dimanche 12 janvier 2014

Liberté, liberté chérie...

Comme beaucoup de gens qui ont à la fois la fibre républicaine et la fibre libérale, l’affaire Dieudonné m’a plongé dans un malaise certain. Pourtant, je comprends ce que Manuel Valls essaie de faire à gauche : une espèce de retour aux sources républicaines qui ne soit pas l’archéologie chevènementiste, une conciliation de l’ordre républicain et des valeurs progressistes, susceptible, espère-t-il, de sortir le socialisme du deuil interminable des perspectives de changement social global sans le cantonner aux revendications sociétales. Mais j’ai mieux saisi la source de mon malaise quand le ministre de l’Intérieur a qualifié la décision du Conseil d’État relative au spectacle de Nantes de « victoire de la République ».
Dans cette remise au goût du jour du patrimoine républicain, c’est donc la « défense républicaine » qui est aujourd’hui mise en avant. Cela me paraît à la fois disproportionné et peu opportun.
La défense républicaine, c’était sous la Troisième République l’union des républicains quand le régime semblait en péril pour prendre des mesures exceptionnelles. Je dis bien « semblait ». Nous ne sommes pas sûrs que quand Jules Ferry expulsait les Jésuites au début des années 1880, quand le ministre de l’Intérieur Constans fait arrêter les comparses de Boulanger, quand Waldeck-Rousseau relance l’anticléricalisme en 1899 pour réprimer l’agitation antidreyfusarde en épargnant l’armée, quand Émile Combes fasait expulser les congrégations religieuses (l’image des Chartreux marchant dans la neige au milieu des soldats…), nous ne sommes pas sûrs que ces mesures étaient indispensables au salut du régime.
Dans un excellent ouvrage[1], Jean-Pierre Machelon avait autrefois inventorié ces mesures d’exception, et avait conclu que la politique de défense républicaine avait généré des entorses aux libertés publiques, mais que ces entorses ne suffisaient pas à faire oublier que le régime était, en fonctionnement normal, d’un libéralisme remarquable (il suffit de rappeler la loi de 1881 sur la liberté de la presse). L’anticléricalisme (à l’exception de la répression antiboulangiste) en était la source principale.
Au moins la République s’en prenait-elle, occasionnellement, à une force organisée, influente, qui était l’Église catholique de l’époque, avec laquelle elle avait fini d’ailleurs, par la loi de 1905 et par sa prudence dans son application difficile (puisque l’affaire ne se termine qu’en 1924, après des négociations avec Rome) par trouver un modus vivendi remarquable. Une force collective qui, officiellement, se réclamait encore, au moins à Rome, de principes antagonistes de ceux sur lesquels la République était fondée.
Dans l’affaire Dieudonné, nous sommes dans une forme atténuée de défense républicaine. Aucune loi d’exception n’a été prise. Nous sommes dans une initiative politique, celle du ministre de l’Intérieur, visant à mobiliser l’arsenal législatif existant pour empêcher une tournée de spectacles d’avoir lieu. La question n’est pas celle de la liberté d’association, mais celle de la liberté d’expression. En fait, on a lancé de nouvelles procédures pour empêcher un spectacle d’avoir lieu, au lieu de se contenter d’obtenir de Dieudonné le paiement des amendes auxquelles il a été condamnées.
Pour justifier l’entreprise, c’est la République qu’on invoque. Contre un homme seul, qui pour l’instant n’a fait que parler et se présenter, sans aucun succès, à quelques élections. Si ses opinions sont répréhensibles ou délictueuses, il peut tomber, et est déjà tombé d’ailleurs, sous le coup de la loi, qui encadre et limite déjà la liberté d’expression. Mais dans le cadre du contrôle a posteriori, véritable garant de la liberté. Ce que Manuel Valls a tenté était juridiquement possible, comme le prouvent les décisions du Conseil d’État dont l’indépendance en l’espèce est indiscutable. Mais croire que la République est menacée par les sketches de Dieudonné, c’est en avoir une piètre idée.
Nous ne sommes pas des enfants prêts à se ruer sur des idées nauséabondes. Nous sommes capables d’attendre que les propos de Dieudonné soient condamnés quand ils sont condamnables, et nous sommes en droit d’attendre que les peines prononcées contre lui soient exécutées. S’il structure son mouvement, nous sommes capables d’arracher le masque de l’antisionisme, et de montrer qu’on retrouve derrière ce masque tous les poncifs, toutes les structures idéologiques de l’antisémitisme. Si ce mouvement représente une vraie menace pour les principes républicains, il pourra être dissous. Nous sommes capables de combattre le complotisme, nous n’avons pas besoin qu’on en fasse l’objet d’un délit d’opinion.





[1] Jean-Pierre Machelon, La République contre les libertés ?, Paris, Presses de la FNSP, 1976.

samedi 4 janvier 2014

Contrainte économique, contrainte politique

L'audience des "antisystèmes" se nourrit bien sûr des mécontentements liés à la crise qui nous frappe depuis 2008. On nous pardonnera d'aligner ici des évidences.
 
Cette crise a un double aspect : elle est à la fois liée à une conjoncture défavorable et à un endettement excessif des Etats. Les pouvoirs publics paraissent donc dépourvus des moyens d'agir à court terme et ne peuvent injecter grand chose dans l'économie sans que cela soit comme épongé par les propres besoins de financement de l'Etat et des collectivités locales.
 
Elle frappe dans un contexte de mondialisation/globalisation :  beaucoup des leviers d'action auxquels nous sommes habitués de recourir non pas pour sortir des crises (qui se terminent d'elles-mêmes au bout d'un certain temps parce qu'elles correspondent à des phases de transformation de l'activité économique), mais pour les accompagner et empêcher qu'elles ne soient trop désastreuses socialement, voire pour favoriser la reprise quand elle se dessine, échappent de facto aujourd'hui à l'Etat-nation.
 
En 1981-1982, il y a donc plus de trente ans, et bien avant l'euro, on a pu mesurer qu'une politique de relance par la consommation était vaine quand elle était pratiquée dans un seul pays. Le formidable accroissement des dépenses publiques décidé alors, comme cela avait été prévu par de nombreux économistes, n'avait abouti qu'à dégrader la balance du commerce extérieur : le pouvoir d'achat distribué avait servi à acheter des produits étrangers, sans que les entreprises nationales ait eu le temps d'en profiter, et le chômage n'avait pas reculé.
 
Le débat de politique économique est aujourd'hui en partie transféré autour de la gestion de l'euro, mais la contrainte est la même que celle qui pesait sur la politique nationale : une monnaie trop forte peut décourager l'investissement et pénaliser les exportations, une monnaie trop faible lance l'inflation qui pénalise le pouvoir d'achat des salariés et renchérit les importations. Le débat autour du mandat de la Banque Centrale Européenne, limité pour l'instant à la lutte contre l'inflation, est donc crucial.
 
Les Etats européens sont donc liés entre eux pour la politique conjoncturelle face à la crise, sans que leur déliaison éventuelle puisse leur apporter de solution : elle ne supprimerait pas l'interpénétration des économies et ne leur offrirait pas de choix qui puissent être différents de ceux de leurs principaux partenaires. Ils n'ont les mains entièrement libres que pour la politique structurelle : celle qui porte sur l'organisation du marché du travail, sur une partie très importante de la fiscalité, sur la manière d'aider les chômeurs à retrouver un emploi, sur l'éducation, sur les retraites, sur les aides aux entreprises... autant de domaines où les résultats d'une action difficile ne portent leurs fruits qu'au bout de plusieurs années.
 
Ajoutons à tout cela une spécificité française : le peu de croissance que nous avons pu avoir ces dernières années est tirée par la consommation des ménages, elle-même liée aux transferts sociaux, transferts eux-mêmes financés par le déficit et l'endettement. Le rétablissement des comptes publics gênera donc ainsi la croissance.
 
Donc, pas de miracle à attendre dans le court terme, et nécessité profonde d'avancer sur la voie de réformes souvent impopulaires - de celles que l'on peut se résigner à subir tant qu'on ne demande pas de les approuver, et dont les effets ne seront pas immédiatement perceptibles.
 
Je crois n'avoir dit que des évidences, mais elles ne sont, je crois, pas assez dites. Et je crois que quand une nation est dans ce type de situation, les dirigeants doivent le dire et les opposants en avoir conscience. Pas la peine de promettre "du sang et des larmes", simplement dire ce qu'il y a à faire, ce que l'on va faire et ce qu'on peut raisonnablement en attendre, en accomplissant la tâche difficile et noble d'élever la collectivité au-dessus du quotidien pour la projeter dans un avenir non fantasmé.