jeudi 29 mai 2008

Premier ministre vs président ?


Le tandem président-premier ministre est la principale caractéristique, et on peut se demander s’il n’est pas le talon d’achille de notre système. On va trouver que j’attaque beaucoup la Vème République ; en fait, je me demande souvent si, avec tous ses défauts, ce régime n’est pas particulièrement bien adapté à la réalité française.
Est-ce un hasard si le parlementarisme à l’anglaise ne s’est jamais acclimaté en France ? Ce fut le rêve des libéraux sous la Restauration et de la monarchie de Juillet, et même d’un royaliste comme Chateaubriand. Mais ni Louis XVIII, ni Charles X, ni même Louis-Philippe ne se résignèrent à jouer le rôle effacé d’un monarque parlementaire. Ils voulurent toujours pouvoir intervenir, et orienter la politique du gouvernement. Napoléon III tenta in extremis l’expérience, mais le gouvernement d’Émile Ollivier chuta avant même Sedan. Le Comte de Chambord, au début des années 1870, ne fut si intransigeant sur la question du drapeau, qu’il voulait blanc et non bleu blanc rouge, que parce qu’il ne voulait pas « commencer un règne fort et réparateur par un acte de faiblesse » - parce qu’il refusait donc d’être ce monarque à l’anglaise que rêvaient la majorité des députés monarchistes.
La Troisième République était bien parlementaire, mais le président avait des pouvoirs forts dans les lois constitutionnelles de 1875. La tentative du conservateur Mac Mahon pour vaincre une majorité républicaine, en 1877, aboutit certes à ce qu’à partir de Jules Grévy, élu en 1879, les présidents restèrent discrets ; on tenait peut-être enfin le « monarque parlementaire » : un président élu par les chambres, qui se contentait d’incarner la continuité de l’État, se bornait à un rôle (pas négligeable) de conseil et de représentation, et laissait au président du Conseil la direction du gouvernement. Mais, malgré le rêve de Gambetta, jamais la vie politique ne parvint à s’organiser autour de grands partis puissants et nombreux, dégageant des orientations claires ; il aurait fallu pour stabiliser le régime que le président s’investisse davantage…
IIIème et IVème République vouées à l’instabilité, malgré quelques exceptions, on en revint en 1958 à l’idée selon laquelle le chef de l’État (le président de la République) devait orienter la politique de la nation. Après le tournant de 1962, le premier ministre Georges Pompidou lança le concept de « majorité présidentielle » : le chef de l’État est donc en plus le vrai chef de la majorité. C’est à ce prix, comme le pressentaient Clemenceau et Alexandre Millerand, que le système trouve, enfin, une certaine stabilité.
Le prix à payer est élevé, cependant : la confusion entre État et gouvernement, entre les lois de l’État, dont le respect s’impose à tous et les décisions gouvernementales qui peuvent être contestées, a fini par produire des effets terribles : la contestation chez nous se fait volontiers illégale. On bloque les routes, on occupe les Universités, les lycées… sans que jamais le rappel au respect de la loi républicaine puisse avoir un effet autre que de radicaliser la polémique. L’ordre légal et le gouvernement, c’est tout un pour le contestataire – et le gouvernant n’est pas loin de penser comme lui.
Et voici dans ce chaos potentiel le premier ministre, chef du gouvernement, se prétendant parfois (ce fut le cas par exemple de Jean-Pierre Raffarin) « chef de la majorité », dans la dépendance absolue du chef de l’État sitôt que la « majorité présidentielle » domine le Parlement. S’il devient populaire, il trouve une certaine légitimité : mais Georges Pompidou avec son sang-froid de 1968, Jacques Chaban Delmas et son projet de « nouvelle société », Michel Rocard à partir de 1988… furent tous victimes de leur popularité, car elle les plaçait directement dans une situation de rivalité avec le président. Si le premier ministre n’a pas d’assise dans le pays (Raymond Barre qui finit par en trouver une mais après Matignon, Édith Cresson, Dominique de Villepin), il a parfois du mal à imposer ses choix, ou, s’il les impose, il est facilement « lâché » par l’hôte de l’Élysée.
Nicolas Sarkozy et François Fillon ont pu donner l’impression qu’une page était tournée. Il n’en est rien. L’actuel président a refusé les facilités d’une présidence en retrait, qui conduit toujours à enterrer les réformes difficiles, mais il a laissé peu d’espace à son premier ministre. La cohérence du tandem tenait dans le fait que les deux hommes avaient élaboré ensemble leur projet ; ils pouvaient dans une certaine mesure se présenter comme « interchangeables », ce qui conduisait en fait le premier ministre à suppléer le président, et à donner du lest, de la continuité, de la profondeur à l’action gouvernementale, l’un orientant, défendant ses orientations directement dans l’opinion, fort de sa légitimité électorale, l’autre les mettant en œuvre patiemment. L’improvisation et les effets d’annonce malheureux que le président à multiplié au moment où sa popularité chutait a empêché la mise en place de ce fonctionnement. Le premier ministre apparaît presque comme le seul gardien du projet commun, ce qui explique en partie sa relative popularité mais le fragilise considérablement.
Une majorité forte, un grand parti pourrait être aussi le « gardien du programme », et pousser l’équipe à la cohérence. Mais comme le notait déjà Léon Blum dans A l’échelle humaine, écrit en 1941 (en prison) et publié en 1945, la France n’a jamais connu de grands partis de masse gouvernementaux bien organisés. Etre le « chef de la majorité » en France, que l’on soit président ou même premier ministre, c’est disposer d’une majorité parlementaire et se trouver par le biais d’élus cumulards en butte aux pressions locales. Et éventuellement pouvoir utiliser une bonne structure pour faire une campagne électorale.
Confusion entre l’État et le gouvernement, disjonction entre travail gouvernemental et parti majoritaire s’inscrivent ainsi comme des structures déterminantes de la vie politique française. La révision constitutionnelle, qui peut être utile pour résoudre d’autres problèmes, ne s’attaque pas au problème posé par le binôme président/premier ministre… et il vaut peut-être mieux ne pas s’y attaquer, car le rôle ingrat du premier ministre est extrêmement important. Le premier ministre est dans ce système monarchique, qu’il le veuille ou non, un contre-pouvoir important, il est le seul obstacle à cette solitude du pouvoir que notre système post-1962 exagère à plaisir ; s’il a moins de marge de manœuvre que le président, le premier ministre peut être moins obsédé par sa popularité, moins balloté par les revirements de l’opinion et, s’il est courageux, il peut se trouver tenir le cap dans des passages difficiles.

samedi 24 mai 2008

Animer la grisaille


Le désenchantement politique paraît à nombre de Français un problème lancinant, et on ne compte plus les moments où ils ont rêvé d’en sortir, comme après le second tour des présidentielles de 2002 ou après l’échec du référendum européen de 2005. On avait touché le fond, le paysage politique n’était qu’un champ de ruines… Le relèvement, c’était maintenant ou jamais, il fallait changer radicalement notre manière de procéder.
Nous tirions de tout cela une jouissance secrète : enfin, le débat politique retrouvait des couleurs, atténuées par les cohabitations, enfin, de véritables enjeux étaient à notre portée, enfin, de grands périls et peut-être de grands succès… Enfin, l’heure était grave. L’Histoire nous donnait rendez-vous. Et puis, elle s’est dérobée… nous sommes toujours dans la cohue des intérêts antagonistes plus ou moins bien dissimulés, des audaces sélectives et des atermoiements plus ou moins glorieux, dans cette grisaille où nous pouvons nous dire désenchantés. Mais on ne quitte bien que ce que l’on comprend : d’où vient ce désenchantement français au pays de la douceur de vivre ?
Au XXème siècle, il y a eu deux sources directes d’enchantement de la politique, qui a pu faire d’elle, directement, une cause suprême, justifier la violence et le sacrifice, qui lui ont permis de donner (ou de sembler donner) un sens à la mort et à la vie : la nation et la révolution. Les totalitarismes fasciste et communiste ont puisé à ces sources (ils ont à mon sens tari la source révolutionnaire, parce que la révolution est un mythe, mais je ne crois pas qu’ils aient tari la source nationale, parce que la nation est un fait).
L’enchantement national et l’enchantement révolutionnaire ont trouvé en France des prolongements surprenants qui leur ont permis de survivre jusqu’aux années 1970 : le gaullisme et le socialisme français (tant que ce dernier a prétendu pouvoir « changer la vie », jusqu’au tournant de 1982). Ce prolongement explique l'ampleur du désenchantement des années 1980 et suivantes.
Depuis, le sens de la politique n’est plus immédiatement donné par de grandes certitudes soustraites (explicitement ou non) à la raison critique. D’où une idée qui a pris racine dans les milieux intellectuels : la politique n’a plus de sens. Il n’y aurait plus, dit-on, de véritable « choix de société ». D’où les postures politiques à la mode dans ces mêmes milieux : le gauchisme platonique (contestation révolutionnaire sans perspective révolutionnaire : le monde est inacceptable, faisons donc carrière) et le moralisme de ceux qui vont d’une indignation à l’autre. Mais il n’y a jamais eu de « choix de société » : il y a des changements nécessaires, d’autres souhaitables, et une possibilité ou non de les mener.
Pour s’intéresser à la politique aujourd’hui, il faut d’autres sources que les ressources propres de la politique. Si on ne se retrouve pas dans la sensibilité totalitaire, la politique n’est pas une activité qui trouve son sens en elle-même. Elle n’est pas chargée de donner un sens à notre vie, de nous définir, de remplacer l’amour ou l’amitié. Elle est un des lieux où l’on observe l’humanité. Le sens que nous pouvons lui donner dépend de l’idée que nous faisons de l’homme, de notre pays, de l’Europe et du monde. De l’idée que nous nous faisons de ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. D’une certaine manière, c’est l’extra-politique qui nourrit le politique. Chaque fois que nous prenons le temps de réfléchir, chaque fois que nous rentrons en nous-mêmes avant de juger un parti, un homme, un gouvernement, chaque fois que nous discutons, que nous écrivons, que nous refusons de nous laisser entraîner, que nous gagnons un peu de recul, nous améliorons la qualité du débat politique.
Tocqueville disait que pour bien aimer la démocratie, il fallait l’aimer modérément : on pourrait dire que pour bien aimer la politique, il ne faut pas aimer qu’elle. C’est le sens que je donne à ma pratique de l’histoire des idées politiques : on ne peut donner le goût de la politique à ceux qui nous écoutent qu’en montrant que dans la politique se noue des débats passionnants parce qu’en amont il y a toujours une réflexion, même quand elle est médiocre ou bâclée, et qu’en aval il y a toujours des effets, heureux, désastreux ou faibles.
L’exigence de rendre compte intellectuellement de la politique est très forte dans ce pays ; l’exigence d'une compréhension des enjeux est également très forte, je le vois à chaque fois que j'ai l'occasion de donner un enseignement, ou une conférence, sur la culture politique contemporaine. Pensons donc le politique, comprenons-le, expliquons-le du mieux que nous pouvons : c’est désormais le seul moyen de le faire aimer.

jeudi 15 mai 2008

La fin du mythe consulaire ?


Je cherche à faire deux choses dans ce blog : combattre les mythes politiques qui paralysent la pensée et nous empêchent de comprendre notre pays et notre époque, mais aussi contribuer à dissiper, par la réflexion, l’espèce de dépression collective dans laquelle nous sommes plongés depuis une vingtaine d’années. J’essaie toujours de répondre aux grandes questions kantiennes : Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? et surtout : Que m’est-il permis d’espérer ?
Aujourd’hui, je voudrais m’attaquer au « mythe consulaire », dans la lignée de ce que disait Jean Tulard, quand il plaçait Napoléon à l’origine du « mythe du sauveur » hantant la vie politique française (s’incarnant ensuite dans Louis-Napoléon Bonaparte, Thiers, Clemencau, Pétain, De Gaulle…)
Pourquoi « mythe consulaire » ? Parce qu’il s’appuie sur l’œuvre de Napoléon Bonaparte entre novembre 1799 (coup d’État du 18 Brumaire) et mai 1804 (établissement de l’Empire). Un général de 30 ans, en quelques années, règle alors tous les dossiers pendants, en politique intérieure comme en politique extérieure, et met en place les structures administratives sur lesquelles nous vivons encore aujourd’hui. Depuis les grands déchirements de 1792, l’opinion française attendait majoritairement le retour d’un ordre politique stable, sans pour autant brader l’héritage révolutionnaire. Aujourd’hui encore, quand bien même on a un peu réévalué les efforts du Directoire, cette période et l’activité prodigieuse du Premier Consul, qui devient Consul à vie en 1802, restent très impressionnantes aux yeux des historiens.
La France de 1799 était profondément dépolitisée, ce qui permettait à Napoléon Bonaparte de tenter une fusion des élites traditionnelles et des élites issues de la Révolution française, tout en s’appuyant sur les unes contre les autres. Jamais ne se constituait une véritable opposition, et les projets napoléoniens rencontraient peu d’obstacles. Les réformes tous azimuts s’enchaînaient, et furent durables, structurant profondément la réalité nationale. Bref, la volonté politique semblait toute puissante, ce qui, dans un pays dont l’unité même avait été forgée par l’État monarchique, ne pouvait laisser personne indifférent.
Pourtant, ces succès avaient des conditions : les bouleversements révolutionnaires, tout d’abord, qui avaient détruit tous les contre-pouvoirs, et produit un grand déblaiement, qui rendait à la fois possible et nécessaire une œuvre de reconstruction ; la dépolitisation que nous avons évoquée, ne laissant à ceux qui désiraient agir d’autre choix que le ralliement au pouvoir ; le prestige militaire à la racine du charisme napoléonien, qui solidarisait un homme et la nation, et mobilisait le vieux fonds monarchique, encore très présent dans les mentalités françaises. Certaines de ces conditions (comme la dépolitisation et l’absence d’opposition) n’étaient que temporaires. D’autres allaient mener l’Empire à une politique suicidaire…
N’importe, le pli était pris : toutes les périodes de tension, tous les moments d’intense frustration politique verraient ressurgir le mythe consulaire : il nous faut un homme, un chef décidé, qui s’entoure des meilleurs, et tout ira vite. Les premières années de la Cinquième République, résolues et intensément réformatrices donna une nouvelle force au mythe consulaire. La volonté politique, par elle-même, pourrait tout, s’imprimant dans la société comme dans une cire molle, pour la marquer durablement, tout en communiquant magiquement son dynamisme à la communauté nationale. Le mythe consulaire, c’est aujourd’hui le « grand soir » de la droite.
Alors, posons une question (les questions sont les impertinences de l’intellectuel) : Napoléon aurait-il pu faire n’importe quelle politique au temps du Consulat ? De Gaulle aurait-il pu faire n’importe quelle politique en 1958 ? Non, bien sûr, si l’on suit attentivement leur action au pouvoir : ils ont réussi quand ils ont répondu aux attentes de la société, quand ils ont fait des choix clairs à l’intérieur de ce qui était possible. La centralisation napoléonienne reprend l’effort de la monarchie administrative, le code civil utilise les travaux des juristes de l’Ancien Régime, et Portalis lui-même est issu du Parlement d’Aix ; De Gaulle se rallie à la construction européenne et y voit un outil de modernisation de la France. Le génie des grands politiques, ce n’est pas de violenter une société, c’est d’orienter, de donner des priorités dans la gamme des possibles, dans un mélange de convictions et de pragmatisme. Bien sûr, les grands politiques font des paris : mais le fait que ces paris soient perdus ou gagnés montre assez le poids du réel.
On ne peut jamais compter sur un mythe : il est là sans y être et se dérobe quand on veut s’appuyer dessus. Il aurait pu, le mythe consulaire, juste après l’élection de Nicolas Sarkozy, créer le fameux « choc de confiance ». Il n’était pas au rendez-vous, peut-être parce que la situation, difficile, n’est pas encore assez catastrophique : un déclassement n’est pas un écroulement. Et même s’il avait été au rendez-vous, ce « choc de confiance » n’aurait pas dispensé non pas seulement d’avoir un diagnostic sur la crise de la société française, mais de connaître ses attentes, et surtout de choisir parmi des attentes contradictoires, qui représentent, pour les gouvernants, la gamme des possibles.
Quelles sont aujourd’hui nos raisons d’espérer ? Toute tentative de réforme, même inaboutie, et plus généralement tout ce qui peut permettre au pays de s’adapter à la nouvelle donne mondiale est bon à prendre. L’impopularité même du pouvoir pourrait le dissuader de s’attarder dans la quête fébrile et suicidaire d’une popularité qui se dérobe ; l'Élysée de ce point de vue s'aligne sur Matignon.
Il n’y aura pas de miracle, dans la mesure où la Cinquième République reste ce régime de hauts fonctionnaires coupés de la société française, où les dirigeants politiques et économiques continuent de rêver d’une évacuation du risque par une pseudo-rationalisation bureaucratique, où les intellectuels restent majoritairement dans une contestation moraliste et sans projet, où la centralisation parisienne impose aux médias un conformisme inoffensif dans son contenu immédiat et paralysant dans ses effets, et où notre monarchie élective met cruellement en relief les fragilités du dirigeant, surtout quand celui-ci refuse (ce qui est courageux) la facilité d’une présidence en retrait garante d’immobilisme.
Cependant, affiner la pensée de la réforme, retisser les liens entre le pays et ses élites, tout cela peut se faire à partir du moment où le lourd vaisseau de l’État se remet en marche. Mon ami Gilles Ferragu m’a dit un jour que le drame des réformateurs français était qu’ils avaient une rhétorique révolutionnaire – c’est-à-dire qu’ils ne disaient jamais ce qui marchait, et ce qu’il fallait conserver. Sans doute la réforme elle-même est-elle souvent bureaucratico-révolutionnaire par chez nous, parfois plus brutale qu’efficace… mais il faut bien commencer avec le pays tel qu’il est. Un homme ne fait pas tout, une majorité ne fait pas tout, c’est pour cela qu’il faut guetter non seulement le devenir de la droite, mais celui de la gauche française. Tous les partis de gouvernement cherchent la conciliation entre la spécificité française et les exigences de la modernisation, et les demi-succès sont préférables à l'immobilisme. Si nous nous délivrons du « mythe consulaire », ce n’est pas pour basculer dans le nouveau mythe du « modèle scandinave », qui ne vaut guère mieux. C'est pour que le débat porte sur ce qu'il faut conserver et ce qu'il faut changer, sur les points où il faut être intransigeants et ceux où la négociation est possible - c'est surtout pour comprendre que la réforme est une longue marche, semée d'embûches, et que l'on ne peut s'en remettre à un "sauveur", qui règlerait tout en quelques années.

vendredi 9 mai 2008

Libres propos sur 1968


On n’échappe pas à la célébration univoque de 1968, et à la désagréable sensation qu’une génération s’autocélèbre tandis que les suivantes règlent ses comptes avec elle. On tente manifestement de faire de 1968 un mythe fondateur, celui de l’émergence d’une société à la fois antiautoritaire et antitotalitaire, tolérante et non-sexiste, en repliant sur l’événement toutes les évolutions des sociétés occidentales dans les années 1960-1970, évolutions dont notre société contemporaine est largement issue. Choc en retour prévisible : le piètre bilan des quarante dernières années, en terme de modernisation et de place de la France dans le monde, est collé un peu vite sur le dos des soixante-huitards. On oublie que seule une partie de cette génération a participé au mouvement, et que les soixante-huitards n’étaient pas encore vraiment « au pouvoir » dans les années 1980.
Simultané dans de nombreux pays, le mouvement de 1968 (je pense par exemple à la Tchécoslovaquie) n’a pas manqué de grandeur, et nul ne peut méconnaître ses effets sociétaux dans les pays développés – de ce point de vue, il n’y a pas de restauration possible : un vieux monde a bien craqué, et l’on a vu une nouvelle société, avec d’autres lumières et d’autres ombres, faire son entrée sur le théâtre de l’Histoire. Mais passant sur la place de la Sorbonne, et regardant la petite exposition qui s’y déploie fièrement et montre des photos du mois de mai, je ne peux m’empêcher de poser une question iconoclaste et un peu décalée : que peut-on admirer là-dedans ?
Comme historien, je suis souvent impressionné par des personnages du passé, quand bien même je ne les approuve pas tous. Bismarck, Lamartine durant les premiers mois de 1848, Victor Hugo et son ignorance de la peur en politique, Tocqueville, Poincaré, Léon Blum et Clemenceau à certains moments, et bien d’autres me donnent envie de bien les comprendre et me donnent le sentiment de me rehausser en le faisant. Et je pense à Charles de Gaulle, et au sang-froid de Georges Pompidou dans ces journées de mai 1968…
Une chose me frappe chez De Gaulle, chez ce républicain de raison qui vient du monarchisme catholique, qui a été influencé par Barrès, par Péguy, et même par Maurras : c’est l’indépendance d’esprit, un mélange étonnant de liberté intellectuelle et de sens des responsabilités, de mégalomanie et de recul, de sensibilité conservatrice et d’audace révolutionnaire, de nostalgie du passé et d’ouverture vers l’avenir, de convictions et de pragmatisme. Cela ne m’empêche pas d’être critique vis-à-vis de son bilan institutionnel, et, globalement, de bien des aspects de la Ve République… mais ce chêne qu’on abat en 1968 pensait à une autre altitude que ceux qui le renversent. Il était à mille lieues de la sinistre « mort du sujet », comme d’un structuralisme dont il ne reste rien aujourd’hui… Vous comprenez ce qui m’empêche de passer du « dont acte » qu’un historien ne peut refuser à mai 1968 à la célébration enthousiaste que l’on semble exiger de nous.
Parce qu’il croyait en des choses, en même temps qu’il pouvait être d’un pragmatisme féroce (les relations entre communisme et gaullisme en disent long à cet égard), De Gaulle a construit et laissé sa marque. On me dira que les soixante-huitards aussi croyaient en des choses : c’est vrai. Le seul problème est que, dix ans après, ils n’y croyaient plus. Ils ont bien réussi à mettre à mal les mystiques traditionnelles : nation, religion, famille… mais je ne peux me déprendre du sentiment (et je rejoins ici, pour une fois, Régis Debray) qu’ils ont surtout fait place nette à la société de consommation qui a bien des mérites (quel historien peut dire que ce n’est rien, de faire reculer la faim, la maladie et la misère ?), mais qui, tout particulièrement en France, où 68 a été plus radical qu’ailleurs, est spirituellement muette.
Les soixante-huitards n’ont rien voulu hériter de leurs pères, et n’ont rien eu à transmettre à leurs enfants, parce que la seule tradition à laquelle ils se rattachaient, la révolutionnaire, s’est effritée entre leurs mains. Quand est venue leur heure d’exercer sur la société une influence, un pouvoir spirituel comtien, si l’on veut, ils n’ont eu à livrer que la détestation du passé et la peur de l’avenir, ces redoutables jumelles.
Devenir un vrai réformiste, quand on a connu le nihilisme révolutionnaire, est très difficile, parce que l’esprit de réforme suppose que l’on veuille changer des choses pour en sauvegarder d’autres, dans une démarche d’adaptation. Que l'on reçoive donc une partie du patrimoine national. La vraie victoire, chez les anciens soixante-huitards, a été remportée par ceux qui ne sont pas devenus des cyniques et ont trouvé d’autres causes à défendre.
Comprendre mai 1968 demeure un enjeu décisif : inventorier les aspirations, les frustrations, les blocages d'une société politique et même d'un régime, cela est utile et peut-être le flot éditorial sur 1968 y aidera-t-il. Célébrer mai 1968 est au mieux paradoxal, au pire ridicule : cette espèce de demande de respect et de reconnaissance de la part de ceux qui ont violemment dénoncé ce type de valeurs fait sourire.
Les fils à retisser sont ceux d’une pensée du progrès, d’une histoire de la construction, de ce qui avance, petit à petit, par un examen lucide de toutes nos traditions, nationales, européennes, religieuses, culturelles, comme par un dialogue avec les autres cultures. Je suis profondément convaincu que l’on ne peut envisager l’avenir qu’à partir d’un libre rapport à notre passé. C’est la logique profonde des sociétés que ce dialogue incessant entre passé et présent, que cet échange entre ce que l’on reçoit, ce que l’on modifie, ce qu’on crée : si 1968 a politiquement échoué et est resté culturellement stérile, c'est qu'il l'a oublié.

vendredi 2 mai 2008

Déclaration de principes ou synthèse ?


Le projet de « déclaration de principes » du Parti socialiste n’est pas un programme. Il s’agit de fixer des principes, des valeurs, des objectifs, donnant, selon l’expression de l’historien socialiste Alain Bergounioux une « carte d’identité » du parti. De ce point de vue, on ne pouvait rien attendre de bouleversant de ce texte, d’autant plus que la précédent déclaration, celle de 1990, visait, comme la présente, à prendre en compte la faillite du communisme tout en maintenant une approche critique vis-à-vis du capitalisme. Élaboré par une Commission de la Rénovation qui rassemble toutes les sensibilités du Parti, c’est en outre un texte de synthèse, qui sera l’objet de débats et ne sera adopté que lors de la Convention nationale du 14 juin. Ce texte doit couronner la « rénovation idéologique » du parti. Il n’est pas étonnant qu’il soit reçu sans grand enthousiasme, suscitant le scepticisme de la gauche et l’ironie de la droite, dans la mesure où la partie de l’opinion sensible aux thèses des partis de gouvernement attend surtout des programmes, qui permettent de voir s’esquisser des politiques alliant court, moyen et long termes. On trouve dans cette déclaration des choses attendues : les références aux valeurs républicaines (liberté, égalité, fraternité dès le préambule), avec une insistance sur l’égalité, sans vouloir lui sacrifier la liberté (article 1), l’attachement à l’idée de progrès définie de manière un peu tautologique comme une « amélioration de la vie humaine » (article 4), la valorisation de la démocratie (articles 5 et 21) comprenant l’idée de démocratie sociale, le refus des discriminations (article 10), l’adhésion au féminisme (article 14), la mise en avant des droits de l’homme (articles 9 et 10)…
Outre un développement et un degré de précision plus poussés, la principale innovation par rapport à la déclaration de 1990 est la place de l’écologie, très importante, et ce dès le préambule : la « tâche première des socialistes » est de « bâtir un monde nouveau et meilleur, obéissant à la dignité de l’homme et assurant la sauvegarde de la planète ». L’article 1, qui se trouve sous la rubrique « Nos finalités fondamentales » donne pour buts ultimes du socialisme « l’émancipation complète de la personne humaine et la sauvegarde de la planète ». L’article 3, toujours dans la même rubrique, est consacré au fameux « développement durable ». Quand, dans la rubrique « Nos objectifs pour le 21ème siècle », les socialistes définissent (article 6) leur modèle économique, ils qualifient celui-ci d’ « économie sociale et écologique » de marché, tout en chargeant l’État de coordonner « les politiques participant aux enjeux environnementaux ». Pourquoi pas ? Les récents déboires politiques des écologistes peuvent donner des espoirs au PS, et l’article 22, le dernier, sur lequel nous reviendrons, affirme bien que « le PS veut rassembler toutes les cultures de la gauche ». D’autre part, les milieux où se recrutent les militants socialistes sont sensibles aux enjeux environnementaux, qui sont d’abord montés à gauche dans les années 1970. La rupture avec le productivisme, cependant, est peut-être un peu précoce et un peu trop forte : il n’ a pas manqué, au XXème siècle, de socialistes de cette mouvance, comme Alfred Sauvy, et la récente remontée du prix des céréales montre qu’on a peut-être enterré un peu trop vite l’agriculture productiviste… J’entends déjà des lecteurs dire que je m’attaque à la seule chose neuve… mais à mon sens, pour bien remplir sa fonction (servir de « carte d’identité » au parti, réaffirmer ses valeurs et rien de plus), il aurait fallu que le texte soit encore plus décevant pour les commentateurs, c’est-à-dire plus court et plus général.
Je crois que trop de choses sont déjà tranchées dans cette déclaration de principe, parce qu’au lieu de chercher ce qui unit tous les socialistes, chaque tendance a cherché à y faire entrer ses propres orientations. Et je crains qu’on puisse ensuite se servir de ce texte, s’il est adopté en l’état, pour bloquer toute orientation tant soit peu originale et novatrice.
Revenons à l’article 22 : pas d’ennemi à gauche, donc. Il faudra bien pourtant qu’à un moment, les socialistes se résignent (comme ils l’avaient esquissé dans quelques émissions télévisées, avec François Hollande, avec Julien Dray, après le premier tour des présidentielles de 2002) à combattre politiquement l’extrême gauche qui n’envisage visiblement pas de s’allier à lui. Et avec des arguments, car je ne crois pas qu’Olivier Besancenot ou José Bové soient séduits par l’ « économique sociale et écologique de marché ». Mais à mon sens, c’est un peu cet article 22 qui explique tout le reste : la déclaration de principes est en fait une motion de synthèse un peu plus générale que les autres. D’où le fait que s’y affiche une solide vocation au statu quo, un « continuons d’être ce que nous sommes », ou un « continuons de croire être encore ce que nous ne sommes plus.
Qui croit encore, sans rire, que « le socialisme démocratique veut être une explication du monde » (préambule) ? Que la description du capitalisme comme « créateur d’inégalités, porteur d’irrationalité, facteur de crises » demeure purement et simplement « d’actualité » ? Quelle potentialité mobilisatrice peut avoir cette description du système « voulu par les socialistes » comme « une économie mixte, comportant un secteur privé dynamique [on a l’impression qu’il est d’ailleurs le seul chargé du dynamisme], un secteur public, des services publics de qualité, un tiers secteur d’économie sociale ? » (article 6). Comment en ce cas les socialistes qui déclarent être héritiers « des gouvernements de gauche qui se sont succédés » (préambule) peuvent-ils assumer les privatisations amples du gouvernement de Lionel Jospin ?

Et puis, il y a tous les passages chèvre et chou, où l’on présuppose que des choix dramatiques qu’il faut faire à tout moment n’existent tout simplement pas. L’article 2 proclament «indissociables » l’égalité et la liberté dont on sait pourtant au moins depuis Tocqueville que la coexistence est parfois conflictuelle, l’article 3 indique que les socialistes vont prendre placer la défense de la planète « au même rang de leurs finalités fondamentales que la promotion du progrès des sociétés humaines et la satisfaction équilibrée de leurs besoins. » Bonne chance pour les futurs gouvernants… Le summum du genre est sans doute atteint par l’article 13, définissant le « réformisme » du PS, où l’on déclare que le parti « porte un projet de transformation sociale radicale » mais qu’il « sait que celle-ci ne se décrète pas », qu’il faut prendre en compte « l’idéal, les réalités et l’histoire » et pour finir « changer la vie avec la société et par la société, par la loi et le contrat", tout en luttant contre « tous les déterminismes sociaux ». Ce mélange de maximalisme et de pragmatisme ne satisfera à coup sûr, ni les radicaux, ni les modérés… On sait depuis des années qu’il faut achever l’œuvre de décentralisation que le PS au pouvoir a mené à bien en 1981-1982, et qui a abouti à ce que les collectivités locales soient fiscalement très peu responsables. Or, la formule proposée par la déclaration (« allier la présence d’un État régulateur et garant de l’équilibre – y compris financier – entre les territoires à une démocratie locale vivante et innovante », article 15) ne mène qu’au statu quo si on la prend au sérieux.

Ce sont les dangers de la synthèse : elle risque de dessiner un lieu géométrique où personne ne se trouve, un néant politique. Il serait donc urgent d’élaguer ce texte, si on ne veut pas par avance paralyser toute élaboration d’un programme modernisateur…