samedi 6 février 2010

La course à l'inconscient collectif


Il suffit de suivre régulièrement un grand média pour saisir une difficulté particulière qui gêne, en démocratie, l'analyse de la vie politique: les nécessités mêmes de l'action politique rendent celle-ci comme illisible. Un projet doit se frayer un chemin au travers des compromis utiles, des détours indispensables qui ne lient pas seulement les mains du pouvoir pour faire le mal, comme le croyait Voltaire admirant les institutions britanniques et reprenant un mot de Fénelon, mais aussi parfois pour faire le bien. Cela est irritant, mais la seule alternative étant l'autoritarisme, voire le totalitarisme, les amis de la liberté s'y résignent (et l'on comprend pourquoi le libéralisme est le plus souvent soit dans l'opposition, soit simple composante ou nuance d'une autre doctrine d'action).
Mais le déficit de lisibilité ne guette pas seulement le projet par ces indispensables et souvent contradictoires modifications, qui atteignent sa force et, souvent, sa cohérence. Ce déficit tient encore à la manière dont il faut le vendre à l'opinion. Jouer sur la raison présente à dose variable en chacun d'entre nous, chercher l'assentiment raisonné est loin d'être la voie la plus efficace, et c'est ce qui explique la réticence de tant de libéraux du XIXe par rapport à une démocratie qu’ils ne pouvaient pourtant refuser qu'au prix de contorsions ou d'inconséquences logiques qui surprennent chez un esprit de l’envergure d’un François Guizot.
Il y a bien en effet, affleurant nettement dans nos démocraties, quelque chose que l’on peut appeler « l’inconscient collectif ». Ses structures nous échappent largement, on n’est pas même sûr qu’il en ait. Mais nous pouvons imaginer tout ce qui s’y trouve : les réflexes élémentaires de l’espèce humaine, les grands instincts, mais aussi la mémoire, les références collectives, les spécificités communautaires (ce qui peut spécifier bien des inconscients collectifs), tout ce que les hommes des Lumières appelaient les « préjugés » en pensant qu’ils étaient tous absurdes et qu’on pouvait aisément s’en débarrasser. Or, ce substrat est là, et contribue d’ailleurs à nous tenir ensemble.
Or chaque fois qu’un projet est présenté, qu’il soit bon ou mauvais, il y a entre le monde politique et le monde médiatique une véritable course à l’inconscient collectif. C’est à qui réussira le premier à faire la soudure avec les grandes peurs, plus souvent qu’avec les grands espoirs, les grandes représentations. Partisans, opposants à un projet et journalistes de tout média cherchent l’image frappante, le résumé suggestif, la forme sous laquelle une mesure suscitera l’enthousiasme ou l’indignation. Chacun tente de fondre le projet dans un des moules de l’inconscient collectif, pour parler à l’opinion. Le binôme rationnel « Quel(s) problème(s) cherchons-nous à résoudre ? / Quels moyens proposons-nous ? », qui en théorie devrait être la base de discussion de la pertinence d’un projet, passe très vite à l’arrière-plan, et très rapidement, celui qui y reste attaché n’a pas grand-chose à dire dans le débat public.
Pourtant, quand le brouhaha s’apaise, c’est ce binôme là qui reste la vraie base du jugement politique. Le seul qui permet de penser en termes de bilan.