Il y a toujours, quand on enseigne l'histoire des idées politiques, un grand plaisir intellectuel à présenter la controverse entre Edmund Burke et Thomas Paine à propos de la Révolution française.
L'un explique pourquoi les révolutionnaires, qui ont choisi de faire table rase du passé national et de refonder l'ordre politique à partir des principes de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, courent à la catastrophe ; il anticipe leur échec à entraîner dans le mouvement réformateur le roi, la noblesse, le clergé, bref les autorités traditionnelles auxquelles ils ne prévoient pas de laisser une place.
À l'opposé, Thomas Paine saisit toute la grandeur de ces nouveaux principes, toutes les perspectives qu'ils ouvrent. Il anticipe un monde où l'idée démocratique se diffuse, où les vivants ne sont plus les esclaves des morts, où l'on tente d'utiliser avant tout la raison pour régler les problèmes de la vie en commun.
Burke est un avocat de la prudence politique, et dès les débuts de la Révolution, il dénonce des erreurs qu'il voit se commettre, et pronostique la guerre civile. Paine voit mal de près, mais il voit bien de loin. Deux hommes intelligents, sincères, s'opposent - et qui, en plus, aiment tous deux passionnément la liberté. On respire à l'aise dans cette polémique, on y rêve des positions moyennes, d'audaces intellectuelles "surplombantes"...
Mais on peut parfois n'avoir ni la prudence de Burke, ni l'aspect visionnaire de Paine. Les deux, l'un rêvant d'une politique qui proposerait des "améliorations" réalistes, l'autre d'un monde rationalisé allant au bout de l'idéal des Lumières, ont été, à un moment ou à un autre, désemparés par l'événement-Révolution. Burke laisse percer de la nostalgie, et peine à montrer aux Français où se trouvent les traditions de liberté qu'ils pourraient tranquillement développer à la britannique ; Paine a connu les geôles de la Terreur. Mais au moins, ils en disaient quelque chose qui se tenait.
Face aux événements tunisiens, face à une révolution démocratique (dont on ne sait pas encore si elle aboutira ou pas à la construction d'un ordre démocratique), la position qu'a exprimée malheureusement Michèle Alliot-Marie, de faible soutien à un pouvoir en train de s'écrouler, rappelle certaines réactions en 1989. Face au surgissement de l'événement, si on a ni la prudence de Burke ni les idéaux de Paine, on est absolument désarmé.
C'est si spectaculaire, un pouvoir qui s'affaisse. J'ai ressenti une drôle d'impression quand le président Ben Ali a dit qu'il ne solliciterait pas un nouveau mandat, qu'il allait partir dans quelques années : il ouvrait déjà la perspective de son départ, et comme les manifestants ont dû avoir eu envie de redoubler d'efforts : le but était en vue ! Un pouvoir qui s'affaisse donne toujours, à, des degrés variables, l'impression de se suicider quand il s'écroule, et qui sait si cette impression est entièrement illusoire. Ce qui tient aux décisions des uns ou des autres, ce qui ressort des causes profondes, ce qui relève du hasard, tout paraît encore plus mêlé de que d'habitude.
La prudence pragmatique ou les convictions fortes aident à se réassoir face à l'événement, que celui-ci déchaîne terreur ou enthousiasme. Elles servent à rester debout au passage de la déferlante. Mais l'événement demeure un démon facétieux, qui semble prendre plaisir à piéger tous les producteurs de discours.