lundi 21 décembre 2009

considérations en vrac sur la situation de l'historien


Deux questions ont surgi autour de mes derniers textes. La première, d’un commentaire, porte sur la position de « surplomb » de l’historien ou, plus exactement, son « recul ». La seconde, d’une correspondante, porte sur l’idée selon laquelle la conscience historique inclinait au relativisme. Un autre de mes amis voulait il y a six mois que je m’attaque au problème de la relation entre l’histoire (produit du travail de l’historien) et la mémoire (présente dans diverses communautés).
C’est donc peut-être le moment de faire le point sur ma conception non pas tant de l’histoire que du rôle de l’historien. Mais les deux sont liés, alors, lançons-nous…
Tout d’abord, je ne suis pas postmoderne. C’est-à-dire que pour moi, il y a une réalité, un monde phénoménal. Des événements qui se sont produits ou non. Et de ce point de vue le savoir historique est bien cumulatif : nous sommes à peu près tous d’accord sur les événements regroupés sous le nom de « Révolution française » ou de « première guerre mondiale ». Chaque étude précise apporte son lot de faits précis, les « petits faits précis » que Taine aimait tant. L’histoire est aussi une enquête ; je me dis souvent que les intellectuels postmodernes devraient tenter d’appliquer leur grille de lecture à une enquête judiciaire. Les choses se sont ou ne se sont pas passées. Tel auteur a écrit ou non telle phrase. Nous construisons nos récits, nos interprétations, mais ils renvoient ou non à une réalité. Une même séquence d’événements, un même texte peuvent donner lieu à des divergences d’interprétation, mais certaines sont légitimes et d’autres ne collent pas avec les données dont nous disposons. Donc d’une certaine manière, l’historien essaie de ne pas mentir, et, parfois, peut se trouver débusquer des mensonges, y compris des mensonges d’État.
Ensuite, parce que j’ai lu et relu Raymond Aron et Henri-Irénée Marrou, je pense que l’historien, engagé dans la réalité de son époque, pose des questions précises au passé, qu’il se cherche aussi dans le passé. De ce point de vue, la frontière entre « mémoire » et « histoire » peut être poreuse. Tous deux obéissent aux impératifs du présent. L’historien (s’il pense) vit donc une tension entre sa quête personnelle, les interrogations qui l’obsèdent, et la résistance de la réalité, la multiplicité des faits, des sources dont il doit tenir compte. Cette tension prend un tour social : ses travaux seront lus par d’autres historiens, qui les jugeront « sérieux », « fondés » ou non. Les notes de bas de pages, la bibliographie, l’état des sources, tout cela montre où il a puisé son information. D’autres pourront retrouver ses données de base, et éventuellement les interpréter différemment. Le débat académique, quand il a lieu, n’est pas seulement un règlement de compte mesquin entre historiens : il permet la diffusion de certaines idées, il est aussi la forme universitaire du pluralisme. Comme tous les humains, l’historien tente à la fois d’être lui et de nouer des relations avec les autres…
Est-ce le destin des « sciences humaines » ? Est-ce celui de l’histoire ? Notre discipline (je préfère ce terme à celui de science, car pour moi l’histoire est un genre littéraire qui s’est donné une vraie rigueur) est aussi « compréhensive », comme disait Dilthey. Nous essayons de nous mettre à la place des autres, de reconstituer leur univers mental, de comprendre leurs réactions, de les suivre dans leurs réflexions. Qu’il s’agisse d’individus ou de groupes - plus ou moins cohérents. Dans mon domaine, l’histoire des idées politiques, je me trouve souvent chercher à comprendre des univers mentaux, spirituels, politiques très éloignés du mien. La conscience historique pousse ainsi au relativisme, elle peut devenir vertigineuse. Elle participe ainsi d’une sorte de conscience maximale de la modernité, et c’est peut-être cela que mon ami Frédéric Fogacci appelle (j’espère ne pas me tromper) « l’angoisse historique ». L’idée que nos valeurs sont peut-être amenées à être dépassées, ou peut-être inférieures à celles dont ont vécu nos ancêtres. Avec à l’horizon, une sorte de cauchemar : et si rien n’avait de sens, si tout cela était absurde, si toutes les sociétés s’étaient juste racontées des histoires pour rendre le néant de l’existence supportable ? S’il n’y avait, au fond, rien de permanent ? Les philosophes se consolent parfois en disant que le relativisme se détruit lui-même (si rien n’est vrai, le relativisme lui-même est faux), mais je ne suis pas sûr que cela dissipe l’angoisse de l’historien, habitué qu’il est à distinguer la vie de la logique…
En même temps, l’historien vit une rencontre. Je le sens fortement parce que je suis historien des idées, mais on peut trouver cela ailleurs : je suis au contact de l’effort continuel de l’humanité (de la partie qui veut et peut le faire) pour comprendre ce qui lui arrive. Je passe mon temps à rencontrer des gens, et à essayer de les comprendre, et aussi à confronter leurs projets à la réalité, à les suivre parfois dans leur tentative d’agir sur leur époque. Bien sûr, mes sujets d’études sont comme nous tous plus souvent raisonneurs que rationnels. Mais les connaître n’est pas neutre : la conscience historique est une des formes de la conscience tout court. J’ai le sentiment de me nourrir de leur expérience et d’essayer de la communiquer aux autres. Leurs succès, leurs égarements, leurs impasses, leurs tâtonnements, s’inscrivent alors dans une Histoire, un vaste processus complexe aux multiples tendances. J’ai la conviction que plus nous nous situons consciemment dans cette histoire, plus nous gagnons de liberté.
De cette rencontre, de cette compréhension, se dégage une expérience de l’humain. Je crois que l’historien vise l’humain dans tous ses états parce que c’est l’humain qui l’intéresse. Si l’humanité existe, il y a un peu de nous en tout ce que nous étudions, et un peu de tout ce que nous étudions en nous. S’il n’y a rien qui ressemble de près ou de loin à une nature humaine, s’il n’y a en l’humain rien de permanent, il me semble que notre aventure intellectuelle est vaine, car elle suppose toujours une dialectique entre le Même et l’Autre.
Cette expérience de l’humain, l’historien n’est pas seul à la vivre. Il a juste une manière particulière de le faire, en se penchant sur le passé et en le racontant. En l’expliquant et le comprenant dans la mesure où il peut le faire. En voyageant à sa manière. Il ne livrera même pas clef en main les leçons de l’Histoire : son expérience ne forme pas système, elle reste partielle, mais lui-même contribue au grand bouillonnement réflexif de l’espèce humaine. Si l’humanité est en marche, il a le privilège de remonter la colonne, de refaire parfois le chemin à l’envers, de jeter un coup d’œil sur d'autres chemins, ceux que l’on n’a pas empruntés, de dégager les directions les plus souvent suivies, de s’interroger sur les raisons des embardées. Mais il est aussi, fondamentalement, un membre de la colonne.

dimanche 13 décembre 2009

Changer le monde ou l'assumer ?


Terminer un cycle de cours, c’est toujours un moment un peu étrange. Un rendez-vous régulier qui disparaît, des visages auxquels on s’était habitué, cette ambiance particulière qu’un groupe, même condamné en silence en amphi, dégage. Et puis tous ces signes d’attention, d’ennui, d’adhésion, de perplexité ou même d’indifférence qui font si souvent masse et montrent qu’un public n’est jamais neutre. Je faisais vendredi 12 décembre la dernière leçon d’un programme ambitieux. En vingt-quatre heures au total (on imagine un cours d’un seul tenant), nous avons parcouru ensemble le panorama mouvant et contrasté des « courants politiques mondiaux de 1850 à nos jours ». Toute l’équipe y a cru… on devait bien mieux voir, dans les conférences associées, rassemblant chacun une vingtaine d’étudiants, ce que ce programme pouvait représenter, et comment il était reçu. Personnellement, j’aurais rarement appris autant de choses pour les enseigner.
Passé un certain âge, ce qu’on apprend de nouveau, lectures, entretiens divers, rejoue sur nos chères vieilles idées, les renforce ou les cabosse, en brise certaines qui étaient déjà fragiles. Seule une partie de notre esprit se remet à l’école, et encore faut-il qu’elle fasse bouger l’autre.
Les idées politiques étudiées venaient de partout : ouvrages d’analyse, témoignages, discours publics, programmes et manifestes les plus divers. On pourrait adapter la Bruyère : « Tout est dit [en politique] et l’on vient trop tard, depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qu’il pensent ». Les 7 000 ans ne nous ramènent plus à la Création, mais nous placent en plein néolithique, ce qui permet de retrouver une pertinence… Rien que pour les 160 dernières années, nous avons vu défiler devant nous les plus conservateurs et les plus révolutionnaires, les réformistes modestes ou ambitieux, les théoriciens les plus subtils et les producteurs de slogans à la douzaine, au moins quatre manières d’articuler le politique et le religieux (la républicaine, la totalitaire, la libérale et la théocratique…), des personnages pour qui la politique était une sorte de guerre (d’Hitler à Mao), des passionnés du débat parlementaire qui rêvent de discussions à la fois raisonnables et fougueuses (de Jaurès à François Furet), les traditions libérale et socialiste dans toute leur diversité. Tout ce que les hommes ont pu inventer pour construire un ordre durable, pour se protéger les uns des autres ou pour s’asservir les uns les autres…
Il en va de la politique comme de la philosophie ou de la religion : le spectacle d’un tel foisonnement peut mener au scepticisme pur et simple. Il faut le dire franchement : l’histoire rend toujours au moins un peu relativiste. Le surgissement d’une conscience historique a coïncidé avec le recul de la foi religieuse parmi les élites. Que valent nos idées, nos croyances, quand tant d’autres s’en sont passés ? Pourquoi seraient-elles soustraites à l’éternelle variation des choses ? Ne renions pas ce mouvement, qui nous délivre du fanatisme.
Mais ce spectacle que nous nous offrons – l’histoire, c’est toujours s’asseoir dans les première loges où l’on s’est invité tout seul – n’est pas seulement déstabilisant ou corrosif. Il rassure aussi sur la permanence de l’humanité, parce qu’il montre l’aspect enraciné de certaines interrogations.
Dans le dernier cours, où je présentais les néoconservateurs et les pensées alternatives qui contestaient globalement « l’ordre néolibéral » d’après 1989, j’ai eu le bonheur sans mélange de pouvoir évoquer François Furet. Et en particulier une idée de lui que j’aime beaucoup : il voyait Jean-Jacques Rousseau comme un « grand frère génial » qui avait diagnostiqué la tension interne de la modernité, entre la proclamation de la liberté individuelle et le rêve d’une communauté réconciliée, mais aussi entre la promesse libératrice et toutes les servitudes concrète.
L’article du 19 juin 1978 intitulé « La faute à Rousseau » affirme ainsi, après avoir rappelé que Jean-Jacques cherche ailleurs que dans les traditions religieuses la manière de constituer une société non pas à partir de corps, mais d’individus : « Son angoisse, c’est ce qu’on pourrait appeler le paradoxe de la démocratie, l’écart entre les principes du social et l’aliénation des hommes (…). Bien loin de l’abolir, ceux qui se sont battus sous le drapeau marxiste n’ont fait que l’illustrer. C’est pourquoi Jean-Jacques nous parle toujours comme un frère génial qui aurait, le premier, donné les termes de la tragédie . »
Personne n’abolit cette tension : je la crois motrice et tragique en même temps, et j’aurais même tendance à lui donner une valeur universelle. Elle prend bien d’autres formes, cette question toujours posée, pas seulement celle de la dialectique tocquevillienne entre égalité et liberté. Elle travaille de partout ce vieux monde qu’il ne s’agit pas tant de « changer », comme le proclame la communication politique la plus charlatanesque, que d’assumer pour y œuvrer. La liberté est à la fois irremplaçable et en quête permanente d’un contenu, l’individu en même temps toujours menacé d’être asservi et toujours en quête de relations avec les autres… Fin de la politique ? Non, elle est bien consubstantielle à l’humanité. Seule le dandysme dépressif peut nous faire croire que les débats les plus passionnants sont derrière nous.