jeudi 23 juin 2011

Caroline Fourest et Laurent Joffrin agents électoraux du Front national


Je me souviens d'un dîner de 2005, quelques jours après le référendum et la victoire du "non" au projet de constitution européenne. J'étais dans le camp du "oui", et comme beaucoup j'avais vu dans les derniers temps de la campagne à quel point la cause était perdue.

Les grosses caisses de la campagne du "oui" avaient sonné dans le vide, et, pire, la campagne avait été contreproductive. Votez "oui", sinon, c'est le désastre. Pas de lutte arguments contre arguments, et Dieu sait pourtant si, à mon sens, le camp du "non" était vulnérable, avec son "plan B" dont on cherche encore, des années après, la moindre trace de l'existence.

Les convives de ce dîner étaient "ouiistes", comme moi. Mais tous s'en tenaient à l'argument de la bêtise des électeurs, et à celui de la démagogie des "nonistes", pour expliquer leur défaite. Qu'ils minimisaient ainsi : simple accident de parcours, qui ne nous remettait pas en question.

Je croyais que nous étions dans une vraie crise du sens du débat et de la pédagogie politique. Que cette défaite nous remettait en question, qu'elle était le symptôme d'une crise de confiance, issue dans mon camp d'un double manque d'écoute des contradicteurs et de sens du combat politique. Ce que nous croyions, il fallait en convaincre sinon nos interlocuteurs nonistes, du moins les électeurs arbitres du combat.

Je repense ce soir à ce dîner parce que je viens de regarder sur France 2 l'émission de Marine Le Pen. Son talent de débatteuse est évident, sa ligne claire : créer une droite populiste et souverainiste, comme il en existe dans d'autres pays européens, sur la base d'un néonationalisme. Je suis inquiet face aux arguments de ses contradicteurs, dans les rangs desquels je me situe, tout comme j'étais dans le camp du oui. Dire de quelqu'un qu'il est "dangereux", en démocratie, c'est ne rien dire - il suffit de dire qu'on n'est pas d'accord avec lui et qu'on estime que ses projets ne feront pas de bien au pays.

Surtout, le "droit de suite", espèce de mot de la fin confié à Caroline Fourest et Laurent Joffrin, m'a atterré. Nul bilan tiré par ces deux intervenants de l'émission qui précède, où pourtant, malgré un climat tendu et l'évidente non maîtrise du débat par l'animateur, quelques arguments ont été échangés. Ils n'ont manifestement pas écouté.

A la place, une arrogance extraordinaire : on pose une question qui est en fait une attaque, et dès que la réponse n'est pas celle attendue, on proclame qu'il n'y en a pas eu. Laurent Joffrin inflige un minicours d'économie politique, d'ailleurs à mon avis pas faux sur le fond, et ne laisse pas Marine Le Pen répondre. Caroline Fourest accuse, invective, veut visiblement "faire tomber" la femme politique en face d'elle.

Ils savent, tous les deux. Ils n'ont rien à apprendre. Ils sont juste là pour montrer au bon peuple la clarté de leur conscience morale et l'ampleur de leur information, quitte à approximer à tour de bras. Marine Le Pen ne peut pas aligner deux phrases.

On sait à quel point l'extrême droite fonctionne sur la thèse du complot et de la dénonciation globalisée des élites coupées du peuple : on dirait que ces deux-là ont entrepris d'être la parfaite illustration de ce que leur adversaire pense d'eux.

Marine Le Pen a le droit de penser ce qu'elle pense. Elle a le droit de défendre ses idées. "Vous n'êtes pas républicaine", lui lancent-ils : qui, mais qui leur a donné le droit d'attribuer ce label ?

Du coup, ils sont en trente secondes sur la défensive. Comme si toute remise en question leur était insupportable, comme si au fond, leurs convictions étaient tellement fragiles qu'ils se transforment en dames patronnesses offfusquées dès qu'ils sont face à quelqu'un qui ne les partage pas.

J'ai peur que le camp du "oui" de 2005 n'ait rien appris. Qu'il se soit tellement éloigné de l'esprit démocratique et républicain que le forum lui fait peur. Et même le public : les téléspectateurs sont, je crois, assez grands pour se faire leur idée au sortir d'un débat contradictoire. Ils ne sont pas les enfants en bas âge de Laurent Joffrin et de Caroline Fourest.


mercredi 8 juin 2011

En lisant Iegor Gran


Le bonheur, c'est quand quelqu'un de très proche vous offre un livre qui vous plaît, mais qui vous plaît vraiment, c'est-à-dire de manière rationnelle et de manière irrationnelle. Par ce qui est dit, et qui vous intéresse, et par la sensibilité qu'il y a derrière, et qui vous parle.

Né à Moscou en 1964, Iegor Gran est arrivé en France à l'âge de dix ans, nous dit son Wikipedia. Il est très bien placé pour saisir tout ce qui montre que, si le bilan du communisme soviétique a été dressé, la signification de cette aventure, chez nous, n'a pas encore été pleinement dégagée. Il y a des choses de cette expérience liberticide que nous nous refusons encore à comprendre, parce que, comme le savait Tocqueville, la liberté intellectuelle est une passion exigeante. Et nécessite une forme de "religion de la liberté", pour reprendre la belle expression de Croce.

Gran publie L'écologie en bas de chez moi (P.O.L., 2011), un livre qu'on peut lire à trois niveaux.

Le premier est une charge, parfois un peu convenue, contre l'aspect religieux de la sensibilité écologique. Contre les aspects les plus caricaturaux de l'écologie version Arthus-Bertrand : le choix de la nature contre l'homme, la Planète comme nouvelle divinité exigeant moult sacrifices, le mépris de la civilisation, la peur de l'avenir, l'hypocrisie qui est le sous-produit fatal de toute religion.

Le second est une réflexion sur la "science" employé comme fétiche, chez ceux qui l'invoquent comme chez ses adversaires. Un sens aigu de ce qu'est une théorie, un modèle, du fait que précisément ce qui fait la démarche scientifique est qu'on discute la théorie, le modèle, qu'il y a des opinions majoritaires, d'autres minoritaires et que le "consensus", sur des modèles prospectifs, est toujours en partie illusoire. Cette réflexion s'appuie aussi sur du subjectif. Iegor Gran est né un an avant moi, il a été comme moi sermonné par tous les prophètes d'apocalypse des années 1970 : on mourra de froid, de faim, de l'écroulement du capitalisme, on se fera massacrer par la légitime révolte des peuples du tiers monde... Ce vaccin est peut-être trop fort. Il est possible qu'il nous rende injuste envers les alarmistes d'aujourd'hui.

Personnellement, j'appuierais davantage sur la différence entre ce que disent les savants et ce qu'en font les politiques et les hommes de médias, d'Al Gore à Nicolas Hulot. On gomme les nuances, les incertitudes, les prudences, on prend ce qui va dans le "bon sens". Combien de nos contemporains ignorent la différence entre une analyse et un plaidoyer ?

Le troisième niveau, c'est une méfiance invincible envers les maniaques du consensus, quel qu'il soit. Et, pour aller plus loin, un scepticisme au carré. Quand Iegor Gran se trouve rejeté dans le camp de Claude Allègre, quand son dentiste abonde dans son sens, rien ne lui masque la faiblesse de certains arguments des "antis" réchauffement climatique.

Cela rachète les injustices partielles du premier niveau, et fait de ce livre un vrai livre, et pas seulement un pamphlet. Ce livre raconte la rupture d'une amitié : Vincent, l'ami de l'auteur de cette "autofiction", s'éloigne de lui en raison de l'hétérodoxie des opinions de celui-ci sur l'écologie. L'amitié meurt du fait que la discussion est devenue impossible, puisque Iegor n'est plus aux yeux de Vincent qu'un pauvre inconscient, qui refuse de lutter contre le "péril".

Quel est le rapport avec ce blog ? Il est simple. L'idée de "péril", qui rend possible de recourir aux techniques de la propagande, qui permet la suspension de la liberté et promeut de l'obligation, est un formidable empêchement de tout vrai débat politique. Et le meilleur obstacle à la quête de recherche de solutions autres que le ralliement obligé à des actions purement symboliques.

Or, cette idée de "péril" est omniprésente. Péril révolutionnaire jusqu'aux années 1970, "péril fasciste" depuis les années 1980, péril des armes de destruction massive en Irak, péril de la perte d'identité face à l'immigration. Nous devrions refuser tous ces épouvantails. Les désaccords se discutent, et c'est ce qui tient ensemble les nations démocratiques. Est-ce qu'au fond, toutes les religions dogmatiques, idéologisées, n'ont pas pour point commun de jouer sur la peur ?

L'ami Vincent aurait sans doute dû revenir voir Iegor. Aller au café avec lui, discuter autour d'une bière ou d'autre chose. Peut-être auraient-ils pu explorer ensemble des voies où le souci de l'environnement s'articule avec l'idée de progrès.

jeudi 2 juin 2011

Au bonheur du Centre. Les origines du centrisme français

Il y a quelque temps, Cécile Carpentier évoquait Dominique de Villepin dans ce blog et nous faisait bénéficier de son talent journalistique. Je suis heureux aujourd'hui d'ouvrir le blog "commentaires politiques" à Christophe Bellon, historien du monde parlementaire, spécialiste d'Aristide Briand et fin analyste du monde politique contemporain, qui n'est pas pour lui un simple objet d'histoire... Il nous donne l'exclusivité de cette remise en perspective historique du centre. Lecteurs, à vos commentaires !
J. G.


Au Panthéon des forces politiques, il est un courant de pensée dont il semble, aujourd’hui encore, que la place ne soit pas définitive ; la remise en cause de l’effectivité de sa culture politique, aux yeux de nombre d’observateurs trop assurés, le condamnerait même à n’en disposer d’aucune, légitimement acquise. Depuis le XIXème siècle où il trouve ses sources et au cours d’une partie duquel il s’est épanoui, malgré le XXème siècle, dont les idéologies meurtrières ont renforcé, en contrepoint, l’intensité de sa clairvoyance, ses premiers géniteurs – les Français – s’amusent toujours de cette sensibilité, qu’ils chérissent autant qu’ils moquent.

Oui, le Centre, puisqu’il est question de lui, semble tout hagard, à la fenêtre de 2011. Seul, mal structuré, donc déséquilibré, polarisant tout et son contraire, il se cherche. Il est partout et nulle part, ici et là, attiré par tous, repoussé par les mêmes ; bref, il vit par procuration un destin qui aurait dû être le sien.

Pourtant, à l’inverse de bien d’autres courants politiques, il n’est pas orphelin, loin s’en faut. Ses fondements le condamneraient presque à la vie éternelle….Ses parents naturels ne sont-ils pas précisément la gauche et la droite ? C’est dire si la force de son message, les manifestations de sa vigueur et le rayonnement transversal de son positionnement d’équidistance témoignent de son existence et de la potentialité de son action. Oui, le Centre existe.

Pour que soient ainsi défendus, tant son message que son ardeur, au-delà de son existence même, il faut apporter plus de clarté à sa définition. Le Centre, qu’est-ce que c’est ?

A gauche, on a longtemps fait semblant de l’ignorer. François Mitterrand avait coutume de dire, lorsqu’on évoquait ce sujet : « le Centre, c’est bien gentil, mais dites-moi où il est. » A droite, il fut longtemps considéré comme un enfant bâtard, dans le meilleur des cas un demi-frère, celui que l’on vient chercher lorsque, par le plus grand des hasards, il reste une place à la table familiale. Il peut aussi subir les foudres de cette même fratrie qui ne manquera pas de venir, plus tard, lui vanter ses mérites ; les gaullistes en savent quelque chose, de l’affaire du Volapük aux propos d’Alexandre Sanguinetti, l’un de leurs secrétaires généraux, qui le qualifia un jour de « vichysme de temps de paix ». Aussi, l’intérêt indécis et tardif que la droite manifesta et continue à manifester pour le Centre, s’apparente-t-il la plupart du temps à l’hommage que le vice rendrait à la vertu.

Au même titre que l’on évoque les gauches ou les droites en France, n’est-il donc pas préférable, d’emblée, de parler de centrisme plutôt que de Centre, position géographique qui, par définition, isole plus qu’elle ne rassemble ? Assurément oui, si l’on veut en comprendre autant les sources que les manifestations et les promesses de sa vitalité.

En effet, dans les méandres du combat politique, comme dans l’affrontement des idées philosophiques, il est une question dont la solution apportée est au fondement du centrisme, jusqu’à lui donner un nom : les relations entre le temporel et le spirituel. Parce que ses aînés – droite et gauche - se disputaient la dépouille de l’Eglise constitutionnelle, à l’heure des prêtres autant jureurs que réfractaires, au nom de la Constitution civile du Clergé ou contre elle, les centristes, coincés entre Monarchiens et Girondins, furent les auteurs et les premiers exécutants de ce que l’affrontement révolutionnaire avait produit : l’article X de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. « Nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses », apprenait-on à sa lecture.

Les centristes comprirent les premiers que dissocier citoyenneté et confession – la réforme – allait de pair avec le maintien des impondérables de la culture politique française – la tradition -, qu’on ne tarda pas à nommer « ciment social », pour qualifier les rapports quotidiens entre l’Etat et sa vieille maîtresse exigeante : la religion. Bien sûr et simultanément, aux yeux de tous, la France restait la fille aînée de l’Eglise. Aussi, première traduction dans les faits, de ce choix constitutif - ambivalent mais construit - du centrisme, le Concordat de 1801 opérait-il la synthèse a priori improbable, entre Bonaparte et la Papauté, les deux contractants recevant la bénédiction du premier centriste du XIXème siècle, Portalis, véritable maître d’œuvre du projet. Et tant pis si, avec les articles organiques de l’année d’après, au caractère totalement unilatéral, le pape fut contraint de boire le calice jusqu’à la lie, sous les yeux d’un Etat goguenard, généreux mais malicieux : la modération, consensus solide en perpétuel mouvement, triomphait des idéologies révolutionnaires et contre-révolutionnaires.

Le XIXème Siècle vécut sur cet héritage. Assurer l’équilibre de la vie politique française – sa survie même – revenait à veiller aux bonnes relations entre l’Etat et les cultes désormais reconnus. N’est-ce pas une époque, presque un siècle !, où l’on vit, partout en France, essaimer des préfets violets sous l’uniforme civilisé de l’évêque omnipotent, alors que par le budget des cultes, l’Etat rationaliste assurait par ailleurs un contrôle de tous les instants sur l’Eglise gallicane ? Et de citer, par là, de la Monarchie de Juillet jusqu’au Second Empire, d’autres centristes tout aussi soucieux, au fil des régimes, de la sérénité politique de leur pays, inséparable du caractère médian des décisions prises en la matière : François Guizot, Odilon Barrot, Charles de Montalembert et Félicité de Lamennais à leur manière, aussi bien que celui de leur successeur, Emile Ollivier qui, au plan politique, et au nom du « juste milieu », en traduisit les doutes autant que les hésitations.

Comme si personne ne savait être sans savoir devenir, des compromis étaient élaborés plus de trente-ans encore après la proclamation de la République, troisième du nom. Et le centrisme reçut ici une nouvelle impulsion. Avec le siècle finissant, stimulé par la volonté d’établir le plus durablement possible un modèle républicain, le régime de Léon Gambetta et de Jules Ferry contribua en effet à le conforter une nouvelle fois, presque malgré lui. En voulant faire évoluer la collaboration - souhaitée par le Concordat - entre l’Etat et les Eglises, vers un régime de vive laïcisation, les Républicains et leurs lois laïques, perdus dans l’outrance du combat anti-congréganiste du titre III de la loi de 1901 sur le contrat associatif, suscitèrent un deuxième centrisme, dont la structure nouvelle naît complètement avec la loi de séparation des Eglises et de l’Etat. Et Briand, après Portalis, de se faire l’un de ses premiers représentants.

A y voir de bien plus près, la Séparation n’est pas la traduction brutale du conflit entre les républicains et les catholiques. Ces derniers n’ont pas eu besoin de se retrouver face à cette grande loi pour faire état de leurs désaccords. Le texte de 1905, et surtout les trois lois suivantes de 1907 et 1908 qui l’amendent, traduisent un compromis dont le caractère libéral trahit, s’il en était besoin, la modération qui a prévalu à leur élaboration, dans le huis clos des commissions parlementaires, comme au rythme saccadé de la séance publique.

Aussi, la question se pose : y-a-t-il un si grand bouleversement entre la période concordataire et celle que nous connaissons depuis 1905 ? Pas vraiment, puisque passant d’un régime des cultes reconnus à celui des « religions connues », l’ordre public reste le grand maître des règles du jeu politique, celui dont le strict respect pousse désormais l’Etat républicain à garantir – pas moins que ça ! – aux cultes de fonctionner librement, et aux consciences de voir leur liberté assurée. Pour rendre viable le régime de 1905, l’Etat n’a-t-il pas été conduit à reconnaître la hiérarchie de l’Eglise catholique, seule Eglise qui s’opposa à la loi, au moment précisément, où il souhaitait s’en séparer définitivement ?

Symétriquement, rappelons-nous que le régime concordataire de 1801-1802 a lui aussi toujours veillé à ce que l’harmonie, à son fondement même, se gardât de ne pas perturber la sérénité sociale, fût-elle bousculée, ici ou là, par les cultes minoritaires, reconnus ou non. Le prosélytisme leur avait permis jadis de résister à la religion d’Etat ; il était encore pour eux un moyen d’obtenir la reconnaissance officielle, quand certains autres refusaient de se coucher dans le lit concordataire. Il leur semblait ne pas avoir été fait pour eux : moderato cantabile, le respect de l’ordre public…. Ainsi, le centrisme politique né avec le Concordat, renforcé par la Séparation au point de franchir une nouvelle étape de son histoire, a-t-il connu un fondement durable avec les débuts du XXème siècle.
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La question laïque et la résolution que la République apportait à ses conséquences séculaires contribuaient à ce que ce courant politique si présent, comme consubstantiel à la vie politique elle-même, acquît une culture politique propre. Fort de la légitimité donnée par l’acte politique d’une Séparation libérale, il pouvait s’étoffer. A l’instar du premier centrisme, le second se présentait comme l’enfant de la gauche et de la droite. Il venait d’abord de la première : les socialistes indépendants, opposés à l’unification de la S.F.I.O., rejoignaient les radicaux modérés et les élus de l’Alliance républicaine démocratique (A.R.D.) pour former un centre-gauche bien distinct des premiers soutiens au combisme et au Bloc des gauches : il était même en rupture sous les cabinets Monis et Caillaux. Il venait aussi de la droite – son aile la plus à gauche – qui avait soutenu le processus décisionnel de la Séparation d’un bout à l’autre : une partie de la Fédération républicaine s’était désolidarisée du parti d’Eugène Motte, et avait constitué un groupe parlementaire indépendant et fort influent, l’Union républicaine, nouveau centre-droit français, et véritablement « ralliement » des catholiques libéraux à la République. Ces deux entités centristes unissaient leurs forces aux élections législatives de 1914, en se regroupant dans la Fédération des Gauches, portée par Louis Barthou, Raymond Poincaré et Aristide Briand. Il s’agissait certes d’un succès électoral très mitigé, en raison du problème délicat des investitures, simples, doubles, parfois triples. C’était en revanche une parfaite victoire au plan de la mathématique parlementaire, ce « nouveau centre » se répartissant en cinq groupes parlementaires dont la somme des individualités participait d’une forte potentialité centriste. Le centrisme agissait alors comme dissolvant des deux France qui, jusqu’alors, s’étaient opposées l’une à l’autre, la Catholique contre la Républicaine.

Par ailleurs, le centrisme, dont l’existence dépendait entièrement de la question laïque, élargissait ses fondements politiques grâce au traitement de deux nouvelles questions rythmant la vie politique française. Il soutenait la représentation proportionnelle (R.P.), arlésienne des vingt premières années du XXème, et au plan social, manifestait une singularité qui attira un temps jusqu’aux réformistes de la C.G.T. : la participation, l’association capital-travail, le vote de la réforme des retraites en 1910, le mutualisme libre et volontaire, l’arbitrage obligatoire des conflits du travail tissaient les mailles de plus en plus étroites d’une démocratie sociale aux airs de solidarisme libéral, proche du radicalisme anglais.

A chaque étape de l’instauration de la République, ce courant politique modéré – mais « non modérément républicain » - témoigna de sa fidélité, du vote de l’amendement Wallon jusqu’à celui de la Séparation, en passant par l’Affaire Dreyfus qui le divisa moins que la gauche et par le gouvernement de Waldeck-Rousseau qui l’enthousiasma. Bref, au sortir de la Grande Guerre, le Centre était de tous les cabinets, presque naturellement. Et il ne se cachait pas sous les étiquettes politiques par un souci qui aurait été marqué par la timidité, voire la fadeur politique. C’est exactement l’inverse qu’il advint : à l’exception des extrémités de l’échiquier politique, socialistes et désormais communistes, comme pour les plus nationalistes d’entre elles, les différentes dénominations partisanes, au Parlement comme au fronton parisien des forces politiques, recherchaient la lumière et la chaleur de l’enseigne centriste, désormais assurance de bonne gestion de l’Etat républicain. Que de gouvernements ne se recentraient pas quand ils avaient débuté leur aventure sous les auspices d’une forte coloration ! On voulut un cabinet fidèle au traité de Versailles et au nationalisme : Georges Leygues, après Alexandre Millerand, porte-paroles de « l’Allemagne paiera », perdirent, eux, la confiance « dans la nuit ». Le gouvernement se recentra avec Briand, en 1921-1922. Poincaré voulut durcir le paiement des réparations ? Reparti sur la droite, le balancier ne tarda pas à opérer le mouvement inverse. Et le Cartel des gauches triompha en 1924. Point pour longtemps, puisque la volonté de son chef, le radical Edouard Herriot, incarnation de la République, d’user de la désormais vieille question anticléricale pour assurer les fondements de sa politique, n’eut qu’un faible écho. La vie politique française rappelait ainsi à ceux qui l’avaient le plus durablement marquée, depuis quarante ans, que l’affrontement laïque avait été réglé, et qu’à la République conflictuelle avait succédé une démocratie apaisée. Et le Cartel de terminer sa course au centre gauche. Jusqu’aux temps troublés des années 1930, ce sera la stable Union nationale de Raymond Poincaré, dont la caractéristique première fut d’être orchestrée par des gouvernements centristes, de 1926 à 1932.

Les fondements du centrisme se retrouvent donc ici, dans les méandres de la délibération parlementaire d’une Troisième République éloquente. Le centrisme tel qu’il se manifeste en ce début de XXIème siècle n’est pas fondé sur autre chose. Il vient de là, et puise l’énergie de son perpétuel renouvellement à la source de ces deux piliers que sont pour lui une gouvernance équilibrée et la laïcité de l’Etat. Il reste qu’entre la fin de la Troisième République, et les aléas de la structuration très contemporaine du Centre, la question européenne a musclé son combat politique, renforcé la cohérence de son messaAge et homogénéisé sa culture politique. C’est en effet de la Seconde Guerre mondiale et de la Résistance que naissent les caractères et les tempéraments les plus aboutis de ces humanistes du Centre. Parce que le combat a été rude, et que la condition humaine a souvent dicté des choix décisifs et courageux, la philosophie centriste s’est faite avant tout plus universelle et respectueuse de l’Homme. Le combat contre les totalitarismes a fait de l’Europe l’instrument du dépassement des querelles nationales et a rendu force au message que les premiers européens du XXème siècle, menés par Aristide Briand et défenseurs d’une Union fédérale européenne, avaient lancé dans les années Vingt. L’Europe, enfin, donne une véritable identité à ceux qui, par la démarche, les convictions et la personnalité, apparaissent comme de véritables centristes. Là réside l’unité de la culture politique centriste. Il faut bien le reconnaître, elle est dominée et le restera par les tenants de deux humanismes complémentaires, les démocrates-chrétiens du Mouvement républicain populaire (MRP) et les radicaux. Et même si la vie politique a longtemps vécu à l’épreuve de la question scolaire, ne trouvant dans la loi Debré de 1959 qu’une solution réaliste et reconnue comme telle, mais avec recul, c’est bien l’aventure européenne à laquelle s’identifie le plus fortement le centrisme. Quelle personnalité les manuels scolaires érigent-ils en père de l’Europe, sinon le démocrate-chrétien Robert Schuman ?

Il n’est donc pas bien étonnant de voir la classe politique se réorganiser, à intervalles réguliers, autour des valeurs du centrisme, constitutives de notre démocratie, et au sein desquelles la question sociale prend une influence croissante. Pour mener le combat électoral, quelle que soit la forme politique que le centrisme aura choisi de revêtir – une confédération des centres, un centre indépendant ou une alliance avec la droite ou la gauche –, il lui faudra se souvenir sans cesse que son avenir vient de loin. Et qu’il lui appartient de le construire, pour les générations de demain. C’est en respectant les sources de son inspiration et de son action passée que la singularité centriste sera reconnue, comme il revient à tout humanisme politique, au bonheur de ceux qui estiment qu’in medio stat virtus. Au bonheur du Centre….

Christophe Bellon