mercredi 28 janvier 2009

Encore le gaullisme : l'élan et la retombée


Un commentaire très fourni d’Alain Kerhervé est arrivé sur ce blog, répondant à mon article d’il y a quelque temps sur « bonapartisme et gaullisme ». Mon interlocuteur livre une analyse très construite et très claire, comme je les aime, de l’écart entre « sarkozysme » (si le mot a un sens) et gaullisme.

C’est une des tartes à la crème de l’histoire des idées politiques que de tenter de définir le gaullisme. C’est devenu assez tôt, du vivant même du général, le cauchemar vécu des gaullistes que d’épouser les tournants du Général (par exemple sur l’Algérie), et le gaullisme pratique oscille entre le respect d’un corpus de certitudes et la fidélité au chef.

À mon sens, il n’est pas si évident qu’il soit totalement « trahi » aujourd’hui, et il n’est pas sûr qu’il n’ait pas préparé lui-même le piège politique dans lequel nombre de « gaullistes de principe» (je désigne ainsi ceux qui ont la préoccupation constante d’actualiser la pensée du Général) continuent de se débattre, au point de se réfugier aujourd’hui dans des positions spéculatives ou purement négatives.

Le « gaullisme de de Gaulle » est avant tout un nationalisme de synthèse. Le primat de l’intérêt national y côtoie l’acceptation du legs de la Révolution française et de la République, l’État y est l’instrument de la continuité nationale ; le catholique de Gaulle est plus barrésien que maurrassien, et sensible au péguysme. Il réfléchit sur le chef (par exemple dans Le Fil de l’épée paru en 1932). Ses conceptions stratégiques témoignent du binôme qui est moteur et peut-être à long terme destructeur du projet gaullien : on ne sert bien l’intérêt national qu’en s’adaptant au terrain (réflexe intellectuel de penseur militaire) et en jouant la carte de la modernisation. Il aime passionnément la nation comme héritage (il suffit de lire le magnifique début des Mémoires de guerre) et sait qu’un héritage n’est vivant que si les contemporains le portent et le vivifient dans un projet.

Éric Roussel, dans sa grande biographie, a bien relevé cette tension.Faire exister la communauté nationale, par un État stable, par une représentation la plus fidèle et la plus consensuelle possible (héritage du catholicisme social) intégrant les héritages les plus larges possibles, tout cela dans un projet modernisateur. Panser les plaies de 1940, assumer finalement l’inévitable décolonisation, sauvegarder l’indépendance française (en reprenant le projet nucléaire, entre autres), tenter de convertir la grandeur héritée en rayonnement international assis sur une prospérité économique et une bonne gestion des finances publiques (De Gaulle soutient la lutte acharnée de Valéry Giscard d’Estaing pour un budget 1965 en équilibre) : c’est un impressionnant projet national.

Il aurait été parfaitement adapté aux institutions telles qu’elles sont conçues en 1958, menées par un président avec ce qu’il faut de recul arbitral (comme un monarque parlementaire) et d’impulsions orientatrices (comme un monarque éclairé). Pour mener à bien ce projet, il faut disposer d’un État qui soit un outil modernisateur, promouvoir une ligne diplomatique lisible et défendable, et enfin produire une représentation de la communauté nationale à la fois fidèle et susceptible de produire du consensus. C’est à mon sens tout cela qui a fait de plus en plus défaut, et ici mon admiration pour Charles de Gaulle et les leçons de politique qu’on puise à pleines mains dans son œuvre font place chez moi à un certain scepticisme. Encore plus quand on veut les utiliser comme critères pour juger la politique actuelle.

Disposer d’un Etat qui soit un outil modernisateur : qui peut encore croire cela de l’’Etat français ? Le dernier projet d’avant-garde est le TGV. Parmi les victimes de la « révolution de l’information » des années 1970, il y a les grands projets centralisés. L’État peut toujours investir, mais il ne peut plus piloter ses investissements. Mais la plus grande difficulté est sans doute dans la disparition quasi-totale de l’éthique de la fonction publique, dont je peine à croire qu’elle soit un accident. Les fonctionnaires sont partagés entre la fascination naïve pour un monde de l’entreprise mal connu et la défense corporative au nom du « service public » confondu avec les intérêts du personnel. La tâche prioritaire est sans doute de reconstruire une fonction publique, mais cela suppose de désyndicaliser la notion de « service public ». Vaste tâche… Et comment un État qui ne parvient pas à se moderniser, piloté par des élites scolaires qui ont surtout appris dans la longue quête des concours les plus prestigieux à « ne pas faire d’erreurs », pourrait-il montrer le chemin de l’avenir ? Je le vois plutôt pour l’avenir dans un rôle pondérateur et régulateur, que j’estime fondamental politiquement, socialement et même parfois économiquement, et compatible avec la longue tâche de sa modernisation. L’État a un avenir : ce n’est plus celui de piloter l’économie, mais de fournir les assises de la modernisation en en prévenant les abus.

Promouvoir une diplomatie lisible et défendable : l’antiaméricanisme du Général me paraît le produit de sa lecture de la guerre froide et du rôle qui pouvait être celui de la France, alliée la plus indépendant des USA. Il conduisait déjà à certaines contorsions mais pouvait donner des résultats. La gestion des rapports entre l’Europe et la Russie poutinienne, par exemple, suppose peut-être une concertation avec les États-Unis. La « politique arabe » et le tournant de 1967 par rapport à Israël méritent au moins un réexamen, confrontant le dossier turc, le partenariat avec le Maghreb, et les implications internationales de l’affirmation de l’islamisme… Le rapport d’Hubert Védrine ouvrait bien des pistes et bien des débats de ce point de vue.
Le point de la représentation de la communauté nationale est sans doute celui où le terme d’ « échec » vient le plus naturellement aux lèvres. De Gaulle lui-même a pu voir lors de la campagne de 1965 à quel point l’élection présidentielle au suffrage universel aboutit plutôt à une mise en avant de ce qui oppose (légitimement) les Français, tout particulièrement au second tour qu’il n’a pas évité. Le scrutin proportionnel est resté durablement disqualifié par l’expérience de la quatrième république (et la manœuvre de François Mitterrand avant les élections de 1986) ; la dynamique majoritaire se retrouve donc aux deux niveaux, exécutif et législatif, avec l’effet, aux yeux des contestataires structurels ou conjoncturels, d’identifier l’Etat et le gouvernement. Mais la représentation politique n’était peut-être pas le souci premier du Général, attentif à la fois au lien direct avec la nation (il l’a montré en 1969) et à une représentation des forces sociales (les fameuses « forces vives » dont une publication récente, De Gaulle et les élites, Paris, La Découverte, 2008, dirigée par Jean-Pierre Rioux, Pierre Birnbaum et Serge Berstein, montre à quelles point elles demeurèrent introuvables). Le Conseil Économique et Social n’a pas trouvé en 1969 le nouveau rôle que voulait lui confier le Général et, de toute manière, la désyndicalisation rend la démocratie sociale française très largement illusoire. La Cinquième République a porté sur le pavois des syndicats qui n’ont pas les épaules nécessaires pour être à la fois des interlocuteurs et des appuis dans la négociation.

Produire du consensus : nous en sommes très loin, et il n’est pas sûr qu’il faille toujours le regretter (du moins du point de vue du libéralisme politique). « Dépolitiser l’essentiel national » (Michel Debré) n’est pas toujours la meilleure manière de s’adapter au monde qui va, sauf à s’en remettre à la clairvoyance d’une chef, qui ne peut jamais être sans défaut. La fidélité aux orientations données par le Général a parfois conduit à cantonner notre diplomatie dans le domaine du Verbe, oubliant que ce dernier servait aussi parfois, chez Charles de Gaulle, à habiller un solide pragmatisme. L’échec de l’édification d’un système de représentation, appuyé sur une vision fixiste et institutionnalisée de rapports sociaux qu’il suffirait de solidifier par la « participation » (qu’en reste-t-il alors que les parcours professionnels sont de plus en plus fluides ?), en même temps que l’abaissement net du Parlement, allié à la faiblesse traditionnelle des corps intermédiaire et au renforcement de la bureaucratie liée au rôle accru de l’État, laissent face à face contestataires et autoritaires, avec des dépenses d’énergie considérables de part et d’autres, pour des résultats souvent très faibles et une impression dominante d’immobilisme. La manière même dont est envisagée l’organisation des partis gaullistes accroit cette impression qu’on ne demande que des concours techniques, à partir d’orientations déjà élaborées. On retrouve cela dans l’UMP actuelle, où l’Élysée bloque la constitution d’un parti à tendances, ce qui aboutit à ne faire des centristes que des renforts… et d’une certaine manière à faire du Nouveau Centre un pôle d’attraction pour les « non-bayrolistes ».

D’une certaine manière, le projet gaulliste, qui a réussi à stabiliser politiquement la nation et à élargir l’arc républicain, se heurte à la fois à la réalité française et au grand bouleversement des années 1960-1970, lui-même encouragé par le projet modernisateur. Quand bien même on le reprendrait, on n’éviterait pas de le repenser à nouveau frais, en triant mort et le vivant, de peur que le mort ne saisisse le vif.

dimanche 11 janvier 2009

Clemenceau et la démocratie


Nous connaissons tous de ces personnalités particulièrement denses, que l’on aime aujourd’hui à dire « structurées », qui émergent au travers des discours les plus convenus, et trouvent toujours un moyen d’être originales, ou de s’imposer, sans paraître avoir à le chercher – et peut-être justement parce qu’elles ne le cherchent pas. Il y a en elles une force, une énergie, une prise sur le monde qui font qu’on les envie secrètement.
À lire sa correspondance, Clemenceau est de celles-là. Je suis persuadé que ce type de personnalité (dans lequel je rangerais Charles de Gaulle) sécrète une pensée politique dont le dosage entre recul et pragmatisme est d’un équilibre rare. L’édition de cette correspondance par Sylvie Brodziak et Jean-Noël Jeanneney (Paris, Laffont, 2008) livre en particulier une pépite sur laquelle je voudrais m’attarder un peu.
Le psychologue social et sociologue Gustave le Bon avait demandé à Clemenceau sa définition de la démocratie. Voici un extrait de la réponse de Clemenceau, datée du 21 mai 1914 :
« Je me casse la tête et voilà ce que je puis trouver : l’accroissement des parties de l’intelligence d’en haut filtrées par l’accroissement de l’intelligence d’en bas, pour revenir à leur point de départ en directions générales, acceptables et praticables pour l’ensemble de la nation. » (p. 480.)
Dans sa lettre, Clemenceau s’excuse de cette improvisation. Mais cette définition est intéressante à bien des titres. D’abord parce qu’elle nous délivre du « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » qui pose une infinité de problèmes pratiques et définit au mieux un idéal, pour poser la vraie question : celle du rapport entre les gouvernants (« en haut ») et les gouvernés (« en bas »). Ensuite par ce qu’elle accorde une grande importance à la décision politique : l’impulsion, on le remarque, vient d’en haut. Et même plus : la proposition des décisions, des orientations, des réformes même, vient d’en haut. Nulle idée d’une mystérieuse alchimie qui produirait, « à l’écoute » des gens, une politique toute faite. Clemenceau n’aime pas le suivisme. Il rompt en 1924 avec un homme qu’il a lancé en politique et qui était venu lui expliquer qu’il était contre la loi d’amnistie, mais qu’il ne voterait par contre et se contenterait de s’absenter au moment du vote, parce que ses électeurs pourraient ne pas l’approuver. Le « je suis leur chef, il faut bien que je les suive » de Ledru Rollin, repris ensuite par Léon Jouhaux et Léon Blum, lui est étranger. La politique demeure le domaine de la conviction et du risque.
J’aime beaucoup le soulignement par Clemenceau du mot « filtrées ». Il y a bien une résistance dans la société, dans l’opinion, mais quand tout se passe bien, cette résistance n’aboutit ni au blocage ni au consentement pur et simple. Elle filtre, elle laisse passer et épure, elle simplifie, elle laisse passer ce qui est compris et qui peut susciter une adhésion minimale. Cela suppose la pédagogie d’en haut… et l’ « accroissement de l’intelligence d’en bas ». La démocratie est de ce point de vue exigeante. Je me suis demandé, en lisant cela, qui « filtrait » aujourd’hui. Pas grand-monde, me semble-t-il, tant nous campons sur nos adhésions ou nos rejets. La représentativité sociale est construite en France sur des syndicats minoritaires craignant toujours d’être débordés par leurs troupes, des médias un peu déformés par l’ultracentralisation parisienne, et un monde enseignant et universitaire largement déboussolé pour l’instant un peu bloqué dans la déploration des temps. L’État peut-il proposer de fermes directives, lui qui peine tant à se contrôler lui-même ? Il ne parvient à susciter un consensus que lorsqu’il joue les pompiers, ce qui est un peu mince.
Du choc des intelligences d’en haut et d’en bas sort, plus qu’un filtrage, un fonctionnement chaotique, où les réformes qui parviennent à s’imposer ne sont pas toujours les plus utiles. Les « directions » qui en sortent peinent à être « générales, praticables et acceptables par l’ensemble de la nation ». Mais il faut bien commencer par quelque chose. Si nous commençions par « filtrer », avec un peu de recul ?