samedi 20 mars 2010

La République au milieu du fleuve


Depuis les années 1990, il me semble avoir assisté à deux mouvements dans les milieux intellectuels, deux courants de fond qui affleurent dans les conversations de café, dans les éditoriaux, dans les brefs échanges des périodes électorales. Ces deux courants d'ailleurs se côtoient et souvent d'entremêlent, et leur zone de contact, assez large, dessine une ambiance.

Le premier est celui d'un net refus du monde « comme il va », et en partie, de l'Histoire avec un grand H, comme processus collectif et largement incontrôlable, au prix de la célébration inconditionnelle du volontarisme politique.

A gauche, c'est l'altermondialisme, au sens le plus large, dans sa version réformiste (ATTAC) ou dans sa version « révolutionnaire » (NPA). « Un autre monde est possible » = celui-là ne nous convient pas, nous n'avons pas confiance dans la manière dont il évolue, Il faut faire machine arrière et prendre un autre embranchement. Ajoutons à cet altermondialisme un mouvement de réaffirmation identitaire perceptible dans les forces qui animent le « front de gauche ».

A droite, c'est le souverainisme: le pouvoir politique appuyé sur la souveraineté nationale doit retrouver le contrôle des grandes évolutions collectives. La construction européenne, la mondialisation, le libre échange, ont miné la seule autorité vraiment démocratique et légitime, celle de la nation. Il faut retrouver le sens perdu de l'identité politique nationale.

Ces deux tendances, en même temps qu'elles sont culturellement très influencte, peinent à s'unifier politiquement. Les élections régionales semblent indiquer que pour l'instant, Olivier Besancenot ne parvient pas à accomplir le vieux rêve de l'extrême gauche française : récupérer ce qui reste du Parti communiste et de son implantation. Les souverainistes n'ont pas trouvé de leader et restent divisés en petits cénacles, quitte à s'enthousiasmer de temps en temps pour des personnages en lesquels ils rêvent de voir de nouveaux de Gaulle (comme Jean-Pierre Chevènement en 2002 ; certains d'entre eux subiront peut-être l'attraction d'un Dominique de Villepin qui vient pourtant d'autres sphères).

Je laisse de côté, à gauche, la question des écologistes, qui, du fait de leur électorat et de leur environnementalisme, semblent plus que les autres voués à être une force d'appoint de la gauche réformiste, et dont la mesure du succès politique sera sans doute l'influence qu'ils auront ou non sur le parti socialiste, leur partenaire privilégié.

Revenons au courant que nous venons de détailler, celui du refus du monde comme il va. Son émiettement n'est à mon sens pas dû au hasard. Il vient de l'absence d'une vision de l'avenir. Il vient précisément de son incapacité, dans chacune de ses variantes, à s'enter sur quelques unes des grandes évolutions qui travaillent l'humanité. Il vient du postulat de la toute-puissance du politique, que rien, dans l'Histoire, ne vient confirmer. Rien d'étonnant d'ailleurs à ce qu'à chaque crise, qu'à chaque difficulté, les militants du grand refus rêvent d'un retour en arrière, sans voir que chaque phase, chaque train de réformes politiques s'adaptant aux mouvements de la société (par exemple les politiques de libéralisation des années 1980-1990) a changé la donne. Le refus de combiner les héritages idéologiques et la prise en compte des mutations concrètes du monde, c'est au fond le refus d'édifier un projet politique.

Le second courant est celui de la désillusion mélancolique. Perceptible dans certains propos de François Furet à la fin de sa vie, dans les travaux de Marcel Gauchet, on sent que c'est contre lui que Pierre Rosanvallon essaie de lutter. Il va probablement se renforcer par l'échec des néo-conservateurs américains. La démocratie libérale est alors présentée comme un régime désespérement prosaïque, seul encore debout après la fin des « utopies », mais correspondant à une sorte de fin programmée de la politique. Vision très franco-française, à mon sens, qui ne distingue pas crise globale de la démocratie et marasme spécifique de la politique française. Nous serions alors condamné à un inventaire mélancolique, dans une société, au fond, sans histoire.

Ce second courant n'a pas réussi à vaincre le premier. Mais il a malgré lui contribué à une évolution fâcheuse : à n'insister que sur l'inachèvement de la démocratie libérale, que sur la faiblesse et la non-crédibilité des alternatives qui lui ont été opposées, on favorise le basculement des partis de gouvernement vers l'opportunisme pur et simple. Ici, on admet les évolutions du monde tel qu'il va, et on se borne à réagir quand on s'écarte trop des principes fondateurs de la démocratie. On essaie de prévenir les requêtes contestataires, vues ainsi comme a-priori légitimes. On ne construit finalement pas un projet. Les forces de gouvernement reste unies, mais c'est en raison de nécessités pratiques, liées à l'organisation de la compétition politique et à la conquête concertée du pouvoir. Cette unité minimale est fragile : elle ne se marque qu'autour d'un leader en ascension, elle ne permet pas de partir des rivalités de personne pour aboutir à une actualisation du fonds commun.

Les idées ne font pas tout, et n'expliquent pas tout. Mais elles contribuent à dessiner notre paysage politique. Nos deux courants ont souvent un horizon commun, qui est la République. Le « modèle républicain » est invoqué par les uns et les autres. Le « décanoniser », le rendre moins figé, montrer ses tensions internes, sa dynamique, ses capacités d'adaptation, sa capacité même à contourner ses propres limites, ce serait se situer au coeur du problème de la politique française, à l'articulation de son unité et de sa pluralité. Envisager ses mutations, la manière dont il se confronte aux expériences étrangères, saisir sa présence ou son éloignement, oser parfois dire ce qui est mort et vivant en lui. Vaste chantier, que de grandes oeuvres (je pense par exemple aux livres de Jean-Marie Mayeur) on déjà préparé.

mercredi 3 mars 2010

Des Puces aux Lumières


Un après-midi d’hiver,(la lumière est grise dans mon souvenir), alors que j’avais une quinzaine d’années, ma mère me fit découvrir le marché aux puces. Monde des vieux objets et des dimanches désœuvrés, mélancolique et fascinant, comme si une vie sourdait de dessous ces objets morts...

Comment devient-on historien, comme voue-t-on, dès sa jeunesse, sa vie à un loisir qui, dans les sociétés traditionnelles, était bien souvent celui du grand âge ? Une sensibilité particulière au temps, au passé, à la manière d’être de ce qui n’est plus, doit jouer un rôle préparateur ; tout ce qui la nourrit compte. Je revois, au fond d’un hangar, quelques étagères de vieux livres auxquelles on accédait par un parcours sinueux, faute de pouvoir enjamber des canapés défoncés. Des volumes disparates d’une ancienne édition de Zola me semblaient un trésor… marquée par son enfance tourangelle, ma mère m’offrit un volume, petit, maniable, des plus grandes œuvres de Paul-Louis Courier, pamphlétaire libéral et anticlérical (avant la lettre) de la Restauration.

Je ne suis jamais devenu bibliophile. Les livres anciens, quand j’en déniche, je les lis. Je les aime vecteurs des voix du passé, qui s’offrent à notre critique et parfois (souvent à notre insu) nous éclairent. J’ai donc lu celui-là.

Ces pamphlets d’un style limpide, d’une clarté ligérienne, que pouvaient-ils me dire alors ? Que pouvait représenter pour un lycéen l’anticléricalisme du XIXe siècle ?

Un renouveau religieux avait déjà commencé à toucher une partie de ma génération ; il devait irriguer le catholicisme, le protestantisme, le judaïsme. L’Islam avait déjà recommencé à compter. Durant les années 1980, ce que j’appellerai faute de mieux les « droites religieuses » rêvaient que les années 1960 n’aient représenté qu’une parenthèse malheureuse. Et au-delà des espérances et des craintes, le « fait religieux » était bien présent. Il me semble que c’est aujourd’hui que les pamphlets de Courier nous parlent, parce que nous sommes dans un autre moment historique, parce que nous sommes dans la retombée d’un élan religieux.

Dans les années 1990, j’avais déjà retrouvé Paul-Louis Courier dans mes recherches, cette fois en héritier du déisme du XVIIIe siècle, qui invoquait une « religion naturelle », sans dogme, sans surnaturel, sans pénitence, et s’en prenait au catholicisme. Avec ce balancement et cette admiration que m’inspirent les Lumières : parfois irritantes dans leur ironique arrogance, parfois insuffisantes, mais au fond puissamment nécessaires. Notre socle indispensable, notre tuf, et notre croix seulement quand on en tire une orthodoxie au lieu d’en recueillir et d’en prolonger l’ambition. Vraiment intéressantes, les Lumières, non pas pour ceux qui les invoquent sans les lire, mais pour ceux qui veulent en vivre, ou tout au moins les recevoir. Ce qui est né au XVIIIe siècle, ce qui avait déjà bien commencé au XVIIe siècle, comme le rappellent souvent les historiens modernistes, ce n’est certes pas le remplacement de la foi par le raison, tout le monde sent bien que l’affaire est plus complexe : c’est le début d’une confrontation, peut-être d’une dialectique entre la raison universelle et nos enracinements religieux, nationaux, affectifs. Les Lumières ne prennent tout leur sens que quand elles défient, relativisent ou bousculent des options fondamentales qui leur échappent en grande partie.

Et puis Paul-Louis Courier, maintenant que nous pouvons lire sa vie dans l’œuvre d’Alain Dejammet (Paul-Louis Courier, vies…, Paris, Fayard, 2009) nous place aussi au cœur d’une autre grande tension, peut-être de la modernité, peut-être de la condition humaine, entre l’individu qui veut s’affirmer et la société qui le porte. Alain Dejammet nous montre en Courier un individualiste à la Brassens, avec à l'arrière-plan pourtant un immense désir de reconnaissance qui le jette dans les conflits et fait de lui un provocateur né.

Féru de grec, Courier se bat pour être reconnu, face à la postérité, comme le découvreur d'un passage manquant de Longus. Il enrage de ne pas être élu à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Avec tout cela, classique jusqu'au bout des ongles, ennemi des excès, cet homme qui a connu une "sale guerre", celle des Calabres, s'insurge contre les excès d'après les Cent Jours, et oppose au catholicisme dévot des Missions jésuites la religion naturelle des philosophes des Lumières. Belle figure, au total, du libéralisme d'opposition qui connaît son premier âge d’or sous la Restauration, celui du "citoyen contre les pouvoirs", à la manière du philosophe Alain.

Quitte aussi à mythifier un peuple des campagnes qui n'aspirerait qu'à la paix civile, alors que lui, Courier, mourra assassiné par ces mêmes villageois. Courier individualiste et libéral, qui croit n'aspirer qu'à une tranquillité qui le fuit toujours, et ne trouve en fait le succès qu'en tant que polémiste. Courier figure de l’intellectuel, qui est capable de s’extasier indéfiniment sur les amours de Daphnis et Chloé décrits par Longus, mais laisse sa jeune femme en Touraine pour soigner sa popularité parisienne… Les pamphlets de Paul-Louis sont beaux, mais, aujourd'hui que son monde s'éloigne, son destin nous donne plus encore à penser.