mardi 21 août 2012

Une opposition constructive et intelligente ?



"Pensez-vous que ce régime permette une "opposition intelligente" et réellement constructive ?" Cette question m'a été posée il y a déjà plusieurs semaines. Plus j'y pensais, et plus sa portée m'intimidait. Elle m'a beaucoup accompagnée durant cet été qui, sur le plan de la politique intérieure française, n'a pas été très motivant : au moins en apparence, nombre de grands arbitrages ont été renvoyés à la rentrée par le gouvernement, et la lutte au sein de l'UMP n'est pas encore très spectaculaire.


Il faudrait déjà nous faire une idée de ce qu'est une opposition intelligente et constructive. On supposera ici qu'intelligent est un peu le contraire de systématique : une opposition intelligente est parfois capable d'être favorable à ce que propose le gouvernement. Individuellement, de ce point de vue, les opposants sont parfois plus "intelligents" que collectivement. Que le gouvernement, par exemple, propose une loi sur la possibilité pour les homosexuels de se marier, il se trouvera probablement des députés de l'opposition pour voter avec la majorité son adoption. Les opposants sont parfois, à titre individuels, favorables à des mesures que leur camp ne peut porter électoralement : ainsi Jacques Chirac, qui vota l'abolition de la peine de mort.



Une opposition constructive, c'est certes une opposition assez intelligente pour ne pas être systématiquement hostile à tout acte gouvernemental, mais surtout une opposition capable d'articuler des contre-propositions. De ne pas se cantonner à la critique aisée, mais de s'essayer à l'art difficile de la proposition concrète.



Derrière cette volonté d'une opposition intelligente et constructive, se profile un vieux rêve, ô combien louable, celui d'une politique rationnelle, et, plus encore, raisonnable. Eh oui, souvent, nous sommes las de la rhétorique apocalyptique des uns et des autres, de ceux qui se croient en 1917 et de ceux qui se croient en 1940 ou qui font semblant - la question de savoir s'ils parviennent à se duper eux-mêmes étant insoluble, tant la sincérité est comme diluée dans l'énervement structurel du militantisme.



Pour bien répondre à la question, il faut distinguer ce qui relève du régime : est-ce que notre Cinquième République favorise ou défavorise l'aspect "intelligent-constructif" de l'opposition ?



Pour qu'une opposition soit intelligente et constructive, non pas dans quelques-uns de ses membres (en général les plus estimés et les moins souvent placés durablement dans un leadership d'ensemble), mais collectivement, il faut qu'elle y ait intérêt. C'est-à-dire que cette attitude la serve dans la conquête du pouvoir. Ou plus exactement, car les gens ne suivent pas toujours leur intérêt, que le sentiment domine, dans une opposition, que d'avoir une attitude raisonnable est un préalable indispensable à la conquête du pouvoir. 



Considérons que notre régime a été vraiment en place à partir de la réforme de 1962, et regardons si la conquête du pouvoir par une opposition a jamais été liée à l'exercice préalable par celle-ci d'une critique mesurée, circonstanciée et créative du pouvoir en place.



Il faut attendre 1981 pour une véritable alternance. La gauche qui l'emporte n'est plus vraiment unie depuis la rupture du programme commun en 1977. Les 110 propositions comportent des mesures importantes (décentralisation, abolition de la peine de mort, libéralisation des ondes) mais l'échec de la politique anti-crise et des transformations structurelles du capitalisme prévues est assez largement anticipé à l'époque, et le tournant de la rigueur de 1983 n'est pas véritablement une surprise quand on relit la presse de l'époque. La défaite de Valéry Giscard d'Estaing est plutôt l'expression d'un rejet, frappant un gouvernement qui a dû encaisser les effets de deux chocs pétroliers.



Quand la majorité de gauche est battue aux législatives de 1986, ce n'est pas en raison d'une adhésion au programme de la droite, mais l'effet direct des désillusions liées au tournant de la gauche au pouvoir, et à la disparition de la perspective d'une sortie rapide de la crise économique. La défaite de Jacques Chirac en 1988 montre assez qu'il n'y avait pas une adhésion majoritaire du corps électoral par rapport au programme libéral de la droite de l'époque.



La victoire de François Mitterrand en 1988 se fait au terme d'une campagne où les ambitions programmatiques sont très réduites. La défaite de la gauche en 1993 se fait dans un climat de décomposition du pouvoir en place, que l'on peut retrouver de manière frappante en lisant un livre que Franz-Olivier Giesbert avait rédigé alors, intitulé La fin d'une époque (1994). La victoire de la droite en 1995 est alors tellement prévisible que le grand combat oppose, au premier tour, Edouard Balladur et Jacques Chirac. 



Là encore, pas d'adhésion massive à un programme qui serait jugé crédible : c'est la gauche qui l'emporte, par rejet de l'équipe en place, aux législatives anticipées de 1997. Le programme de Jacques Chirac est dès plus ténu en 2002. 



On a cru un temps que la victoire de Nicolas Sarkozy en 2007 marquait le retour d'un vote d'adhésion. Ce fut une erreur ; l'antisarkozysme n'a, au final, pas si mal réussi à la gauche, face a une majorité qui a essuyé une double crise. Certes, François Hollande n'était pas (ce n'est pas dans sa manière) le plus violent des opposants. Cependant, l'incertitude où nous sommes de savoir ce que sera sa politique d'ensemble dit assez que ce n'est pas l'aspect constructif et intelligent de l'ancienne opposition qui l'a porté au pouvoir.



On peut compléter cette analyse trop rapide par le sort politique de ceux qui ont incarné l'attitude constructive au sein de l'opposition : Raymond Barre ou Michel Rocard furent populaires, mais ne parvinrent jamais à rassembler leur camp, doublés qu'ils furent par des opposants plus résolus.



Les gouvernements ont parfois voulu favoriser une mutation de l'opposition : le premier ministre Jacques Chaban-Delmas aurait voulu que son projet de "nouvelle société" rassemble au-delà de la droite et du centre, le président Giscard d'Estaing rêvait de "décrispation", et tout cela n'a guère fait évoluer les rapports droite-gauche. "L'ouverture" de François Mitterrand en 1988, celle de Nicolas Sarkozy en 2007, ont été des échecs notoires, ne parvenant pas à faire bouger les choses.



Il y a pourtant des espaces pour cette attitude : la vie parlementaire, le travail en commission, les débats du Sénat... mais ce ne sont pas les lieux où se jouent la conquête du pouvoir. L'expérience de ces trente dernières années en France pousse en fait les oppositions à se démarquer au maximum du pouvoir en place, sachant que celui-ci va être assez rapidement l'objet d'un rejet de la part de la majorité de l'opinion.



Il ne faut au final peut-être pas sous-estimer l'effet de la réforme constitutionnelle de 2008 : elle donne plus de poids au parlement. Comme l'avait remarqué Jean-Jacques Urvoas dans un excellent article de Commentaire, l'embouteillage législatif de la présidence précédente l'a empêché jusqu'à présent de produire tous ses effets. Elle peut contribuer à redonner progressivement au discours politique des oppositions une qualité qui lui a souvent manqué.