mardi 24 novembre 2009

Le gaullisme, pratique ou discours ?


Quand on est curieux de l’histoire du gaullisme, quand on est persuadé que ce courant recèle, en couplage avec le socialisme, les principales clefs de compréhension du marécage politique où nous nous débattons depuis une vingtaine d’années, on ne peut rester indifférent à la publication du premier volume des mémoires de Jacques Chirac (Chaque Pas doit être un but. Mémoires I, en collaboration avec Jean-Luc Barré, Nil éditions, Paris, 2009).
Certains hausseront les épaules : Jacques Chirac, ce n’est pas du gaullisme. Si on les pousse un peu, ils vous diront : Pompidou non plus ! Et si on les pousse encore, ils vous expliqueront que le général lui-même, dans les années soixante… De proche en proche on en viendra à considérer que le gaullisme est entré en crise le 19 juin 1940.
Soyons tranquillement historiens, avec tout ce que cela comporte, dans un premier temps, de relativisme : considérons comme gaullistes ceux qui se disent gaullistes, et examinons dans un second temps leur rapport avec le legs complexe du Général. Une tradition est plurielle, habitée de tensions motrices et/ou paralysantes. De ce point de vue, la lecture de Chaque Pas doit être un but est particulièrement riche.
D'abord poulain de Georges Pompidou, auquel il rend un hommage appuyé, parrainé par Marie-France Garaud et Pierre Juillet, Jacques Chirac semble avoir retrempé ensuite son discours dans un gaullisme moins libéral et moins assis dans la droite française. Je parle du discours avant tout, dont on peut accorder à l’auteur qu’il est moins fluctuant, somme toute, que sa pratique politique ne pourrait le suggérer.
On sait à quel point la « participation », association capital-travail qui ambitionnait de permettre aux travailleurs de participer aux grands choix des entreprises, et présentée par ses promoteurs (René Capitant, Louis Vallon, Marcel Loichot) comme ouvrant une « troisième voie » entre capitalisme et socialisme, a été honnie de Pompidou et réduite par lui, avec divers concours dont celui du jeune Édouard Balladur, à l’intéressement des salariés (pour les entreprises de plus de 100 salariés, ce que le même Balladur étendra en 1994 aux entreprises de plus de 50 salariés). Or la participation est invoquée par Jacques Chirac non seulement dans le discours d’Égletons (3 octobre 1976), mais dans son ouvrage de 1978, La Lueur de l’espérance, comme fondement d’une « troisième voie ».
Sur le plan européen, la filiation pompidolienne est plus claire. On sait l’écart entre « l’appel de Cochin » de 1978 et l’acceptation décisive du traité de Maastricht en 1992. On sait aussi la vivacité du patriotisme de Jacques Chirac. La reconstruction d’une cohérence opérée par les Mémoires fonctionne plutôt bien, mais elle donne plutôt des regrets. Quand on lit des phrases comme « ma conviction est (….) que le construction de l’Europe ne se fera pas sans le ressort des volontés nationales, seules capables d’animer l’entreprise » (p. 250), ou quand Jacques Chirac explique son choix de 1992 à la fois par des considérations européennes et nationales, on se dit que peut-être, le gaullisme, allant au bout de son débat interne sur l’Europe, aurait pu produire un discours à la fois vraiment européen et vraiment national, apte à solidifier l’engagement français dans la construction européenne et à lui donner du sens, en assumant le compromis entre les logiques fédérales et confédérales. Un tournant assumé peut être une forme de fidélité authentique à un héritage…
Mais comment assumer vraiment quelque tournant idéologique que ce soit dans un parti de type gaulliste ? Sur le plan du vécu des partis politiques, le RPR est bien gaulliste, voire archi-gaulliste. La description de la genèse de ce parti, en 1976, laisse parfois rêveur. Ainsi ces lignes : « Réélu député de Corrèze le 14 novembre, dès le premier tour, je consacre beaucoup de temps, réfugié avec Jérôme Monod, Alain Juppé et quelques autres dans un appartement discret de la capitale, à rédiger les statuts du mouvement, à peaufiner les grandes lignes de notre programme… » (p. 224.) Un tel début se passe de commentaire.
Aussi Jacques Chirac explique-t-il sa stratégie d’après 1988 à la fois par une sorte de ressourcement gaulliste, qui lui permettrait d’échapper à son image « d’homme de droite » (p. 376) et par une prise de distance avec son parti, dont il cherche à garder le contrôle mais qu’il ne cherche pas vraiment, au-delà de concessions stratégiques momentanées, à faire évoluer.
D’où l’apesanteur relative où évolue ce discours néo-gaulliste. Quand il insiste sur son accointance génétique avec le radicalisme, Jacques Chirac indique une clef d’interprétation. Dans une cinquième république de plus en plus paralysée, où ne vit plus l’élan des années 1958-1965, ni même la dynamique réformatrice des années 1958-1988, son discours gaulliste est devenu ce que le discours républicain pur et dur est devenu pour les radicaux : l’habillage luxueux d’une politique intérieure de plus en plus contradictoire, opportuniste et en retard d’un cran sur la plupart des enjeux. Homme sympathique, animal politique, parfois fin manœuvrier, capable de belles réactions à chaud, avec une forte fidélité gaulliste, à mon sens, en politique extérieure, Jacques Chirac nous raconte, en même temps que l’histoire d’une ascension heurtée, celle du divorce progressif d’un discours avec la réalité.

dimanche 8 novembre 2009

L'identité nationale se met-elle en débat ?


C’est peut-être une habitude d’historien que de rechercher comme un randonneur un point élevé d’où l’on puisse profiter d’une vraie vue panoramique. Voir le plus loin possible dans toutes les directions. Une autre habitude, inverse et complémentaire, est de chercher des angles originaux, de considérer un site-événement de tous les points de vue possibles. Ajoutons à cela nécessité méthodologique de comprendre avant de juger. Quête d’altitude, mobilité intérieure, défiance vis-à-vis du jugement moral : l’histoire nous entraîne, quand on commente la politique contemporaine, à nous contenter parfois de peu. Dès lors qu’une mesure, qu’une idée, trouve sa place dans le cours des choses, qu’elle édifie plus qu’elle ne détruit, on peut, quand bien même on ne l’approuve pas, la suivre avec attention et se garder de la condamner. Qui sait si elle n’est pas grosse de réalisations futures ?
Il y a pourtant parfois, dans la politique contemporaine, des objets insauvables. On peut les regarder d’aussi haut qu’on le souhaite, on peut prendre tout le recul chronologique possible (qui est l’altitude des historiens), on peut multiplier les points de vue et les approches. La mesure ou l’idée ne ressemblent à rien, et rien n’en sort qui puisse avoir une chance de trouver quelque consistance. Cette idée, cette décision s’épuisent au moment même où elles prennent chair.
Il en va ainsi, j’en ai peur, du débat sur l’identité nationale. Éric Besson peut se réjouir de voir cette idée approuvée par les sondages. La belle affaire ; on en reste à l’usage à court terme. La thématique de l’identité nationale, dans la campagne présidentielle, avait servi de chiffon rouge. La gauche s’était majoritairement indignée, et il avait dès lors suffit de « s’étonner » de cette indignation pour récupérer avec un minimum de risques politiques les électeurs du Front National. Ruse infâme ou de bonne guerre, on peut en discuter jusqu’à la fin des temps. Mais nous ne sommes plus en campagne, quand bien même celle des régionales est à l’arrière-plan de cette consultation. C’est bel et bien l’identité nationale que l’on choisit… de mettre en débat.
Du point de vue de la gauche, quand bien même Ségolène Royal tente de se démarquer, la mise en rapport de l’immigration et de l’identité nationale est grosse de repli xénophobe ; il me semble difficile d’écarter d’emblée cette inquiétude. Les centristes historiques penseront que ce type de débats est porteur de plus de divisions que d’union. Certains esprits philosophiques remarqueront que lorsqu’on s’interroge sur ce qu’on est, c’est qu’on ne sait plus guère où l’on va et surtout ce qu’on doit faire. Et la droite républicaine, vers l’électorat de laquelle (sans parler de celui de l’extrême droite) est tournée l’opération, peut-elle y trouver quelque chose ? En d’autres termes, l’initiative est-elle au moins « sauvable » du point de vue d’un nationalisme dont il resterait encore à déterminer s’il est d’exclusion ou de synthèse ? Après tout, c’est bien d’un nationalisme élargi que le gaullisme procède…
Même pas. Du très nationaliste Barrès au centriste républicain Poincaré, ferme patriote, tous ceux qui ont fait leurs gammes sur l’idée nationale sont d’accord sur ceci : la nation est un fait global, profond qui transcende largement l’opinion qu’on en a. Barrès, dont on sait l’anti-intellectualisme, aurait frémi à l’idée que l’on allait jeter l’identité nationale sur le forum, et la réduire ainsi à un certains nombre de principes. L’identité nationale devenu ce sur quoi les Français de 2009 vont se mettre d’accord, alors qu’en bons Français, ils ne sont pas d’accord sur grand-chose. L’identité nationale, comme s’il s’agissait de l’inventer, de la fonder. Comme s’il n’existait pas déjà un drapeau, un hymne, une histoire commune avec ses ombres, ses lumières et ses clairs-obscurs, comme s’il n’y avait pas ces paysages multiformes, ces désaccords mêmes, la fronde continuelle d’un Brassens, comme si le « cher et vieux pays » de de Gaulle n’existait plus. Comme si on n’avait pas passé tant de temps à combler, si même on y est parvenu, le hiatus entre la France traditionnelle et la France nouvelle issue de 1789, entre la mémoire du militantisme ouvrier et celle des riches heures de la République, comme si ce n’était pas mieux encore de n’y être jamais tout à fait parvenu ?
François Fillon a senti le péril, rappelant à l’Assemblée la diversité des convictions nationales, citant la célébrissime « certaine idée de la France » qui ouvre les mémoires du général de Gaulle. Mais cela ne l’a pas conduit, on s’en doute, à revenir sur le projet annoncé, tout au plus à le modérer.
La grande faiblesse du nationalisme français a été, depuis sa naissance comme mouvement politique au temps du général Boulanger et de l’affaire Dreyfus, de superposer deux discours : l’un appelait à l’union des Français et au respect du pays concret, l’autre voulait à toute force imposer une idée bien déterminée de la France et exclure par avance tous ceux dont on soupçonnait qu’ils s’y opposeraient. Prêchant l’union nationale et poussant le pays à s’entredéchirer, le nationalisme se tirait en permanence une balle dans le pied ; les années passant, Barrès l’a senti de plus en plus.
Aujourd’hui, le gouvernement pousse chacun d’entre nous à tenter de convaincre les autres que sa France est la plus française. À identifier à toute force un pays avec un discours. Et finalement, on ne retrouve dans cette démarche que la faiblesse du nationalisme : produire de la division en prétendant affirmer l’existence de la communauté nationale.

dimanche 1 novembre 2009

Philosophie politique sur une digue normande


Sur la digue de Colleville-Montgomery à Ouistreham. La douceur de ce samedi sature l’air, la Manche même se fait discrète, tant le vent est léger. On marche lentement, mains dans les poches ou bras ballants. Une voix derrière moi, claire et bien posée, celle d’un homme d’environ 65 ans, me tire de cette trêve et me replonge en philosophie politique.
« …un roi, pas un président, un roi. C’est ça qu’il faudrait. Un roi, il est là pour toute sa vie, pas pour 5 ou 6 ans. Alors, il peut faire des choses. Et celui qu’est pas d’accord, on l’envoie casser des cailloux. »
Son compagnon de promenade ne répond rien. Puis ils se mettent à parler d’autre chose. Eux aussi sont tranquilles et détendus.
J’ai beaucoup de goût pour ces moments où l’on saisit une idée dans son existence naturelle, comme on verrait passer un petit animal sauvage dans les bois. Parfois, on peine à identifier le reflet roux qui a piétiné les bordures de notre champ de vision ; cet homme n’est sans doute pas monarchiste. Il avancerait plus masqué, il n’aurait pas cet air tranquille de celui qui énonce un principe dont il est sûr par avance qu’il ne connaîtra jamais le moindre début d’application. Ce n’est pas la déduction d’un système, cette phrase. C’est l’expression toute simple, immédiate, d’un fantasme politique. La bestiole que j’ai vue (ou plutôt entendue) passer figure dans le bestiaire de notre inconscient politique. On pourrait l’appeler le mythe de l’autocratie heureuse.
Comme tous les mythes politiques, celui-ci repose sur un paralogisme. La fausse évidence selon laquelle les échecs du pouvoir ne sont dus qu’à la bêtise ou à la fourberie de ceux qui s’opposent à lui. Vienne le pouvoir tout puissant, qui saura n’écouter personne, qui réprime même l’opposition s’il le faut ! Ce mythe prospère sur le terreau de notre impatience et de notre orgueil : nous seuls savons ce qui est bon pour le pays. Périssent nos opposants, s’effacent nos alliés incertains. Vienne le roi-philosophe, le despote éclairé ; les problèmes sont simples, et admettent une solution univoque, la même qui s’imposerait à tous les esprits intelligents et de bonne fois. En face, l’éternelle coalition des fourbes et des imbéciles, qui méritent bien de « casser des cailloux ».
Mon promeneur en fournissait une vision caricaturale. Il en est de plus soft : les fameux « problèmes de communication » qu’on préfère invoquer plutôt que d’avouer que l’on a proposé une mesure absurde ou mal goupillée, et de présupposer qu’au moins sur quelques points les opposants puissent dire des choses justes. Si la communication était parfaite, l’intelligence de la mesure apparaîtrait de manière tellement évidente, que seuls les fripons et les imbéciles pourraient s’y opposer, et seraient réduits à l’impuissance par l’adhésion de la masse de l’opinion. Ce n’est plus cette fois le monopole autocratique du pouvoir que l’on revendique, mais le monopole autocratique de la Raison.
L’adhésion aux procédures démocratiques libérales, à un système politique hérissé de contre-pouvoirs, va plus loin qu’une résignation, toujours partielle et menacée, au fait qu’il faudrait dans les formes ménager les fourbes et les imbéciles. Si c’était le cas, une bonne politique de communication y suffirait, qui se verrait investie du rôle magique que mon promeneur normand attribuait à la répression politique.
Elle suppose que nous ne sommes pas persuadés de détenir à nous seuls la recette miracle, et qu’en rendant une mesure la plus acceptable possible, nous avons aussi des chances de l’améliorer. C’est le principe de la décision négociée. Mais nous avons sous la Cinquième République adopté progressivement une autre manière de tourner ce principe : lors de la phase d’élaboration d’une mesure, au fur et à mesure des conciliabules, du travail des commissions et des cabinets, de l’intégration des critiques, toutes les atténuations sont faites au préalable. Ceux qui élaborent la mesure essaient ainsi de garder la main sur tout, de présenter une mouture finale qui serait incontestable. Le débat ne se fait que dans les officines. Le résultat est souvent piteux : à force de se vouloir d’avance incontestable, on ne propose au fond plus rien. Il vaut mieux une ferme mesure, un peu atténuée ou corrigée lors du débat, que ces créatures hybrides que les ministères finissent par proposer, où des demi-mesures sont dans leur structure même, illisible, déjà faites pour ne rien déranger.
Quand le Sénat se fait entendre, il porte une requête bien belle, qui ne plairait pas à celle de mon promeneur normand : celle d’un travail public, mené par des élus (certes au suffrage indirect) de correction et d’amélioration des mesures prises. Ainsi en va-t-il des amendements, dont il est heureux que l’usage ait été discipliné et dont il est souhaitable que la portée soit plus grande.
Le déficit de travail collectif lisible dans la vie politique n’est pas le seul déterminant de notre immobilisme ou de l’atonie de notre vie politique qui ne paraît s’animer qu’au moment de choisir un monarque. Mais il est tout de même amusant de voir surgir des pratiques compensatoires ; on jette au bon peuple, de temps en temps, un « grand débat » qui ne coûte rien. Passons sur les multiples « états généraux » de ceci ou de cela, lancés par des pouvoirs qui semblent ignorer que la dernière fois qu’un pouvoir a convoqué de vrais états généraux, cela s’est mal fini pour lui. Évoquons simplement le projet Besson de grand débat sur « l’identité nationale », sur lequel je m’exprimerai dans un prochain post.