mercredi 31 décembre 2008

Retour subjectif sur les années 1980


Les approches d’une nouvelle année, les promenades le long de la Manche, sur quelques-unes des plages du Débarquement, la lumière à la fois pâle et dorée de Normandie, un œil jeté l’autre soir sur une émission « rétrospective » des années 1980… Il n’en faut pas plus pour se sentir convié, quand on avait vingt ans dans ces années-là, à faire le bilan d’une décennie.
On ne peut pas vraiment compter sur la télévision pour cela : le monde de l’image ne revient jamais que sur sa propre écume, que sur les schémas de l’époque qu’il a déjà produit à l’époque même, par simplification. Au mieux, il saisit certains signes d’évolutions profondes (et pour cela son travail propre n’est ni à négliger ni à mépriser), au pire il réanime les vieilles illusions. Le temps ne suffit pas au monde de l’immédiat pour se donner une profondeur : on peut être vieux sans avoir rien appris. Les bonnes enquêtes, approfondies, ouvertes, que l’on rencontre parfois à la télévision ne se retrouvent jamais dans les rétrospectives : elles s’étaient elles-mêmes, déjà, inscrites dans la durée et écartées de la norme.
Quand j’avais vingt ans, il y avait une foule de gens pour m’expliquer ce que c’était qu’avoir vingt ans dans les années 1980. Je les retrouve aujourd’hui m’expliquant mon passé avec la même tranquille certitude, que seule une bonne dose d’ignorance peut conforter. Ce qu’ils disent n’est pas toujours idiot, mais la vérité leur passe entre les lèvres comme par accident… Et surtout je vois naître ce phénomène pénible, l’autoglorification d’une génération à la face des autres, précédentes et suivantes. On entendait heureusement, au hasard de l’émission, quelques voix dissonantes. Mais au-delà de l’encensement ou de la critique, maintenant que depuis quelques années, j’ai rejoint ce que Péguy appelait les parti des hommes de quarante ans, l’âge où l’on est bien obligé de comprendre, intimement, qu’on ne fera pas tout, celui où l’on ressent plus vivement, dans cette incomplétude, le besoin de se situer dans une histoire plus vaste, de sentir nos efforts relayés et compris par d’autres, j’aimerais revenir sur quelques aspects des années 1980, sur quelques chantiers, qui n’apparaissent bien que maintenant, avec le recul.
Tout d’abord, le rapport au libéralisme économique et à l’argent. On n’a pas tout dit en étiquetant « années fric » les années 1980. À l’époque, on disait souvent que dans une France qui avait connu l’alternance, les Français allaient se « réconcilier » avec le monde de l’entreprise, et même avec la compréhension de l’économie. La fin des années 1970 avait enclenché un renouveau de la pensée libérale. Il aurait fallu pour que cela soit durable deux efforts politiques, à droite et à gauche. Deux efforts qui auraient préparé l’assimilation complète de la chute du communisme, coup de tonnerre de 1989.
À droite (au sens large), de la part des gaullistes et des centristes, une intégration de la nouvelle donne libérale au patrimoine politique préexistant, c’est-à-dire l’effort intellectuel d’analyser son rapport avec l’idée de nation et/ou ave l’idée européenne. À gauche, l’effort nécessaire était la redéfinition d’une politique sociale (et même économique) efficace une fois le principe de l’économie de marché reconnu. Mais cela signifiait bien connaître les libéralismes économique et politique, leur portée et leurs limites, et de prendre le risque d’une pensée positive : or, on a à gauche et à droite développé dans les années 1980 une bonne critique du totalitarisme, dont nous saisissons encore aujourd’hui toute la richesse, mais quand cette pensée s’est tournée vers la démocratie, on en est largement resté à une approche critique.
D’où un éclatement persistant : les nationaux d’un côté, les libéraux de l’autre, les européens (plus ou mois libéraux modérés, plus ou moins sociaux-démocrates) d’un troisième, les socio-étatistes de l’autre, sans qu’émergent vraiment deux blocs intégrateurs, capables de réguler leurs extrêmes tout en les laissant exister.
Pour dire le fond de ma pensée, j’aimerais employer une distinction saint-simonienne, entre le « critique » et l’ « organique ». Je crois que depuis les années 1980, nous manquons d’une pensée organique de la démocratie libérale. Ce qui s’en est peut-être le plus approché est le néo-conservatisme américain, et ce au prix de réductions et de simplifications qui apparaissent clairement aujourd’hui. Un penseur comme François Furet sentait des les années 1980, on le voit bien dans le recueil paru en 2007 chez Laffont et intitulé Penser le XXe siècle, quand on suit ses articles du Nouvel Observateur, que cette tâche était devant nous.
La réflexion sur le religieux, qui s’affirmait aussi dans les années 1980, pouvait y aider. Elle s’est peut-être enfermée dans une impasse, en considérant parfois que les années 1960 n’étaient qu’une parenthèse, et que la critique du totalitarisme aurait pour horizon une « chrétienté démocratique » (rêve de Jean-Paul II, à mon sens). Alors que pendant ce temps, la société de consommation, qui avait été contestée par nombre d’intellectuels des années 1960 et 1970, continuait de s’imposer comme modèle. L’écologie politique, autre grande illusion des années 1980, nous voyons bien aujourd’hui qu’elle n’a pas réussi à proposer un modèle social alternatif : tout comme le socialisme et le catholicisme social du XIXe siècle ont eu au final pour effet d’instaurer la préoccupation du social dans les démocraties, l’écologie politique n’a pu que contribuer à nicher dans la démocratie la préoccupation environnementale (ce qui n’est bien sûr pas négligeable, mais demeure fort éloigné des ambitions de départ).
Mais un ensemble de préoccupations, d’inquiétudes, de constats, de critiques, cela ne fait pas encore des pensées fortes et nourrissantes. Bien sûr, la politique peut s’en passer, et quand bien même ces fortes pensées existent, elles ne lui font que des emprunts sectoriels. La politique démocratique comporte toujours une dose d’opportunisme, de compromis et même de démagogie – ce prix à payer ne me semble pas trop fort pour acheter la liberté. Elle ne suit pas les prescriptions des penseurs (d’où la posture volontiers oppositionnelle de ceux-ci, souvent critiques impitoyables et guetteurs de faillites) ; mais ceux-ci jouent un rôle stabilisateur, modérateur, diffusent parfois dans la société du recul critique ou de l’espérance raisonnée par de multiples canaux. Il y a un équilibre à trouver entre la compréhension et la critique du système dans lequel nous vivons, un équilibre dont la pensée de Tocqueville peut fournir un exemple. Ce travail, je crois, a déjà commencé (il suffit de lire un Daniel Cohen, un Rosanvallon), car on n’est jamais seul à prendre conscience d’une nécessité (si on ne la fantasme pas, ce qui est toujours possible…). Les côtés « ma belle conscience démocratique », « mon corps, ma santé », « mon éternelle jeunesse », « je suis richissime, mais regardez comme je suis provocateur », montrent leurs limites, et on entend ça et là le vent souffler parmi le ruines. Laissons les morts enterrer leurs morts, et remettons-nous en marche, en recevant, transmettant et développant ce qui en vaut la peine.

samedi 20 décembre 2008

Gambetta et nous


Ceux qui lisent depuis quelque temps ces billets savent ce que je recherche : une conciliation entre la prise en compte de l’aspect pragmatique, limité de l’action politique, telle que la tradition « libérale-humaniste » l’a mise en relief, si on ose l’anachronisme, de Cicéron à Tocqueville en passant par Montesquieu, et les exigences toujours renouvelées de la politique démocratique, reposant sur la conviction de l’égalité de dignité de tous les humains et la quête de la justice (forte chez Proudhon, Michelet, Péguy d’une certaine manière, la philosophie spiritualiste, la démocratie chrétienne et le protestantisme libéral). J’ai bien conscience de ne pas être le premier à chercher un équilibre, une articulation entre libéralisme et volontarisme. C’est bien pour cela que mes investigations me conduisent au sein de toutes les familles politiques qui animent la démocratie libérale.
Ne pas être le premier, c’est en fait un atout : nous disposons de l’expérience d’innombrables et parfois d’illustres prédécesseurs, assez proches de nous et assez différents pour nous apprendre des choses – si l’histoire est bien le dialogue du même et de l’autre. Jean-Marie Mayeur vient de nous donner un Léon Gambetta. La Patrie et la République (Paris, Fayard, 2008) qui est roboratif et réconfortant, chaleureux et émouvant sous la volontaire sobriété du style.
Il nous montre un Gambetta démocrate au sens où il ambitionne de tirer toutes les conséquences politiques du suffrage universel ; qui s’adresse à l’électorat, directement, le plus possible, pas seulement pour manipuler, mais aussi, profondément, pour convaincre. Il comprend ainsi que le temps des notables est passé : il célèbre les « couches nouvelles » (nos futures classes moyennes, car de son temps ce mot désigne la bourgeoisie), aime à parler aux paysans et aux ouvriers. Jean-Marie Mayeur montre très bien ce que son radicalisme initial comporte déjà de libéralisme ; Gambetta a l’intuition que les idées libérales, pour durer, doivent se combiner à la démocratie, il sent qu’elles seront autrement condamnées à demeurer confinées dans des cénacles éclairés, mais sans prise sur le pays. Il les connaît bien, ces idées libérales, parce qu’il maîtrise bien l’histoire des grands débats parlementaires français depuis la Restauration, débats qu’il évoque aisément et qui enracinent fortement certaines de ses convictions. Certes, son ralliement au parlementarisme est le fruit d’une évolution ; mais il conçoit très tôt, en vrai libéral, la nécessité de l’alternance. Son rêve est bien, à partir d’une acceptation générale de la République, l’alternance entre un parti progressiste et un parti conservateur, dont il espère qu’elle garantira l’ équilibre et le progrès.
Contre la « république conservatrice » des notables… Il n’y a plus de notables aujourd’hui, mais il y a bien des élites closes sur elles-mêmes. (On peut même se demander si les tentatives d’ « affirmative action » ne sont pas pour ces élites un moyen de reprendre le rêve d’une « aristocratie ouverte » et ainsi pleinement légitime, à la Guizot. Pour sympathiques qu’elles puissent être, ces tentatives n’éviteront pas de repenser l’ensemble des procédures de sélection précoces qui montrent de plus en plus leurs limites.) Et le libéralisme politique, le goût du débat rationnel, risque bien de se confiner dans ces « milieux d’élites » autoproclamés, les « masses » étant abandonnées aux coups de boutoir de la communication politique.
Le patriotisme de Gambetta est décisif pour comprendre la manière dont il refuse et la clôture du libéralisme sur lui-même et la guerre des classes ; il y a une connexion intime chez lui entre démocratie, patriotisme et libéralisme. La patrie est un principe de cohésion ; et Gambetta a pu expérimenter lors de l’épisode de la Défense nationale, alors que les descendants des aristocrates vendéens, comme Cathelineau, combattaient à ses côtés, que la nation était un principe d’unité supérieur à l’adhésion complète au régime politique. Il ne pouvait trop le dire : les impératifs du combat politique lui dictaient d’associer de manière exclusive France et République tant que le régime n’était pas encore enraciné, mais je suis frappé par cet extrait d’une lettre à Ranc (extrait cité p. 285) : « Ce qui manque, je vous l’assure, dans notre parti, c’est le mens divinior de la politique républicaine, l’amour sans borne de la France.»
Cet amour inquiet, on le sent en permanence chez lui, sans qu’il prenne figure de passion aveugle. Gambetta refuse toute concession sur l’Alsace-Lorraine, mais envisage de se prêter à une rencontre avec Bismarck tant qu’il estime que le tour des provinces perdues par voie diplomatique est possible… Méfiant envers la perspective d’une alliance russe, il incline plutôt à une alliance franco-anglaise. Il est contre le nationalisme agressif, ne veut pas pousser à une guerre de revanche.
Certes, il sait manœuvrer : il fait tout pour éviter, dans les années 1870, la conjonction des centres (centre gauche autour de Thiers, centre droit orléaniste) qui fonderait une république conservatrice et élitiste, tout en poussant les républicains à la prudence, alors même qu’ils sont en progrès électoral. L’anticléricalisme lui sert souvent pour rassembler les républicains rétifs à se grouper sous sa férule, et il est mi-sincère, mi manœuvrier, mi-libéral, mi-sectaire à ce sujet. Il sait s’entourer et pousser ses amis, il sait écouter de remarquables conseillers comme Eugène Spuller. Mais rien de tout cela n’est un vaccin contre l’échec en politique…
On sait les échecs de Gambetta : il ne parvint pas à faire l’union des républicains, et le système d’alternance à l’anglaise dont il rêvait ne se mit pas en place. Mais sa mort prématurée a sans conteste diminué son influence.
Nul doute qu’il ne serait dépaysé dans notre France manifestante, lui qui oppose « la politique du suffrage universel » aux « tumultes » de la rue ; mais dans le même discours de 1876, adressé à des ouvriers, il insiste sur l’importance de la vie associative, lieu de la réflexion, de la concertation, de la délibération. Et il ajoute quelque chose de remarquable, en retournant pour récupérer le terme le reproche d’opportunisme qu’on lui fait : il ne faut selon Gambetta « s’engager jusqu’au bout dans une question que lorsqu’on est sûr d’avoir, sans conteste, la majorité du pays avec soi » (cité p. 238), après avoir rassuré les intérêts et rallié les esprits. Énorme exigence… On ne peut pas dire que la politique coloniale des années 1880 lui ait répondu. Mais la formule est très riche, parce qu’elle dit d’une part l’importance, en démocratie, des programmes, des partis politiques, de la construction d’une adhésion, de la clarté dans les choix proposés au pays, et d’autre part elle indique involontairement que tout ne peut se passer ainsi, que l’urgence ou les opportunités peuvent pousser un gouvernant à prendre des initiatives toujours périlleuses.
Ce démocrate veut, en positiviste, une démocratie « organique », régulée, progressive, non-crisique. Et c’est ce qui le différencie tôt de l’extrême gauche républicaine de l’époque. Il cherche incessamment l’appui du suffrage universel, en lequel il voit à la fois une garantie d’ordre et de progrès. On l’accuse d’aspirer au « pouvoir personnel », de pousser à la guerre… Il est mort alors qu’il commençait peut-être à prouver qu’il n’en était rien. Avec lui disparaît peut-être l’espoir d’une Troisième République plus incarnée, moins hésitante, plus démocratique, peut-être plus ouverte. Mais quelle leçon d’énergie ! Quelle capacité de rebond après chaque déception, quelle passion de la politique, de la France et de la République. C’est un bon remontant en ces temps de déprime politique que cette étude patiente, modérée et qui va bien plus loin qu’elle n’y paraît, tant elle esquisse un autre modèle républicain, bien plus passionnant, bien plus vivant que celui que nous avons l’habitude de voir invoqué.

vendredi 12 décembre 2008

Panorama chaotique


Le paysage politique est en miettes et cela est très « Vème République ». Ce paysage m’offre une possibilité d’articuler approches pessimiste et optimiste, ce qui reste toujours un enjeu du commentaire. Le pessimiste et l’optimiste croient qu’ils peuvent prévoir l’avenir, tous deux réduisent l’avenir au présent, c’est bien connu. Tous deux aplatissent les choses, sans le goût du bouillonnement, de l’incertain, sans le goût mais aussi sans l’inquiétude… celui qui aime analyser son temps les envoie promener et s’assied sur le rivage : il lui faut les jaillissements de l’écume tout comme le pressentiment des courants profonds, et même le sentiment que peut surgir une lame qui l’emporte. Il lui faut l’espoir et la crainte, pour pouvoir les éprouver tous deux, les soupeser, les relativiser souvent.
Le paysage politique est en miettes, parce que les forces structurantes que sont les partis politiques sont plus mal en point que jamais.
Le PS dont les dirigeants sont divisés en deux camps, dont l’un a un leader imprévisible et l’autre associe la chèvre et le chou, est dans la pire des situations pour délivrer un message « audible »… voire même un message qui mérite d’être entendu. Bien sûr, on peut toujours s’opposer par une sorte de contestation grincheuse, à la manière de l’adolescent dans ses mauvais jours. Sans tri, sans hiérarchisation, parce que tout cela ne peut sortir que d’un projet, d’une analyse des priorités, d’un ensemble de choix susceptible de s’exprimer au sein d’un programme.
Bien sûr, le PS n’a pas eu besoin d’un programme crédible pour emporter les élections législatives de 1988 et de 1997, mais il était dans le premier cas sur la lancée d’une victoire aux présidentielles, et dans le second cas, il bénéficiait d’un rejet de l’opinion touchant Jacques Chirac et Alain Juppé. Il ne lui reste donc plus qu’à compter sur un rejet de l’équipe Sarkozy…
L’UMP, dont on confie la direction à Xavier Bertrand, dont le moins qu’on puisse dire est que les orientations idéologiques sont discrètes, reste dans la tradition gaulliste des partis godillots, qui peuvent se muer en officines et en boîtes à idées pour les gouvernements, mais là aussi, rien qui annonce une réflexion de fond.
Il y a bien sûr des tentatives de renouvellement à gauche et à droite, et il serait injuste de ne mentionner ni les tentatives d’organisation souverainiste, ni le Nouveau Parti Anticapitaliste d’Olivier Besancenot. On tente ici de redonner vie à un nationalisme républicain, alors que le Front National paraît fort mal en point, et en mordant plus que lui sur les élites, là d’organiser les forces contestataires pour fédérer la « gauche de la gauche » et présenter une alternative antilibérale. Mais de part et d’autre, les contours restent flous et on se cantonne pour l’instant à la réaction elle-même inachevée face à un supposé consensus libéral lui-même embryonnaire.
Et le centre, me direz-vous ? Éclaté en quatre familles (trois si on exclut les anciens radicaux de gauche)… Les centristes sont soit noyés parmi les « démocrates contestataires », souvent issus de l’écologie, chez François Bayrou, dont le discours en 2007 alliait lui-même contestation fondamentale et modération centriste, visibles certes, mais peut-être minoritaires dans leur propre parti ; soit peinant à exister dans le Nouveau Centre dès lors que celui-ci veut être autre chose qu’une force d’appoint ; soit absorbés dans l’UMP dont on ne peut pas dire qu’ils orientent en quoi que ce soit le devenir.
Champ de ruines ou chantier ? Il faudrait ajouter au tableau la fragmentation du paysage syndical pour montrer à quel point l’image d’un fourmillement stérile peut parfois s’imposer. Mais tout cela n’est que la surface. Les grands courants sont là : la mondialisation qui interconnecte les économies tout en mettant plus que jamais les pays en compétition, l’explosion de l’information et des communications, la redéfinition permanente des diverses identités, entre fidélités et ruptures. La modernité reste cette totalité imprévisible que personne ne maîtrise, où nulle règle traditionnelle n’indique de manière incontestable ce qui doit être contrôlé ou laissé libre. Où la finitude de l’action humaine apparaît à nu.
Nous sommes en quelque sorte sommés d’en finir avec l’illusion d’une maîtrise intégrale de notre devenir historique. C’est pour cela que nous n’avons plus d’Auguste Comte ni de Karl Marx : l’avalanche d’’informations rend impensable même l’illusion d’une synthèse totale. Mais cette conscience même de la finitude redonne aux choix politiques une dimension héroïque : à chaque instant, c’est le choc de la liberté et de la nécessité, et l’usage de la raison critique redevient indispensable pour inventorier les possibles. Si j’en appelais dans la dernière livraison de ce blog à la modération dans le jugement, c’est bien dans ce sens là. La vraie question reste celle-ci : que voulons nous faire de ce pays ? Tout en sachant qu’elle est suivie par celle-ci : que sommes-nous prêts à payer pour cela ? Connaître la contrainte n’est de ce point de vue pas une perte, c’est un vrai gain démocratique, au sens le plus noble du terme, surtout si on garde à l’esprit cette citation de Péguy : « la démagogie repose essentiellement sur l’exploitation de l’idée de miracle ».