jeudi 28 avril 2011

Jean-Louis Borloo et la question du centre


Jean-Louis Borloo, le 7 avril dernier, a tenu un discours qu’on n’avait pas entendu depuis longtemps de manière aussi audible : un discours modéré. Ce discours se définit d’abord par de grands refus : refus d’entonner l’air de la guerre civile franco-française, refus de fustiger toute dissidence, refus de se croire infaillible et de faire croire que l’on va très vite résoudre tous les problèmes de l’heure. Aussi par un goût affiché du pragmatisme, des solutions concrètes, des avancées raisonnables, qui compense le flou relatif du positionnement.

Ce discours a disparu en 2007, parce que le candidat qui alors incarnait le centre, François Bayrou, avait choisi une ligne contestataire, condamnant le « système », refusant tout compromis, instruisant le procès global de ses adversaires. Le couplage entre intransigeance du discours et posture solitaire, évoquant le de Gaulle des grandes années, séduit aisément ceux qui misent tout sur l’élection présidentielle et communient à la mystique de la rencontre entre un homme et un peuple ; il gagne aujourd’hui cet autre aspirant aux suffrages du centre qu’est Dominique de Villepin.

Mais outre qu’elle rend difficile la tenue d’un discours vraiment centriste, cette stratégie isole son homme. François Bayrou a fait, Dominique de Villepin commence à faire le vide autour d’eux par leur refus obstiné du travail en équipe. Dans cette optique, on ne cherche pas à constituer des équipes, à rassembler des collaborateurs, mais à grouper des partisans, dont on exige une foi à toute épreuve dans le destin national du leader. Et le centre visé alors devient non pas un lieu de rencontre, mais un « ni droite ni gauche », un au-delà de la politique usuelle stigmatisée pour sa médiocrité.

Pourtant, le centre, s’il est plus un espace qu’une famille politique, a sa spécificité. Ce n’est pas seulement un « ailleurs » politique. Depuis les débuts de la Quatrième République, il rassemble les démocrates-chrétiens, héritiers du catholicisme social, les radicaux attachés à l’héritage de la république parlementaire, et des libéraux. Les années 1990 et 2000 ont vu s’y installer une nouvelle composante, avec l’aile modérée de l’écologie politique.

Toute personne qui aspire au leadership centriste devra donc unir ces composantes. La référence au « social » leur est commune, quoique vague dans un pays où il est peu « d’ultralibéraux ». La référence au libéralisme politique serait sans nul doute porteuse : respect des libertés, des institutions qui les garantissent, du droit, du pluralisme, goût du dialogue et acceptation du compromis, sens des évolutions spontanées de la société civile. Elle est implicite dans le discours de Jean-Louis Borloo, peut-être sera-t-elle mise plus explicitement en avant, au-delà du concept un peu vague « d’humanisme ». L’écologie modérée (en considérant que les Verts représentent une écologie plus contestataire) s’était retrouvée un temps dans le Modem, avant de se sentir plus à l’aise dans Europe Écologie. Reste à connaître les effets de la fusion Europe Écologie – les Verts, et la fortune éventuelle (pour l’heure peu évidente), des candidatures Eva Joly et Nicolas Hulot, pour savoir si l’électorat de cette tendance est ou non disponible pour soutenir un candidat centriste.

Compte-tenu de ce qu’est aujourd’hui le centre, l’itinéraire de Jean-Louis Borloo, ce que nous pourrions appeler son « équation personnelle », lui donnent de sérieux atouts. Ancien chef scout, il ne devrait pas avoir trop de mal à nouer alliance avec les démocrates-chrétiens et à toucher l’électorat catholique. Dirigeant du parti radical, il a ainsi des assises dans les milieux laïques. Surtout, le fait d’avoir été en 1990 parmi les fondateurs de Génération Écologie, ainsi que son engagement dans le Grenelle de l’environnement, peuvent lui donner un certain crédit auprès de ceux, parmi les électeurs d’Europe Écologie, qui ne sont pas satisfaits du rapprochement avec les Verts. Ajoutons enfin que sa formation, qui l’a vu passer par HEC où il a enseigné, peut séduire ce que reste de libéraux parmi les centristes.

Jean-Louis Borloo colle donc à la configuration du centre. Mais cette famille est confrontée de manière récurrente à trois difficultés. Les centristes sont des notables et peinent à apparaître comme « proches du peuples » ; ici encore, Jean-Louis Borloo, fort de son expérience valenciennoise et d’une image simple et bonhomme, peut apparaître comme porteur d’une réponse. La seconde est plus embarrassante : les centristes manquent de militants, et il en faut pour mener une campagne présidentielle. François Bayrou avait su, le temps d’une campagne, attirer une jeunesse dynamique qu’il n’a pas su retenir ensuite. Un tel élan existera-t-il autour de Jean-Louis Borloo ? La troisième difficulté tient à la désorganisation structurelle de la mouvance centriste. Ici, tout reste à faire : alors que sur son site, le Parti Radical annonce qu’il met au point son manifeste et qu’il appelle à des contribution, Rama Yade, qui a rejoint ce parti en décembre 2010, évoquait il y a peu sur Canal + le lancement de son propre club de réflexion…

jeudi 21 avril 2011

Bentham / Tocqueville


Quand Jeremy Bentham, à la fin du XVIIIe siècle, a créé l'utilitarisme, il a fait scandale. Il définissait l'être humaine par la recherche du plaisir (du bien-être) et la fuite de la douleur (de la peine). Cette vision d'un homme guidé au fond par son intérêt héritait d'un certain pessimisme classique et entrait en résonnance avec l'économie politique, qui tournait autour du modèle de l'homo oeconomicus. C'est d'ailleurs un hériter critique de Bentham, John Stuart Mill, qui devait définir ce dernier.

Bentham était persuadé d'avoir dégagé là le fondement d'une science de l'homme. Il estimait que l'on pouvait mathématiquement mesurer le degré de plaisir et de peine connus par l'individu. Mais la science sociale qu'il pensait avoir fondé ne débouchait pas sur une apologie de l'égoïsme. À ses yeux, toutes les utilités personnelles étaient équivalentes, aucune ne pouvait prendre le pas sur les autres. Lui qui détestait toutes les abstractions, et restait pour cela indifférent à la métaphysique des droits de l'homme, retrouvait ainsi l'égalité comme valeur.

Les critiques n'ont pas manqué d'y voir une inconséquence. Grâce à elle, cependant, Bentham s'installait au cœur de la mentalité démocratique : la quête du bien être y est fondamentale, et le principe majoritaire capital. Il envisageait ainsi une vraie politique sociale, financée par un impôt redistributeur. La bonne politique était celle qui, selon ses termes, "maximisait" le bien-être du plus grand nombre.

Par ailleurs, Bentham était un libéral, partisan du gouvernement représentatif. Parmi les libéraux du XIXe siècle, beaucoup, cependant, ont pensé que l'utilitarisme était un péril grave pour la liberté. Au nom de bien-être, ne risquait-on pas de sacrifier celle-ci ? Les Constant, les Cousin, les Tocqueville ont eu cette crainte, qui m'a longtemps paru bien abstraite.

L'État-providence, au fond, repose sur une logique utilitariste. Il cherche à assurer le bien-être du plus grand nombre, et c'est là sa légitimité profonde. Il a profondément transformé les sociétés occidentales par une série de restrictions des libertés. Cela commence avec Bismarck et ses cotisations obligatoires pour patrons et ouvriers. Cela continue avec toutes les mesures que l'on prend pour la santé publique, par exemple l'obligation d'afficher des photos atroces sur les paquets de cigarettes, ou l'interdiction de certaines substances.

C'est un grand spectacle, au fond, que de voir s'affronter deux logiques dans nos sociétés : celle de l'utilitarisme, qui vise avant tout le bien-être, et, au fond, le préfère à la liberté, et celle de ce que Benedetto Croce appelait la "religion de la liberté" (et qui existe en deux versions, la libérale et la libertaire). Le match Bentham / Tocqueville est au fond un match nul, partant de deux points de vue très légitimes.

Entre la loi de la jungle et l'infantilisation des citoyens, entre la liberté et les contraintes nées de la solidarité sociale, nous n'aurons jamais fini de débattre. Quand bien même la démocratie libérale devrait s'étendre sur le monde entier, la politique ne s'éteindrait pas, parce que cette tension intime continuerait de travailler le corps social. Il suffisait pour s'en convaincre de sentir, au fond des réactions diverses à l'ajout des fameuses photos-choc, se combattre l'irritation contre un État paternaliste et la prise de conscience qu'il y avait là un vrai problème de santé publique.

mardi 5 avril 2011

Nicolas Sarkozy : esquisse d'un bilan


Je n'ai jamais beaucoup parlé de Nicolas Sarkozy dans ce blog. Il me semblait que son action n'était pas facile à analyser à chaud, et ce pour deux raisons.

La première, c'est l'interpénétration entre communication politique et action. On le dit souvent, le président n'a jamais cessé d'être en campagne, au risque de lasser l'opinion et de jeter un soupçon sur sa capacité à habiter la fonction présidentielle. Le fait n'est pas si rare ; telle était la conception de Bill Clinton, et tel d'ailleurs était le conseil que le président américain avait donné à Tony Blair en 1997, comme ce dernier le rapporte dans les mémoires. Dans son ouvrage passionnant (The End of the Party. The Rise and Fall of New Labour, Penguin Books, 2010), Andrew Rawnsley signale d'ailleurs la relative frustration de Tony Blair par rapport à son premier mandat. Certes, le Labour avait réussi, enfin, à remporter deux élections générales de suite, mais le Premier Ministre n'avait pas le sentiment d'avoir mené une action réformatrice assez profonde...

Beaucoup d'hommes politiques voudraient connaître cette frustration, et beaucoup d'électeurs voudraient que les leaders politiques la ressentent. Nulle doute que cette angoisse ne saisisse les plus sincères d'entre les premiers, tant, comme le disait Philippe Séguin, le pouvoir n'est qu'une "perpétuelle lutte contre l'impuissance". La stratégie Clinton supposait de gagner incessamment la bataille de la communication pour maintenir un haut niveau de popularité, et je crois que tel a été l'objectif de Nicolas Sarkozy, enfant de la télévision, comme le rappellent dans leur livre d'entretiens Cartes sur table Patrice et Alain Duhamel. Les deux journalistes s'étonnent d'ailleurs de son échec médiatique et communicationnel, que rien ne laissait prévoir au vu de la campagne de 2007.

Démêler ce qui est communication (à la surface des choses) et action politique profonde nécessitait d'attendre, et de prendre du recul.

La seconde raison qui me poussait à ne pas me prononcer trop tôt, c'est une profonde méfiance vis-à-vis de la gestion par les médias des questions de popularité. Les politiques alignés sur les "people" sont l'objet de phases alternées d'adulation servile et de rejet inconditionnel, et la première phase paraît appeler la suivante. La fixation névrotique d'une partie de l'opinion contre le président, au motif d'un "déficit d'incarnation", les charges internet sur son physique, la haine qui se lisait derrière, tout cela me laisse un certain malaise, et, pour tout dire ne me semble pas républicain. Une monarchie médiatique et son cortège de frustrations infantiles ne me tente décidément pas.

Nous commençons cependant, à un an de la fin du quinquennat, à pouvoir tirer un bilan. Cela nécessite d'isoler ce qui relève des responsabilités propres de Nicolas Sarkozy et ce qui n'en relève pas, sous peine d'être rapidement très injuste.
On sait par exemple que la crise financière de 2008 a rendu impopulaire tous les gouvernants, qu'il y aient bien ou mal réagi. Certaines difficultés sont structurelles, comme celle des rapports entre président et premier ministre sous la Cinquième République. On sait aussi toute la difficulté qu'il y a à réformer en France, et que nous sortons d'une période longue (1988-2007 au moins) d'immobilisme et de non-adaptation, ou d'adaptation marginale, du "modèle français".

Je crois que Nicolas Sarkozy a été bon, ou au moins est parvenu à avoir une vraie influence, chaque fois qu'un homme presque seul, entouré de quelques conseillers techniques, pouvait avoir une influence marquante, du fait de son courage et de sa tenacité. L'opinion s'y intéresse peu, mais sa présidence européenne a été efficace. L'Europe a pu avoir un rôle dans la sortie de la crise géorgienne de 2008. La réaction de Nicolas Sarkozy à la crise financière de 2008 a été à la hauteur, et après le marasme post-révolution tunisienne, et épaulé par Alain Juppé, il redonné un rôle à la France en Côte d'Ivoire et en Tunisie. D'une certaine manière, c'est dans ces affaires qu'il y a une continuité entre l'image de dynamisme donné dans la campagne électorale et l'action présidentielle.

D'autres réformes importantes ont été mises en place, dont le bénéfice politique ne sera pas important, parce qu'elles ne sont pas spectaculaires : je pense à la réforme constitutionnelle, par exemple. D'autres entrent dans la catégorie des "réformes à réformer", mais lancent un mouvement et ouvrent des perspectives ; je crois que c'est le cas de la loi sur l'autonomie des Universités. Le résultat des élections de 2012 et les années qui suivront diront si 2007 a ou non lancé définitivement le pays sur la voie des réformes. Un tel tournant serait important et conduirait sans doute à réévaluer le bilan de Nicolas Sarkozy.

Mais le problème du quinquennat qui s'achève est que les réformes dont a besoin le pays, pour ne pas être de simples réformes d'adaptation, celles dont on ne voit pas comment les éviter mais qui n'enthousiasment personne (type réforme des retraites), pour être à la fois des réformes profondes (ce que n'est pas la réforme des retraites) et des réformes parties prenantes d'un projet plus vaste, dessinant une perspective à moyen terme, ont besoin d'un grand travail collectif, d'une écoute non seulement des "partenaires sociaux" qui ne sont pas toujours des partenaires, mais aussi des citoyens concernés au premier chef par les réformes. On ne réformera pas l'enseignement contre les professeurs, la justice contre les magistrats, l'Université contre les universitaires. Ou plus exactement, pour éviter de sombrer dans l'idéologie béate du dialogue : il faut écouter pour élaborer la réforme qu'un minimum de contrainte politique permettra de faire passer.

On peut minimiser cette contrainte ; il est impossible de la supprimer. Le consensus sur les réformes n'existe pas dès lors que ces réformes supposent des arbitrages. Et la France a laissé passé des années de croissance où l'on pouvait faire des réformes en achetant sa paix.

L'idée selon laquelle chaque réforme devait être bouclée en six mois a été désastreuse ; elle a conduit à multiplier les demi-mesures et les réformes trop technocratiques, et accru les défauts du système. Mais revenons au travail collectif. Il est toujours difficile à mettre en place en France : les syndicats divisés, numériquement faibles, tremblants d'être débordés sur leur gauche, méfiants vis-à-vis d'un Etat qui coiffe souvent autoritairement le dialogue social, sont des partenaires peu fiables ; les partis politiques sont squelettiques, et un collage approximatif avec le monde syndical y tient lieu trop souvent du contact avec la société civile qu'on pourrait attendre d'eux ; les cabinets ministériels regorgent de jeunes diplômés talentueux qui y voisinent avec de vieux renards, et constituent des serres chaudes où tout s'élabore dans la hâte et dans l'idées obsessionnelle que "les gens ne comprendraient pas" toute mesure un peu simple et où, sous la pression des uns et des autres, on tente d'avance de parer à toutes les objections possibles.L'exemple de la réforme Darcos, qui voulait supprimer les filières en lycée et au final les renforçait, est de ce point de vue édifiante.

Le problème est ancien en France, où traditionnellement les contrepouvoirs sont faibles. On peut cependant le compenser en respectant les institutions. D'une certaine manière, l'Etat doit commencer par s'écouter lui-même : les maires, les magistrats, les enseignants, les policiers, et même les ministres, tous sont d'une manière ou d'une autre au contact de la société civile. La brutalisation des relations entre le chef du pouvoir exécutif et ces différent milieux marquent les limites de la "réforme bousculade". A force de taxer de "corporatisme" tous ceux qui sont en désaccord, même partiel, avec les projets qui les concernent, on se prive de leur expertise propre. Une certaine démagogie renforce ici la dérive technocratique du régime. Je n'en finis pas de mesurer la sagesse d'un propos déjà cité dans ce blog de mon ami Gilles Ferragu : "le drame en France, c'est que les réformateurs ont une rhétorique révolutionnaire".

Cette démagogie est particulièrement ruineuse auprès de l'électorat de droite modérée, légaliste et attaché aux institutions. Alliée à la volonté de chasser sur les terres du Front national, et à la visibilité forte de la ligne Hortefeux-Guéant, elle a conduit à couper en deux la droite française, et à créer un appel d'air au centre droit. Elle dévoile surtout l'ampleur de la crise idéologique de la droite française, que les difficultés du parti socialiste avait fait oublier.

D'où l'impression d'une faillite, impression que je persiste à juger excessive, mais qui n'est pas un simple malentendu. Le joueur qu'est Nicolas Sarkozy n'a pas abattu toutes ses cartes, et la campagne commençant, il va se retrouver sur son terrain. Son impopularité record ne peut masquer deux vérités : il reste le candidat incontestable de la droite pour 2012, et aucun candidat déclaré ne suscite pour l'instant, à gauche ou au centre, un véritable enthousiasme dans le pays.