à me fasciner, ce "gaulliste non-gaulliste", ce libéral sensible au rôle de l'Etat, ce personnage cultivé sensible à la solitude du pouvoir.



Pompidolisme et gaullisme

Pompidolisme et gaullisme… Les noms en « isme » sont le pain quotidien de l’historien des idées et posent toujours le même problème : s’agit-il de systèmes cohérents ou d’un corpus de principes pas forcément organisés ni fixe qui guideraient l’action politique ? Quand ils sont forgés à partir d’un nom propre, le problème est encore plus fort, et quand ce nom propre est celui d’un leader politique, la difficulté augmente : confrontés à l’action et à ses contraintes, les politiques doivent faire preuve de pragmatisme, contourner, négocier. Dans Le fil de l’épée, publié en 1932, Charles Gaulle lui-même écrit que le politique « gagne le but par les couverts[1] ».

Pour résoudre ce problème, on peut se placer pour commencer dans la logique d’une « épistémologie politique » individuelle. Une expression bien compliquée pour expliquer qu’il faut partir de la manière dont Charles de Gaulle et Georges Pompidou voient l’action politique, et la société sur laquelle elle s’exerce. Nous laisserons donc de côté ici l’étude des soutiens et des mouvements, qui serait pourtant décisive, pour nous concentrer sur cet enjeu initial. Notre pari est qu’il demeure éclairant, quand bien même il n’épuise pas, et de loin, la question.

Charles de Gaulle a beaucoup plus écrit que Georges Pompidou. Pourtant, les textes de ce dernier sont d’une densité remarquable, et nous fournissent une matière suffisante. Le corpus pompidolien a été renforcé par la publication récente des Lettres, notes et portraits qui permettent d’éclairer beaucoup de point délicats[2]. Mais, outre ses mémoires esquissés parus en 1982, on disposait déjà avec l’ouvrage, lui aussi inachevé, paru en 1974, Le nœud gordien[3], d’un exposé plus systématique des conceptions pompidoliennes.

Bref, nous  aborderons la pensée pompidolienne en la comparant avec la pensée gaullienne, pour nourrir à nouveau le débat sur pompidolisme et gaullisme. Il y a à cette restriction une autre justification : le néologisme de pompidolisme, qui surgit alors que Georges Pompidou est candidat à la magistrature suprême, n’a pas été durable, et la question de savoir si Georges Pompidou enterre ou sauve le gaullisme comme courant politique tourne beaucoup autour de la question de la fidélité ou pas de l’ancien premier ministre aux grandes intuitions du Général.

Nous mènerons cette démarche autour de la question du pouvoir et de celle de la société, avant de conclure sur la question clef du destin national.

Les deux hommes ont beaucoup réfléchi à ce qu’était le pouvoir, l’un avant de l’exercer (c’est l’objet, en partie, du Fil de l’épée), l’autre en observant d’abord Charles de Gaulle comme conseiller et spectateur privilégié, puis en l’exerçant, en particulier à partir de la seconde moitié de 1958, quand il joue son premier grand rôle, celui de directeur de cabinet du Général à Matignon.

 Une différence marquée entre les deux hommes est que cette réflexion a pris d’abord chez Charles de Gaulle un tour personnel. Lors d’une entrevue avec André Malraux et Georges Pompidou qui viennent de lire, avant publication, le premier volume de ses mémoires, le second exprime le regret que le Général soit resté muet sur les origines de sa vocation. Quand a-t-il commencé à penser qu’il devait assumer le destin national ? « Depuis toujours ». Telle est le cœur de la réponse du grand homme. Cela a tant marqué Georges Pompidou que ce propos gaullien est cité dans les deux portraits qu’il consacre à de Gaulle, celui de 1958 et celui de 1973, qui figurent dans les Lettres, notes et portraits.

Cette « foi » (le mot est employé par Georges Pompidou) de de Gaulle dans sa vocation, dans l’idée qu’il est appelé à jouer un grand rôle est sans doute la différence majeure entre les deux hommes. Attestée par bien d’autres sources, comme les Lettres notes et carnets, elle est au cœur de l’entreprise du Fil de l’épée. Quand de Gaulle inventorie les sources du prestige dont le chef ne peut se passer, surtout dans la société moderne, c’est à lui et à son destin qu’il pense. Cela donne tout le sens à la formule suivante : « on ne fait rien de grand sans de grands hommes, et ceux-ci le sont pour l’avoir voulu[4]. »
Ces sources sont au nombre de trois : « réserve, caractère, grandeur[5] ». Le mystère doit entourer le chef, celui-ci doit être apte à prendre tous les risques de la décision, et il doit fixer à ceux qu’il veut entraîner des buts élevés.  Il y a donc un personnage à construire pour être à la hauteur d’un grand destin. Cette construction du personnage est centrale chez de Gaulle, elle explique la solitude qu’il revendique[6].

Georges Pompidou, et c’est pour cela qu’il a pu être l’homme de la transition, s’est mis à l’école de Charles de Gaulle pour les deuxièmes et troisièmes sources, et a laissé de côté la première. Non pas qu’il n’ait pas su garder ses distances ; ce qu’il n’a pas repris à son compte, c’est l’aura de mystère, la construction d’un personnage solitaire et inaccessible dans laquelle de Gaulle s’est très vite engagé. Sans la condamner tout d’abord chez le général. Il en est bien plutôt, jusqu’à la prise de distance de la fin des années 1960, le spectateur fasciné.

Dans le portrait de 1958, Georges Pompidou met en avant deux caractéristiques essentielles du Général : la « foi en sa mission » d’une part, le « réalisme et la profondeur de son génie » d’autre part, et s’émerveille que ces deux traits s’harmonisent et ne se contrarient pas. Il s’étonne de la première caractéristique, et admire profondément la seconde, en invoquant le « génie propre (de Charles de Gaulle), qui lui donne sur les événements une vue plus profonde, plus synthétique, plus lointaine qu'à aucun des hommes qu’il m’a été donné d’approcher[7] ». In fine, il note aussi l’insensibilité aux motifs bas, mesquins ou médiocres.

C’est l’intelligence, l’élévation de Charles de Gaulle et sa capacité de décision qui ont conquis Georges Pompidou. Les deux hommes partagent un remarquable esprit de synthèse – l’esprit de synthèse est sans doute la ressource principale du caméléon intellectuel qu’est Georges Pompidou, et qui fit vite de lui une indispensable compétence. Ils savent voir large et haut à partir d’un problème précis. Dans le portrait de 1973, Pompidou, président de la République, précise les choses, et ici l’amertume n’a aucune part :

« Intellectuellement, il m’a révélé à moi-même. (…) Il m’a donné ce que je n’avais pas, le goût de l’action, il m’a révélé à moi-même mes propres possibilités, il m’a appris à élever systématiquement le débat, et, surtout, à ne pas céder à la facilité[8]. »

On est là au cœur de la continuité entre les deux hommes, comme héritage reçu et mis en pratique. Deux hommes aptes à dégager les enjeux et à trancher, et habités par l’idée de la grandeur, pour reprendre le terme par lequel Maurice Vaïsse a choisi de désigner la politique extérieure gaullienne. La discontinuité se situe dans la conception du dirigeant – je le redis, elle n’est pas d’abord conflictuelle, mais elle ne peut que le devenir au fur et à mesure que Georges Pompidou s’affirme, dans le schéma classique des relations entre un responsable et son héritier présomptif.

Blessé par les circonstances de sa démission en 1968 (ce qu’il n’avoue pas) et par le défaut de soutien du Général au moment de la pénible affaire Markovic, le Georges Pompidou de 1973 revient sur le mépris (plus affecté que réel, précise-t-il) où le général de Gaulle tenait ses contemporains. Explicitement, il lie ceci à l’attitude du président envers sa femme au moment de l’affaire.

« Soyez dur, Pompidou », me disait-il… La solitude et la relative inhumanité liée à la construction volontaire d’une personnalité de leader, de Gaulle l’avait très tôt assumée. Citons encore une fois Le fil de l’épée : « L’homme d’action ne se conçoit guère sans une forte dose d’égoïsme, d’orgueil, de dureté, de ruse[9] ». C’est tout cela qui fit douter de la foi chrétienne de Charles de Gaulle – et Pompidou se pose d’ailleurs aussi la question, tout en y donnant au final une réponse plutôt affirmative.
Rien n’est plus différent de l’optique de Charles de Gaulle que la manière dont Georges Pompidou dans Le nœud gordien profile les dirigeants dont le pays aura besoin. Il ne voue pas un culte aux technocrates, mais il ne se replie pas sur la figure gaullienne du chef :

« Je soutiendrais volontiers qu’exiger des dirigeants du pays qu’ils sortent de l’E.N.A. ou de Polytechnique est une attitude réactionnaire qui correspond exactement à l’attitude du pouvoir royal à la fin de l’Ancien Régime exigeant des officiers un certain nombre de quartiers de noblesse. La République doit être celle des « politiques » au sens vrai du terme, de ceux pour qui les problèmes humains l’emportent sur tous les autres, ceux qui ont de ces problèmes une connaissance concrète, née du contact avec les hommes, non d’une analyse abstraite ou pseudo-scientifique de l’homme[10]. »

Charles de Gaulle a toujours voulu s’inscrire dans l’Histoire. Pas Georges Pompidou. Ses lettres de jeunesse montrent un formidable désir de vivre, dans lequel la politique est au même rang que l’amour, la littérature ou la réussite matérielle. Converti à l’action publique, devenu président, il écrit dans ses mémoires inachevés qu’il ne souhaite pas que les manuels d’histoire parlent de lui, parce que quand on ne parle pas des dirigeants, c’est que les peuples sont heureux.

La grandeur nationale est couplée pour lui avec le bonheur des citoyens. Elle n’est plus, à la fin de sa vie, le ressort qui, comme dans les Mémoires de guerre du général, permettrait aux Français de surmonter leurs divisions chroniques. Comme il l’écrit dans une lettre à Philippe de Saint Robert, le 9 mars 1973, « le rêve est l’apanage des dirigeants[11] », et la grandeur nationale ne rassemble plus à elle seule.

Dans Le nœud gordien, le dirigeant doit être proche des besoins des citoyens : « C’est en fréquentant les hommes, en mesurant leurs difficultés, leurs souffrances, leurs désirs et leurs besoins immédiats, tels qu’ils les ressentent ou tels parfois qu’il faut leur apprendre à les discerner, qu’on se rend capable de gouverner, c’est-à-dire, effectivement, d’assurer à un peuple le maximum de bonheur compatible avec les possibilités nationales et la conjoncture extérieure[12]. »

Le rapport même à la solitude du pouvoir est donc profondément différent chez les deux hommes. On le saisit en maints endroits, en particulier dans cette lettre à François Mauriac du 12 janvier 1970 : « J’ai heureusement le don de l’obstination, mais je supporte mal la solitude qui s’empare d’un seul coup des chefs d’État [13]».

Et pourtant, comme on l’a dit et répété, Georges Pompidou est l’homme qui a garanti la continuité du régime, qui a sauvé l’essentiel de l’héritage du général de Gaulle, prévoyant et assumant la présidentialisation, et donnant à la Cinquième République une possibilité de durée qui n’apparaît comme évidente que rétrospectivement.

C’est qu’en ce qui concerne le rapport de l’État et de la société, les deux hommes convergent en venant de générations et de milieux idéologiques très différents. La conscience de cette différence s’exprime clairement dans une lettre à François Mauriac, écrite à l’occasion du 80ème anniversaire de l’écrivain : « Ce n’est pas le hasard qui vous a conduit du côté du général de Gaulle. Tous deux issus d’une bourgeoisie traditionnelle, pétris de votre passé, vous avez compris et parfois devancé le monde actuel. Vous êtes les véritables novateurs, les véritables jeunes et non pas tous ces bons esprits à peine adultes et qui sont déjà d’incurables conservateurs[14] ».

On sait que Charles de Gaulle, dès la Seconde guerre mondiale, a développé une vision de la société moderne qui doit beaucoup à la fois au catholicisme social et à la réflexion catholiques non conformiste des années 1930, selon laquelle la tendance à l’organisation qui caractérise l’ère des masses et la mécanisation peuvent broyer l’individu dans une société déshumanisée. Georges Pompidou, quant à lui, khâgneux et normalien, fils de socialiste, d’abord séduit par le pacifisme, commence alors qu’il se désenchante à trouver des fondamentaux politiques.  Le samedi 21 mars 1931, il écrit à son ami Robert Pujol : « Dans l’ensemble, nous sommes à la fin d’un monde tandis que je crois bien qu’il se prépare une nouvelle société, étatisée, mécanisée, américaine en un mot[15] ».

La conviction selon laquelle la modernisation économique risque d’aboutir à un pouvoir d’Etat fort et autoritaire, selon laquelle elle disqualifie le parlementarisme classique, qui est tout à fait dans le climat intellectuel des années 1930, est très explicite à partir des commencements de son engagement public. Il couple comme Charles de Gaulle l’inquiétude quant aux conséquences politiques de la modernisation ; rappelons que récemment, dans un livre de souvenirs et de réflexion, Robert Poujade a défini le projet gaulliste comme une volonté d’encadrer la modernisation. Avec une différence notoire : Charles de Gaulle croit davantage à la possiblité d’organiser la société que Georges Pompidou, qui ne semble pas avoir été touché par le projet de s’appuyer sur les « forces vives » de la nation. Il est tout à fait pertinent, me semble-t-il, d’inscrire Georges Pompidou dans la lignée si française du « libéralisme d’État ».

Il faut un État fort et un pouvoir fort ; ce pouvoir devra cependant rester respectueux des libertés démocratiques. D’où l’inquiétude de Georges Pompidou en 1947, et son scepticisme face à l’aventure du RPF. Dans une lettre à René Bouillet, l’ancien condisciple qui l’a introduit au cabinet de Charles de Gaulle à la Libération, et dont il sait la fibre démocrate-chrétienne, il dit à la fois sa conviction que le système peut s’effondrer, que le Général peut revenir au pouvoir, et son inquiétude quant à la suite : « Arrivera-t-il à garder ses distances entre le gouvernement sans autorité et le gouvernement de dictature personnelle. Arrivera-t-il à éliminer la camarilla ou, tout au moins, à la tenir à sa place ? (…) Je crois nécessaire, affirme Georges Pompidou, de tenir ma place dans le système pour faire entendre la voix du bon sens, du sérieux et de l’esprit démocratique[16]. »

La convergence entre les deux hommes se joue dans l’idée que la modernisation est fatale (et qu’il faut s’y engager résolument pour maintenir le rang de la France et la prospérité du pays), mais qu’elle s’accompagne d’une crise de civilisation. Le célèbre discours du 14 mai 1968 à l’Assemblée nationale, dont les analyses sont reprises dans Le nœud gordien, fait écho à sa manière aux analyses du Fil de l’épée et au discours de l’Albert Hall du 15 novembre 1941.

La société moderne se trouve pour Georges Pompidou travaillée par deux tendances : la diffusion de « l’anarchie dans les mœurs » et « l’accroissement illimité du pouvoir étatique ». Cette vision de l’anarchie, Georges Pompidou y est d’autant plus sensible qu’il l’a constaté dans son milieu d’origine, le milieu universitaire (au sens large) auquel il reste pourtant  fort attaché. Un texte de 1959 des Lettres, notes et témoignages consacré à l’Université croque au passage le monde de ceux qui « confondent le liberté et l’anarchie », et « hommes probes et austères », « se complaisent dans une sorte de dévergondage mental qu’ils prennent pour la liberté de l’esprit[17] ».

On comprend mieux le scepticisme de Georges Pompidou tant vis-à-vis des idées des gaullistes de gauche que de l’expression de « nouvelle société ». La formule par laquelle il définit l’art de gouverner place face à face l’État et une société éclatée : « Gouverner, c’est faire prévaloir sans cesse l’intérêt général contre les intérêts particuliers, alors que l’intérêt général est toujours difficile à définir et prête à discussion, tandis que l’intérêt particulier est ressenti comme une évidence et s’impose à chacun sans qu’il y ait place pour le doute[18]. »

C’est tout le sens de l’interrogation finale du Nœud gordien : il faut donc parvenir à « recréer un ordre social », mais « la question est de savoir si ce sera en imposant une discipline démocratique garante des libertés ou si quelque homme fort et casqué tirera l’épée comme Alexandre[19]. » D’où une interrogation sur les modalités et l’assouplissement éventuel de l’action de l’État, qui me paraît avoir été peu poursuivie après lui.

L’héritage pompidolien est celui d’un homme qui a observé de Gaulle, qui est, comme il le rappelle dans le second portrait, celui de 1973, un des hommes qui connaît le mieux le Général. Qui est admiratif de Charles de Gaulle, mais qui est très soucieux de son indépendance d’esprit, et sans doute estimé précisément pour cela, autant que par sa compétence, par le Général. Un gaulliste exempt du culte du chef, si on ose. Non trempé non plus dans les grands mythes originels, comme celui qui transporte la France à Londres le 18 juin 1940. Si la Seconde guerre mondiale reste pour lui, comme on lui a reproché de l’avoir dit, « le temps où les Français ne s’aimaient pas », c’est que cet homme qui n’a pas résisté sait bien que la réalité est plus complexe.

Et comment ne le saurait-il pas quand il peut saisir à quel point de Gaulle lui-même n’est pas dupe de son personnage ni des grandes simplifications qu’il peut juger nécessaire. En témoigne cette note du 28 mars 1951 :

« J’annonce, assez maladroitement, la mort du maréchal Pétain en disant « Pétain est mort ». « Oui, le Maréchal est mort », me répond-il. (…) J’ajoute : « En tout cas, c’est une affaire liquidée. – Non, c’est un grand drame historique, et un drame historique n’est jamais terminé[20]. » »

Pompidou est proche du général quand celui-ci relativise même l’épopée de la France Libre. Nous sommes en 1952 : « Le 15 mai me parle de l’Afrique du Nord et assez bien, me fait son topos sur la rapidité de la décadence. « Commencée depuis le milieu du XVIIIe siècle : depuis il n’y a eu que des sursauts. Le dernier a été la guerre de 14. La dernière fois j’ai bluffé et en bluffant j’ai pu écrire les dernières pages de l’histoire de France[21]. »

Dans la lettre à Philippe de Saint Robert déjà citée, Georges Pompidou considère que le pays ne s’est jamais vraiment remis de l’effondrement de 1940. Il a cependant tenté de concilier le maintien d’une politique de grandeur et l’accompagnement d’un inévitable désenchantement du gaullisme, à vrai dire commencé dès l’orée des années 1960. Il ne pouvait ainsi fonder un « pompidolisme », mais il a fait sans doute une œuvre plus durable, en faisant passer la Ve République d’un régime d’exception, lié à une personnalité exceptionnelle, à un régime installé, susceptible de connaître l’alternance.







[1] Charles de Gaulle, Le fil de l’épée, Paris, Flammarion, 1932, p. 148.
[2] Georges Pompidou, Lettres, notes et portraits. 1928-1974. Témoignage d’Alain Pompidou. Préface d’Éric Roussel, Paris, Robert Laffont, 2012.
[3] Georges Pompidou, Le nœud gordien, Paris, Plon, 1974 ; rééd. Flammarion, 1984.
[4] Le fil de l’épée, p. 183.
[5] Le fil de l’épée, p. 83.
[6] Cf. entre autres articles du même dictionnaire tournant autour de cette question le remarquable article « Moi » de Corinne Maier dans Claire Andrieu, Philippe Braud et Guillaume Piketty, Dictionnaire de Gaulle, Paris, Laffont, 2006.
[7] Lettres, notes et portraits, p. 283.
[8] Lettres, notes et témoignages, p. 479.
[9] Le fil de l’épée, p. 81.
[10] Le nœud gordien, p. 202.
[11] Lettres, notes et portraits, p. 491.
[12] Le nœud gordien, p. 203.
[13] Lettres, notes et portraits, p. 439.
[14] Lettre du 7 octobre 1965, Lettres, notes et portraits, p. 381.
[15] Lettres, notes et portraits, p. 141.
[16] Lettre du 7 juin 1947, Lettres, notes et portraits, p. 196.
[17] Lettres, notes et portraits, p. 292.
[18] Le nœud gordien, p. 57.
[19] Le nœud gordien, p. 205.
[20] Lettres, notes et portraits, p. 221-222.
[21] Note du 18 mai 1952, Lettres, notes et portraits, p. 234.

lundi 13 mai 2013

Du négatif en politique.


Depuis qu’il y a une opinion politique – et cela fait bien longtemps – la tentation est grande de souffler sur les braises, d’attiser les mécontentements, de surfer dessus pour parvenir au pouvoir. Mobiliser contre, la chose est relativement aisée. On agrège ainsi tous les sujets de mécontentements. Je me souviens d’une discussion au café, en 2005, avec un ami universitaire, en plein cœur de la campagne sur le traité constitutionnel. Cet homme de droite, à égale distance du libéralisme et du conservatisme, illustration de  ce catholicisme traditionnel qui a survécu aux assauts de «  l’év-angélisme » politique des années 1970 et 1980, militait pour le « non » et me disait à peu près ceci :

« Nous allons poser les bases d’un rassemblement politique du camp du « non ». Il nous faut plus de libéralisme à l’intérieur et plus de protectionnisme à l’extérieur, et remettre en chantier un nouvel ordre monétaire mondial. »

Mis en regard de la composition du camp du « non », ces espérances me semblaient irréalistes. Qu’y trouvions-nous alors ? Les troupes de la CGT, le parti communiste, la gauche sincère ou stratégico-stratégique du parti socialiste, qui affichaient une hostilité au libéralisme ; des tenants d’une laïcité de combat et des catholiques bouillants, qui ne se retrouvaient que dans l’hostilité à l’Islam ; des souverainistes qui se réclamaient de l’héritage gaulliste, des membres de l’extrême droite hostiles à toutes les formes de mondialisation ; quelques libéraux anti-keynésiens et quelques orphelins du « libéralisme d’État » à la française (dont mon interlocuteur) ; des démocrates sincères hostiles au côté technocratique de la construction européenne.

Parmi les électeurs, des citoyennes et des citoyens troublés par la complexité du traité, inquiets de son éventuelle irréversibilité,  déçus par les partis de gouvernement dont les dirigeants prônaient le « oui », gênés de ne pas avoir le choix entre deux projets (ce qui aurait été diplomatiquement impossible). Pas mal de dynamisme et de créativité (je me souviens du clip où l’on voyait une jeune mariée coiffée d’un bonnet phrygien, demandant pourquoi on lui demandait de dire « oui » alors qu’elle n’avait pas le droit de dire « non »).

Face à cela, un camp du « oui » se contentant de marteler que le « non » serait une catastrophe, sans mesurer le besoin de se désennuyer, de se changer les idées, de se défouler qui peut tarauder des électeurs et qu’ils attisaient involontairement. Un camp du « oui » (et j’en sais quelque chose, j’en étais) qui à force de se présenter comme celui de la responsabilité et de l’intelligence sans faire campagne sur le fond des choses se mettait bien des gens à dos. Un camp appuyé sur un secrétaire général du PS (François Hollande) ouvertement désavoué par une partie de ses troupes « nonistes » (Jean-Luc Mélenchon, Laurent Fabius), sur un président de la République arrivé à l’âge où l’on sait trop de choses pour avoir l’influx nécessaire à la lutte et un premier ministre carbonisé.
Un camp qui en outre devait accomplir la tâche la plus difficile : défendre ce qui existe, avec son lot d’imperfections, face à ceux qui pouvaint se dispenser de toute perspective réaliste et vendre des « plans B ».

J’interrogeai mon interlocuteur : au-delà de la victoire « noniste » qui était déjà largement prévisible, comment pouvait-on rassembler un camp sans leader, sans organisation stable, sans projet défini ? Au-delà du « formidable moment de démocratie » que l’on nous sert pour qualifier les moments où tout le monde se hurle à la face  et où les énormités volent bas, il était peu probable qu’on ait jamais l’occasion de célébrer rétrospectivement 2005 comme l’an I d’une nouvelle  ère de la politique nationale.  Mais mon collègue m’avait redit son optimisme. Il sentait bien qu’il allait gagner la première manche.

Je repense souvent à cette conversation pourtant peu mémorable, parce qu’elle illustre l’éternelle tentation de la politique du pire. Attiser les mécontentements, s’en faire le porte-parole, cela n’est pas simple, mais c’est faisable. Accroître les divisions de la nation, faire monter l’exaspération plus ou moins désintéressée des électeurs, cela peut être utile pour faire échouer un projet ou chuter un gouvernement. Auguste Comte le savait déjà : il faut moins d’énergie pour désorganiser que pour organiser. Si la politique du pire donne bien souvent le pire des résultats, c’est qu’au moment de profiter du désordre ainsi attisé, les Machiavels d’estrade mesurent leur solitude et la difficulté de faire adhérer à un projet précis la foule des mécontents. Tout le monde n’est pas le général de Gaulle après la crise du 13 mai 1958.

On les retrouve alors guettant des catastrophes, de grandes crises qui les dispenseraient d’avoir à s’immerger dans le négatif, des situations cataclysmiques qui valideraient d’un coup toutes les critiques qu’ils ont émises, et feraient d’eux des recours. Il est facile de leur jeter la pierre. Peut-être ont-ils raison de se confier ainsi à la fortune, qui sait ?

Mais dans le cours de la politique « normale », face à des problèmes qui sont souvent très prosaïques, face aux soins continuels que requièrent la sauvegarde d’une communauté nationale toujours au bord de l’éparpillement et glissant sur la pente douce d’un déclin relatif, l’énergie qu’ils mettent à souffler sur les braises me semble bien perdue pour le pays.