mercredi 27 octobre 2010

Sortie de crise ou retour à 2002 ?


On commence à entendre la formule rituelle : « le mouvement va prendre d'autres formes ». Traduire : le mouvement se finit mais nous ne le dirons pas, de peur de hâter la démobilisation. Sauf incident grave jamais souhaitable et toujours possible, les vacances de la Toussaient aidant (elles ont donné la mesure de la profondeur de l'engagement lycéen) nous devrions connaître, comme on dit, une « sortie de crise ».

Quelques amendements au projet, une grande concertation pour l'évolution du système des retraites en 2013, la démonstration que des syndicats même très minoritaires peuvent être assez longtemps soutenus par l'opinion – quand bien même on aimerait en savoir plus sur le chiffrage des manifestations, on ne peut pas dire que le bilan de cette mobilisation est nul du point de vue de ceux qui l'ont soutenu.

Je ne suis donc pas sûr du perdant-perdant que l'on nous annonce partout. Nicolas Sarkozy, en ayant « tenu bon », peut reconquérir une partie de l'électorat de la droite et du centre. Si le travail collectif et les réformes de fond ne sont pas son fort, on ne peut lui nier un certain courage, qui a pu donner d'heureux résultats en certaines occasions (lors de sa présidence européenne, ou lors de la crise financière). Il a encore dans sa manche la carte trop tôt montrée, mais pas encore jouée, du remaniement.

Le parti socialiste peut-il tirer partie de la situation ? Rien n'est moins évident. Son projet ne diffère pas substantiellement de celui du gouvernement, avec un gros flou sur la nature du financement fiscal ; il n'est manifestement pas prêt à abroger une réforme qu'il se contentera de brosser. Son candidat pour l'heure le plus crédible, à la tête du FMI, a d'ailleurs approuvé (ou dû approuver ?) la réforme. Il n'en va pas de même du Front de gauche, qui pourrait se donner la posture d'héritier du « mouvement ».

Une chose est certaine : on va vers un nouvel éclatement du paysage politique, qui pourrait bien au premier tour, en 2012, faire le jeu du président actuel. Redisons-le : le système des primaires adopté par le parti socialiste est suicidaire, tant il empêche l'émergence d'un projet crédible à gauche. Quant au centre, il reste en miettes, et le devenir du centre gauche est largement conditionné par celui d'Europe Ecologie qui tente une périlleuse symbiose avec les Verts.
Je me demande désormais si 2007 a vraiment exorcisé 2002. De ce que les Français ont pu enfin suivre une vraie campagne électorale, on en avait vite conclu que le lien était renoué entre les politiques et l'électorat et que les forces gouvernementales retrouvaient du crédit. Mais il ne faut pas oublier que, fondée en 2002, L'UMP n'a pas réussi à intégrer le rassemblement durable de la droite et du centre. Que le Modem n'était pas vraiment une force gouvernementale et que François Bayrou a fait un bon score au premier tour avec un discours d'une étonnante véhémence pour un centriste. Que le parti socialiste et sa candidate bénéficiaient d'un « vote utile » et du souvenir de 2002. Qu'enfin la synthèse des droites opérée avec maestria par Nicolas Sarkozy en 2007 est un fusil à un coup, car elle ne peut résister à l'exercice du pouvoir, ni à la désillusion des électeurs populaires du Front National.

Il faut donc nous faire au fait qu'à nouveau, comme en 2002, rien ne fédère vraiment une fraction importante de l'opinion, et que les grands courants de celle-ci ne sont que des courants de rejet, dont l'unité est factice et la motivation autant individuelle que civique. Les quelques atouts conquis par les uns ou les autres ne les porteront pas jusqu'au prochain mandat présidentiel.

vendredi 22 octobre 2010

Où les emmenons-nous ?


Dire aux lycéens qu'ils ne savent rien et qu'ils sont trop jeunes pour s'exprimer, c'est sans doute le plus sûr moyen de les jeter dans la rue. On oublie trop souvent , surtout à droite, que les questions de dignité sont fondamentales dans tous les mouvements sociaux, et qu'elles sont au moins aussi mobilisatrices que les questions d'intérêt. Cela dit, le simplisme de certains slogans terrifie. Voir resurgir l'idée selon laquelle les départs massifs en retraite libéreraient massivement des emplois, selon laquelle il y aurait un "gâteau" de stocks d'emploi qu'il faudrait simplement partager, c'est tout de même très décourageant.

Je me demande souvent si nous tous, qui travaillons en "sciences humaines", mettons assez en avant les choses que l'on sait, sur lesquelles tous sont d'accord. On ne trouverait pas un économiste pour défendre cette théorie du gâteau, de même qu'il suffit de lire la presse économique ou les pages économiques des grands quotidiens, voir d'écouter la radio ou de regarder la télévision, pour savoir que les choses ne marchent pas ainsi. Les pays développés où on travaille le plus longtemps sont ceux où le chômage des jeunes est le plus faible, on rougit d'avoir à rappeler cela.

On parle beaucoup de "dialogue" en ce moment. Un bloqueur du centre de Clignancourt (Paris IV) m'expliquait même sans rire qu'il avait fallu qu'il bloque le centre pour que nous puissions discuter et réfléchir. J'ai déjà dit dans ce blog tout ce qu'il manquait en terme de dialogue dans la démarche du gouvernement. Oui, un grand round de négocation avec les syndicats, une rencontre officielle et globale avec les partis d'opposition, quand bien même tout cela aurait abouti pour le gouvernement au constat que, définitivement, il n'y avait pas d'autre moyen que "d'y aller tout seul", cela aurait solidifié la démarche et peut-être amélioré la réforme. Maintenant, l'heure est passée ; politiquement, et pour reconquérir l'électorat de la droite classique et du centre, le gouvernement a même sans doute intérêt à tenir bon, dès lors qu'il n'y a pas de morts... Le maintien de l'ordre devient un enjeu à la fois délicat et politique. Le temps du dialogue est sans doute passé, et c'est dommage qu'il n'ait pas eu lieu.

Cela dit, le dialogue suppose une référence commune minimale au réel. Nous pouvons discuter des manières de régler le problème des retraites s'il est clair qu'il y en a un. Si l'on suit les analyses de l'excellent spécialiste du monde syndical Michel Noblécourt, un tel consensus sur le problème existait au moment où le gouvernement élaborait son projet. Or, précisément, les lycéens et certains des étudiants (les plus radicaux) entrent dans ce mouvement à partir d'un déni du réel. On leur reproduit en petit, et en plus mesquin parce que c'est pour eux qu'ils se battent, pas pour les opprimés de la terre, l'expérience des soixante-huitards : croire que le réel est plastique et se plie à nos désirs, croire qu'il suffit de contester pour que tout s'arrange. On ne les politise pas : on leur vend la politique pour ce qu'elle n'est pas. Sous la fête du blocage, la gueule de bois prend racine. Contester sans penser, c'est le chemin le plus court vers le cynisme ou l'amertume.

Telle qu'elle est, la situation se prête plus aux grandes oppositions schématiques qu'au dialogue. On commence à voir resurgir, du côté des partisans même mitigés de la réforme, l'idée que la France serait irréformable. La une de L'Express va dans ce sens. Je crois qu'il faut refuser ce diagnostic. Dans le passé, la France s'est déjà réformée et elle se réformera encore... Ce genre de propos me fait penser à certains collègues qui arguent du "niveau" trop faible des étudiants pour justifier d'avance les échecs de notre enseignement. Revenons aux lycéens : avons-nous vraiment envie de faire croire à cette génération qu'il n'y a le choix qu'entre des réformes peu enthousiasmantes et l'enlisement dans le négatif contestataire ? Ce serait deux manières d'affirmer que la politique est morte. Il est certain que ce qui reste à construire, à gauche ou à droite, c'est un projet capable de donner au pays des orientations, qui mêle le nécessaire et le souhaitable. Pour le faire, il faudrait sans doute commencer par aimer ce pays et croire en lui. Cesser de n'offrir à la France que le choix entre s'aligner sur l'ensemble des pays développés ou cultiver frileusement son "exception". Mais le rapport des politiques et des intellectuels à la réalité nationale est une question bien vaste, sur laquelle nous reviendrons...

La politique, surtout la politique qui se veut progressiste, c'est une manière à la fois d'accepter le réel, de chercher à le connaître, à s'informer de toutes les manières, et une manière de guetter les possibilités d'amélioration, un art du possible et un art du souhaitable. La contestation pure, sans rapport au réel, ce n'est pas de la politique. C'en est la caricature. Ceux qui veulent la mobilisation lycéenne ou qui la soutiennent en l'état, croient favoriser une politisation ; c'est en fait à une "dérépublicanisation" qu'il procèdent. Mépris de la loi, absence de projet, pessimisme noir, absence de pensée du progrès, pensée sloganique plus que goût du dialogue, refus de penser la société moderne dans sa spécificité : rien de tout cela ne relancera, au fond, le débat/droite gauche.

mercredi 13 octobre 2010

Ce qui était évitable et ce qui ne l'était pas...


Dans les manifestations actuelles, il y a ce que le gouvernement aurait pu éviter et ce qu'il n'aurait pas pu éviter.

Commençons par la nécessité, qui tient la place de Dieu pour les politiques comme pour les historiens.

Nécessité financière d'abord, surtout en économie ouverte où les possibilités de fiscalisation du capital sont très limitées. Le déficit de l'Etat, qui finance lui-même le déficit des caisses de retraites, rend le statu quo intenable.

Contrainte politique : le plus souvent, faute d'un projet capable de coupler le nécessaire et le souhaitable, la gauche laisse la droite faire les réformes d'adaptation tout en les contestant et en ne revenant dessus, ensuite, qu'à la marge. Si la droite a peur depuis 1995, la gauche modérée aussi, qui craint d'être débordée. Le fait que le PS s'aligne désormais plus sur la CGT que sur la CFDT en dit long : la CGT, ou le modéré Thibaud a du fil à retordre avec un Le Reste plus dur, est elle-même tiraillée entre le réformisme négociateur et la contestation cherchant l'épreuve de force.

Ce qui était évitable : tout d'abord, faire croire que cette réforme est suffisante pour rééquilibrer le système, ce qui n'est manifestement pas le cas. Ensuite, l'arrogance tranquille d'Eric Woerth, sûr de sa compétence et que je n'ai pas même entendu remercier, alors même qu'il se présentait comme un nouveau Dreyfus, le président et le premier ministre d'un soutien qui pourtant leur coûte politiquement très cher.

Surtout, il aurait fallu laisser aux syndicats le bénéfice des avancées sur la pénibilité, au terme de négociations.

Aucun leader de confédération ne peut se présenter devant ses adhérents en disant qu'il faut accepter un texte qu'il n'a pas fait modifier. De même, la brièveté du débat parlementaire prête le flanc pour une réforme aussi lourde. Il est trop facile de dire que le camp d'en face ne se prête pas à l'entente quand on se borne avec lui à des rencontres informelles et des débats tronqués.

Il est curieux de cumuler l'intransigeance des combats ultimes et le goût des demi-mesures. Il faudra d'autres réformes du système de retraite, on peut craindre que la méthode adoptée ne les rende encore plus difficiles. Cela dit, ce n'est pas comme si nous avions le choix entre une demi-douzaine de projets crédibles. N'empêche : depuis l'échec du référendum de 2005, on pourrait penser que les réformateurs auraient fini par comprendre tout ce qu'il en coûte de mettre en scène et de radicaliser un face à face "raison vs démagogie".

jeudi 7 octobre 2010

La sécularisation, une exclusivité occidentale ?


Une conversation avec mon ami Dominique Avon mercredi matin rue des Saints-Pères. Il a sur sa table un exemplaire du Coran en arabe, et s'étonne, à bon droit, qu'un bon spécialiste occidental de l'Islam ne fasse pas le parallèle entre le verset coranique affirmant que Dieu est le seul juge et le seul souverain, et l'affirmation de saint Paul selon laquelle "tout pouvoir vient de Dieu".
Quand je dis "s'étonne", je devrais plutôt dire qu'il s'attriste. Il sait bien, pour avoir travaillé sur ces questions, à quel point nombre d'esprits cultivés préfèrent s'en tenir à l'opposition entre un monde chrétien où la sécularisation coulerait de source et un monde musulman qui ne pourrait que se la voir imposer...
Je repense à mes cours sur la condamnation de Lamennais en 1832 par le pape Grégoire XVI fustigeant la liberté de la presse et la liberté de conscience, au Syllabus de 1864 combattant toutes les formes de sécularisation, et au retournement final de... 1965 où, par l'adoption de la célèbre "Déclaration sur la liberté religieuse", le concile Vatican II entérine le ralliement du catholicisme a un point fondamental du libéralisme politique.
Il est décidément trop simple de voir dans le christianisme la "religion de la sortie de la religion", comme le fait parfois Marcel Gauchet. Le même n'indique-t-il pas d'ailleurs que ce fut l'Etat qui fut le principal agent de la sécularisation ? Ici encore, une pensée du progrès lent nous manque. La sécularisation fut progressive, complexe, diverse en Occident et le vieux rêve de la supériorité du pouvoir spirituel a perduré longtemps.
Non, ce n'est vraiment pas comme si tout cela avait été simple, comme si nous étions sortis absolument indemnes de l'affaire (quid des formidables "religions séculières" ou "religions politiques" que furent le fascisme et le communisme?), comme si nous avions trouvé du premier coup et définitivement l'équilibre entre l'affirmation de la liberté de conscience et le respect (minimal) des traditions religieuses. Les autorités ecclésiastiques n'ont accepté cela qu'en dernier recours, avec parfois bien des arrière-pensées, et alors, alors seulement, elles ont réinterprété le christianisme et y ont trouvé des ressources pour donner sens au phénomène, à leur manière, et surtout pour accepter ce qui s'était produit. On cherche en vain les traces d'une évolution purement autonome de la religion chrétienne à ce sujet.
Une pensée qui prend en compte l'épaisseur de l'Histoire rend moins sévère le jugement sur le monde musulman, et surtout ouvre la porte à des pensées plus subtiles ; elle refuse d'emprisonner toute une partie de l'humanité dans une impossibilité proclamée. Les traditions sont évolutives, elles s'adaptent, elles sont le théâtre de luttes de tendances, quand bien même elles aiment à se présenter comme unifiées, monolithiques. L'essai à paraître au début de l'année prochaine, l'essai ultime de Thierry Wanegffelen, son testament intellectuel, Le roseau pensant. Essai sur la ruse de la modernité occidentale, en dit long sur les chemins tortueux de l'affirmation de l'individu moderne, sur tous les asservissements qui le guettent. Je crois profondément que si les historiens ne se condamnaient pas si souvent à l'étude indéfinie du détail, ils auraient bien des choses à dire à ce propos.