lundi 21 avril 2014

Max Weber et la liberté

 
Max Weber est né il y a 150 ans. Il fait partie de ces grands morts qui comptent dans nos vies, et se trouvent parfois orienter le destin intellectuel des vivants. Il fait aussi partie de ces sociologues dont l’influence dépasse le champ de leur discipline, qui portent une vision du monde plus durable qu’un simple moment dans le développement d’une culture savante.
Dans ma formation d’historien, je l’ai rencontré (certaines lectures sont des rencontres, et nous sommes encore comme les hommes de la Renaissance qui par la magie du livre se sentaient admis, comme des passagers clandestins éblouis, dans le commerce des grands esprits) par la double entremise d’un cours de sociologie générale et de l’œuvre de Raymond Aron.
Je n’en suis devenu ni un spécialiste ni même un lecteur régulier, au-delà des ouvrages les plus célèbres. Mais j’ai relu plusieurs fois Le savant et le politique, où Weber s’adresse aux étudiants. On ne dira jamais assez la puissance du cocktail entre le ton familier, le sérieux de la pensée et la tonalité existentielle d’un cours ou d’une conférence, qui peut même survivre à la mise par écrit. Ni l’importance d’un discours sur la vocation, au moment où, dans les années 1980 comme aujourd’hui, on se demande (quand on en a le luxe) ce qu’on va faire de sa vie.
Homme des distinctions et des typologies, Weber est aussi un homme de tact qui respecte son objet. Autre cocktail puissant, et leçon d’attitude intellectuelle toujours transposable.
Éthique de conviction et éthique de responsabilité, autorités traditionnelle, charismatique ou légale-rationnelle, secte ou église, jugement de fait ou jugement de valeur, tout cela défini simplement, Weber est à la fois l’homme des distinctions éclairantes et celui qui ne veut pas s’y laisser enfermer. Dégageant des tendances (comme le désenchantement du monde ou la bureaucratisation) sans jamais se laisser enfermer dans le déterminisme.
Homme du recul aussi. Nous sommes pour la plupart aujourd’hui moins convaincus que Weber de la possibilité d’une « neutralité axiologique » (entendre : par rapport aux valeurs) totale du sociologue ou de l’historien. Mais si l’on remplace cela par la suspension de jugement, la prise en compte de la pluralité des points de vue, la volonté de comprendre et d’expliquer en laissant au lecteur le soin de juger, qui niera que nous sommes là au cœur de l’éthique des scholars ?
Surtout, l’idée du « combat des dieux », du conflit intranchable des valeurs, que Weber a tirée, semble-t-il, de sa lecture de Nietzsche et du malaise moral « fin de siècle » de sa génération, me paraît d’une extraordinaire fécondité aujourd’hui encore. Elle fortifie l’indispensable pluralisme de l’analyse, elle aide chacun à distinguer en chacun de nous le citoyen qui choisit de l’homme de réflexion (le citoyen qui s’informe) qui dégage les enjeux et comprend les uns et les autres, elle aide à prendre conscience du côté dramatique de l’histoire (et de la politique) et du côté à la fois insatisfaisant et nécessaire des choix.
Weber savait ce qu’être déprimé voulait dire, et c’est peut-être pour cela que sa pensée est un des antidotes à notre dépression collective. Ce nietzschéen est peut-être au fond le meilleur héritier des Lumières : il est l’homme de la liberté éclairée, de celle qui naît de la connaissance. Et d’une liberté consciente de ses limites, sachant qu’elle est orientée par des choix de valeurs autant que par la raison, qu’elle s’exprime comme un choix encadré et non comme une transcendance, et que d’autres choix que celui qu’elle opère sont légitimes.
 
 

lundi 14 avril 2014

1914,1938, 2014


Le jour se lève en Beauce. La lune est encore là, jaune et ronde alors qu’à l’Est, ce ciel se colore d’un rose intense. Les voitures passent dans le lointain. L’actualité bruit de l’Ukraine.

Une sourde inquiétude me tenaille depuis le début de la crise, avec une comparaison que j’assume, celle de l’Europe d’avant 1914 et de la décomposition toxique de l’empire Autrichien dont voulait profiter l’autre grand empire, celui des Tsars, pour accroître son influence, et une autre comparaison que j’assume moins facilement, celle de la crise tchécoslovaque de 1938.

Le principe des nationalités et l’impérialisme, que la pensée politique, longtemps absorbée dans le duel libéralisme/socialisme, néglige depuis longtemps, sont là et bien là. Ils sont des données que les décideurs doivent prendre en compte.

Comme toujours, je me suis bricolé ces derniers temps une sorte d’épure rationnelle ; c’est une partie de mon travail d’historien soucieux d’analyser le monde  contemporain. Voir comment les choses devraient être si chacun des acteurs était à la fois cohérent et strictement rationnel. Ce n’est qu’une partie du travail : il faut ensuite mesurer l’écart apparent, et l’expliquer. Alors, on s’approche vraiment d’une compréhension de la situation.

Voici l’épure : le maintien de la Crimée dans une Ukraine dominée par les pro-européens et les nationalistes ukrainiens me paraissait impossible, au vu de l’importance de la légitimité démocratique en Europe, du souci que la Russie pouvait avoir de ses intérêts stratégiques et des circonstances dans lesquelles la Crimée avait été artificiellement rattachée à l’Ukraine. D’autre part, les Européens, et plus généralement le camp occidental, avaient après la révolution ukrainienne une occasion de garantir les libertés démocratiques en Ukraine et d’arrimer l’Ukraine à l’Europe. Un arrangement, explicite ou tacite, paraissait possible, quoique difficile.

Les Occidentaux ne s’engageaient pas dans cette voie, mais il était impossible  de savoir si la rhétorique du maintien de l’intégrité pleine et entière de l’Ukraine de l’administration américaine était sincère ou si elle était le préalable à des négociations, comme il était difficile de savoir si la France aurait vraiment pu se saisir de l’occasion pour prendre une véritable initiative diplomatique et entraîner des Européens divisés. Il faut dire que l’habitude prise dans les débuts de notre Cinquième République de considérer que la politique étrangère est le « domaine réservé » du président de la République, prise pour que le général de Gaulle ait les mains libres pour résoudre la question algérienne, n’a pas accoutumé le monde politique à se lancer dans des débats sur la politique extérieure de la France, qui seraient pourtant éclairants.

Et puis, le syndrome de Munich pèse sur les diplomates occidentaux : en 1938, les Européens avaient négocié avec Hitler sur la question des Sudètes, croyant ainsi sauver une Tchécoslovaquie amputée, que le leader national-socialiste avait ensuite démantelée. Difficile avec un semblable souvenir de se lancer dans des négociations, même si cela me paraissait possible en prenant moult garanties et précautions.

Nous en étions donc à des menaces sans grande suite du côté occidental, et à une grande interrogation sur les projets de Vladimir Poutine : voulait-il seulement la Crimée pour compenser le recul de son influence en Ukraine, ou voulait-il plus ? L’arrangement, puisqu’il restait implicite, n’allait-il pas ouvrir la voie à un impérialisme s’appuyant sur les nombreuses minorités russophones de la région ?

La réponse à cette dernière question me semble aujourd’hui positive. Et on comprend les craintes de pays comme l’Estonie. La remise en question des frontières, entamée il est vrai au moment de la guerre du Kosovo en 1999 (le Kosovo a proclamé son indépendance en 2008), est une boîte de Pandore, et nous fait mesurer rétrospectivement la sagesse des dirigeants allemands et polonais reconnaissant, comme les y invitait les vainqueurs de 1945, la frontière Oder-Neisse, absurde sur le plan des nationalités, en 1990.

Peut-on encore en revenir à un arrangement raisonnable et durable ? La tâche est rude, et nécessitera un mélange de souplesse et de fermeté dont il n’y a pas de recette universelle. Le poids des hommes reste fondamental, dans une Europe qui n’a pas fini de régler la question russe, comme elle a mis plus de 80 ans à régler les crises nées de l’effondrement de l’Autriche-Hongrie.

mardi 1 avril 2014

12 propositions d'analyses sur la nomination de Manuel Valls



1. C'est la plus forte réaction que pouvait avoir François Hollande dans le cadre contraint où il se trouve.

2. La gauche de la gauche est déçue, mais pouvait-on infléchir une politique à gauche quand les citoyens qui se sont exprimés ont voté plus à droite ?

3. Manuel Valls est à la droite du PS, mais la droite du PS, est-ce une gauche bourgeoise ? Il a été plus de dix ans maire d'Evry, et le thème de l'insécurité touche les milieux populaires qui y sont les plus exposés.

4. Redresser les finances publiques et donner des marges de manoeuvre aux entreprises est une nécessité devenue d'autant plus forte après l'échec, annoncé et prévisible, de la renégociation du traité européen.

5. S'y ajoute la  nécessité de réformer l'Etat. On ne peut se contenter de faire "avec moins" sans essayer de "faire différemment".

6. François Hollande pourra davantage présider comme il l'entendait, c'est-à-dire orienter et fédérer, avec un premier ministre ayant plus d'autorité et étant davantage le chef du gouvernement.

7. Le changement a été fait en pensant à l'opinion, mais il était en outre une nécessité technique : la gestion, pour ne prendre qu'elle, de l'affaire des écoutes de l'ancien président a montré à quel point
personne ne coordonnait non pas seulement l'action, mais les réactions gouvernementales.

8. Dans la situation telle qu'elle est, aucun gouvernement ne peut prendre de mesures populaires. Quitte a être impopulaire, autant être clair et éventuellement efficace.

9. La refonte de la fiscalité est partie avec Jean-Marc Ayrault.

10. On ne sort pas durablement du dilemne qui est celui du président de la République depuis 1962 : prendre comme premier ministre un collaborateur loyal et désintéressé, et risquer qu'il manque de poids politique, ou quelqu'un qui représente une force, et le risque de concurrence existe.

11. Le nouveau premier ministre a ses forces et ses limites, il doit prouver qu'il sait distinguer l'essentiel et l'accessoire, fédérer au-delà d'un clan soudé (mais ce préalable est indispensable en politique), élargir ce qu'une ligne "républicano-républicaine" peut avoir d'étroit et d'autoritaire pour le principe (cf. l'affaire Dieudonné).

12. Qu'aurait été la réaction des commentateurs en cas de maintien de Jean-Marc Ayrault et de virage à gauche de la politique gouvernementale ?