mardi 29 juillet 2008

Vers le futur les yeux bandés ?


Une fois n’est pas coutume, je voudrais rebondir sur deux commentaires à la fois pertinents et antagonistes de ma dernière « livraison ». Le premier dit : « l’histoire ne s’écrit pas au futur ». Le second met en avant le fait que nous sommes bien forcés, pour agir, de faire des pronostics. Tous deux ont raison dans ce qu’ils affirment.
L’histoire ne s’écrit pas au futur. Et le présent qu’ont vécu les acteurs de l’histoire, nous disent Charles Péguy, Henri-Irénée Marrou et Raymond Aron, n’était pas seulement du « passé pour plus tard ». A un moment donné, un choix s’est opéré entre tous les possibles. Bien sûr, ce choix n’était pas entièrement dû au hasard… On ne sort jamais d’une des apories de la raison explicitée par Kant dans sa Critique de la Raison pure. Soit tout arrive nécessairement, et on ne comprend pas comment du nouveau peut advenir, soit nous sommes absolument libres, et à ce moment là il faut renoncer à expliquer nos actions. Raymond Aron indiquait une autre piste, dans sa thèse sur la Philosophie critique de l’Histoire : l’événement jaillit, surprend (que l’on songe aujourd’hui à l’effondrement du communisme soviétique en 1989-1991), soit parce que l’ensemble de ses déterminants est trop complexe, qu’il outrepasse nos possibilités de connaissances (seul Dieu en ce sens, parce qu’omniscient, peut prévoir), soit parce qu’il y a de la contingence, du hasard, de l’indéterminé, de la liberté dans le réel… La célèbre définition du hasard que donne le grand philosophe et mathématicien français Cournot, au XIXe siècle, rend bien compte de cette indécision, quand il définit le hasard comme « la rencontre indéterminée de deux déterminismes ». Lui-même n’exclut pas que Dieu connaisse la date et les circonstances de la rencontre…
Pour l’historien, tout cela revient au même : la réalité historique est plus complexe, plus foisonnante, plus buissonnante que le récit, toujours simplifié, que nous en faisons. Cela frappe à mort toute lecture simple de l’histoire, et donc toute prévision infaillible tiré des études historiques, ainsi que toute tentative de tirer d’incontestables et univoques « leçons de l’Histoire ». C’est une des conséquences, entre mille, de la finitude humaine.
Cela dit, pour agir aujourd’hui, pour nous situer, pour juger les différents choix, les différentes mesures politiques que l’on nous propose, nous devons avoir une vision générale de l’évolution de nos sociétés, et surtout nous sommes obligés de nous faire une idée des conséquences des actions présentes. Et la connaissance du passé peut nous aider dans ce travail, même si elle ne peut en aucun cas nous préserver de l’erreur. Koselleck, je crois, distingue « l’espace d’expérience » et « l’horizon d’attente ». L’histoire de l’humanité, c’est notre espace d’expérience collective, quand bien même nous n’arrivons à en assimiler qu’une partie, elle-même filtrée par bien des médiations.
Je prends l’exemple du communisme : je crois que l’histoire du communisme est dans doute ce qu’il y a de plus instructif pour comprendre ce qu’est le phénomène idéologique, et pour saisir les limites du volontarisme politique, limites que l’on ne franchit qu’au prix d’un déchaînement de violence. Je pense inversement que l’histoire de la construction européenne, si on la débarrasse de ses mythes (un « enthousiasme des peuples » qui aurait disparu et dont on cherche vainement la trace, le projet étant plutôt un projet des élites politiques et administratives), tout comme l’histoire récente de la République sud-africaine, sont utiles quand on réfléchit sur les modalités de construction de la paix internationale ou de la paix civile. Nous devons prendre le risque, parfois, de chercher à nous construire, chacun d’entre nous, une sagesse politique personnelle au travers de l’étude de l’histoire.
Je pense aussi que l’histoire économique et sociale nous donne un recul des plus utiles pour saisir ce que nous pouvons attendre des politiques économiques et sociales que nous menons, et pour percevoir les évolutions de fond qui travaillent nos sociétés – par exemple, l’ampleur des mutations des années 1960 et 1970.
J’irai plus loin : le jeu des pronostics, la tentative d’analyser à chaud l’actualité, d’essayer de dégager les différents possibles, est un jeu où l’on gagne à tout coup : si nos pronostics sont justes, nous pouvons intervenir efficacement, en fonction bien sûr de nos valeurs. S’ils sont erronés, alors c’est que nous n’avions pas pris en compte tel ou tel aspect de la réalité. Nous y gagnons alors de pouvoir compléter notre vision du réel.

jeudi 24 juillet 2008

Ce qui nous échappe...


C’est un exercice salutaire pour les historiens que de se livrer au petit jeu des prédictions, des anticipations à court terme, et de voir ce qui se réalise et ce qui est tout de suite démenti par les événements. Je me souviens durant l’hiver dernier, pensé par exemple que le gouvernement Fillon, et donc le président Sarkozy, étaient à un moment charnière.

Nous étions en pleine contestation contre la loi Pécresse, et en particulier contre le fait que des représentants du monde de l’entreprise siègeraient au Conseil d’Administration des universités… Au milieu d’une de ces occupations devenues un classique de nos années universitaires, des étudiants proches de l’extrême gauche et une centaine d’autres qui se retrouvaient plus ou moins dans leur radicalité « bloquaient » le centre Clignancourt de Paris IV, pendant que la CGT mobilisait contre la réforme des régimes spéciaux. Certains envisageaient déjà la jonction des « luttes », imaginaient d’envoyer les étudiants sur les voies « bloquer les trains », poursuivant le rêve d’une vaste mobilisation « anticapitaliste ».

Le mouvement étudiant m’était vite apparu plus dur, plus minoritaire, plus idéologique que celui contre le CPE, qui avait vite pu s’appuyer sur une donnée fondamentale dans les conflits sociaux : le sentiment, à tort ou à raison, d’une injustice, d’une dignité bafouée, en l’occurrence parce qu’on allait traiter les jeunes différemment des autres salariés. Signe qui ne trompait pas, les quelques militants de la « gauche de la gauche » présents sur les lieux avançaient à visage découvert…

Par contre, je surestimais grandement l’aspect décisif de ce qui se jouait dans le bras de fer entre la CGT et le gouvernement. Je n’avais pas encore ce blog, et j’avais envoyé à mes amis un mail collectif intitulé « l’heure du choix », ou quelque chose dans le genre. J’y expliquais que face à la CGT, le gouvernement allait, au sein d’un conflit social « dur », devoir choisir entre la ligne Guaino, cultivant l’unanimité nationale, et la ligne de la « rupture », lançant un train de réformes libérales. Je me souviens maintenant avoir pensé quelque chose de similaire au temps du gouvernement Raffarin, après l’adoption de la réforme dite réforme Fillon : la CGT, m’étais-je dit, vient d’échouer à empêcher l’allongement de 40 ans de la durée de cotisation des fonctionnaires, cet échec va fortement entamer sa capacité de mobilisation, un train de mesures libérales « dures » va venir… le gouvernement était apparu au contraire épuisé par sa propre victoire, et la canicule de l’été suivant (2003) l’avait carbonisé.

Dans les deux cas, je surestimais tout simplement l’épaisseur de la réalité politique. Je l’avais enfermée dans une belle antithèse, réjouissante pour l’esprit et même exaltante car elle pouvait me donner le sentiment de vivre des heures décisives, un de ces moments charnières qui paraissent parfois nous échapper obstinément dans la grisaille quotidienne, un « tournant historique »… Pourtant, Georges Goyau, l’homme que j’avais étudié pour ma thèse, m’avait prévenu, qui écrivait quelque part que les oppositions logiques n’éclataient pas toujours, ne se traduisaient pas forcément par des affrontements.

Les contradictions de la campagne présidentielle se retrouvent dans la politique gouvernementale ; en intellectuel, j’aurais aimé les voir éclater pour que le débat politique y gagne en clarté. Et je prenais mes désirs pour des réalités… C’est ce que Charles de Rémusat, libéral du XIXe siècle, appelait le « subjectif » en politique : voir les choses telles qu’on voudrait qu’elles soient.En fait, il y a bien souvent, peut-être même toujours, plusieurs lignes au sein d’un gouvernement, de perpétuelles transactions entre elles, des rapports de force, comme d’ailleurs au sein d’un syndicat. Comme au sein des Eglises (ce que j’ai pu observer pour mon compte au sein du protestantisme me semble vrai également pour le catholicisme). Il y a aussi de multiples lectures d’une situation, qui dictent bien des stratégies.

Cette complexité, on s’y heurte dans toute analyse politique un peu suivie ; elle est probablement accrue par la difficulté actuelle d’organiser un travail gouvernemental suivi et absolument cohérent, du fait des multiples initiatives élyséennes, de la marginalisation de Matignon et d’une sorte d’hyperréactivité aux événements qui date, quant à elle, de plusieurs années.

Au total, l’observateur doit se résigner : il ne me paraît pas possible pour l’instant de savoir si nous sommes au début d’une phase réformatrice, audacieuse ici, timide ailleurs, susceptible d’entraîner non seulement une évolution de l’UMP, mais une évolution du Parti socialiste, obligé de réagir en proposant à son tour une stratégie de modernisation, ou si nous poursuivons pour l’essentiel la phase commencée en 1988, la France décidant de s’adapter « au minimum » face à la contrainte internationale, avec toujours un train de retard. Finalement, toutes les périodes sont décisives, tous les moments sont charnière, dès lors qu’on prend le temps d’en saisir les enjeux.

mercredi 16 juillet 2008

Réforme, réformes

Nous avons pris l’habitude en France d’opposer à tout bout de champ les « réformateurs » aux « conservateurs ». Cette grille en apparence logique a deux défauts majeurs. Le premier est de faire croire qu’être conservateur est être partisan du statu quo. Hors, en Grande-Bretagne, en Allemagne, aux Etats-Unis, des partis considérés comme « conservateurs », et qui se désignent parfois ainsi eux-mêmes (les conservateurs anglais, la CDU allemande, les Républicains américains) ont procédé à des nombre de réformes. Qui peut considérer Margaret Thatcher, Ronald Reagan, Helmut Kohl ou Angel Merckel comme des partisans du statu quo ?
Chez nous, les forces conservatrices ont été marginalisées, et se sont assez souvent marginalisées elles-mêmes en refusant le tournant libéral et démocratique : les « royalistes » avec leur frange ultra, devenus « légitimistes » après 1830, les monarchistes des années 1870, malgré quelques tentatives de les remettre dans le jeu, pour élaborer un conservatisme à l’anglaise : ce fut le rêve de Chateaubriand en son temps, ce fut aussi celui du pape Léon XIII quand il lança en 1890-1892 la politique de « Ralliement » des catholiques français à la République. Il n’y a donc eu personne pour tenter d’allier fidélité aux forces traditionnelles et intégration dans le jeu démocratique, du moins explicitement…
Opposer des « réformistes » aux « conservateurs » alors que personne ne se dit en France « conservateur » et que tous les candidats aux présidentielles et tous les partis sont obligés, en démocratie, de proposer des réformes, ne nous aident pas tellement à penser le débat contemporain : les 35 heures, en 1997, étaient une réforme, leur neutralisation actuelle en est une autre. Nous avons donc besoin, pour penser la politique contemporaine, d’une typologie des réformes. J’en propose une, schématique.
Je repars pour cela du débat entre Edmund Burke et Thomas Paine, deux grands penseurs britanniques, au moment de la Révolution française. Burke était critique de la Révolution, et Paine en était chaudement partisan, alors que tous deux étaient des libéraux. Burke critiquait les droits de l’homme, la nouvelle constitution française et leur prétention à refonder, à partir de principes abstraits et absolus, l’ordre politique. Il pensait que les « améliorations » ne pouvaient être apportées à l’ordre politique que de manière très progressive, en respectant la tradition nationale et la nature des choses. Paine au contraire pensait que Burke promouvait la « démocratie des morts » en étouffant les vivants sous le poids de la tradition. Suivre les principes nouveaux était un acte libérateur, il fallait s’affranchir de la pesanteur des héritages…
Nous pouvons tirer de là deux conceptions de la réforme, un conception « radicale » et une conception « conservatrice ». La conception radicale pose d’abord les principes, et considère que la réalité doit s’y adapter. On peut prendre deux exemples, l’un malheureux, l’autre heureux : les 35 heures déjà citées, et la loi sur la parité. Une réforme radicale peut débloquer une situation (comme dans toutes les formes de l’affirmative action, et dans le cas de la parité qui contribue à promouvoir la place des femmes en politique) et parfois peut ne pas atteindre ses objectifs, voire nuire, parce qu’elle méprise la réalité (comme dans le cas des 35 heures).
La conception conservatrice de la réforme considère qu’il faut adapter les lois à la réalité sociale, économique, nationale, internationale, et aux contraintes que cette réalité impose. Si le terme de « conservatrice » gêne – et c’est pour longtemps le cas en France », on peut appeler ce type de réforme des réformes d’adaptation. Les réformes du marché du travail, comme une éventuelle réforme de l’hôpital, peuvent entrer dans cette catégorie. On pourrait également risquer l’expression de réforme pragmatique.
Burke était un avocat de la prudence politique, de ce qu’on appellerait le réalisme, et n’envisageait pas le nouveau monde démocratique qui s’annonçait. Par contre, il a prévu la Terreur dès les débuts de la Révolution française. Paine était un avocat d’une politique reposant sur des principes absolus, démocratiques, affirmés sans concessions : il entrevit nos démocraties modernes, mais fit un passage dans les geôles de Robespierre qui dut réjouir son adversaire. Tous les camps pratiquent un dosage de radicalisme et de conservatisme : Burke n’aurait sûrement pas approuvé l’intervention américaine en 2003, et le plan de démocratisation du Moyen-Orient (les « dominos démocratiques ») porte la marque de l’optimisme painien…
Ajoutons enfin, pour finir une réforme optimiste, que certaines réformes peuvent être justifiables sur le plan des principes universels comme sur celui du réalisme pragmatique : ainsi, la proclamation en 1882 de l’obligation scolaire par Jules Ferry…

lundi 7 juillet 2008

De la raison



Une terrible maxime de La Rochefoucauld m’a cueilli à froid l’autre jour : « On ne souhaite jamais ardemment ce qu’on ne souhaite que par raison » (maxime 469). Le plus souvent, ce n’est donc pas la raison qui nous motive… La raison serait-elle ainsi impuissante en politique ? Serait-elle donc vouée à toujours céder le pas aux passions et aux intérêts ? C’est une des questions qui m’habitent depuis longtemps, peut-être parce que j’ai commencé à vraiment penser politiquement et historiquement à la lecture de Raymond Aron. La raison contre les illusions, la raison contre le mythe politique : les penseurs que j’admire sont ceux qui aiment à soutenir cette cause, Montesquieu, François Furet… ou encore le Charles Péguy d’un petit texte peu fréquenté, que Michel Leymarie signale dans son « Que-sais-je ? » sur Les Intellectuels et la politique en France (PUF, 2001), un petit texte intitulé sobrement « De la raison », et qui explique que la raison n’a pas de parti, qu’on ne peut pas construire une religion de la raison, que celle-ci peut même échapper au rationalisme auto-proclamé…
Les passions, les intérêts, tous deux susceptibles de se traduire en de grands entraînements collectifs… la montée de la politique démocratique, du régime ou l’opinion est reine, comme on le voit dans le dernier essai d’un esprit libre, Jacques Julliard (La Reine du monde. Essai sur la démocratie d’opinion, Paris, Flammarion, 2008), leur ouvre un véritable boulevard. Notre génération, qui a vécu les grèves de 1995, les élections présidentielles de 2002 et le référendum de 2005 savent bien tous les obstacles que la raison rencontre en politique.
Pour conjurer cela, on a envisagé diverses solutions : par exemple, identifier une classe porteuse de la raison et revendiquer pour elle l’exercice du pouvoir. Pour Guizot, c’était la classe moyenne (en fait une grande bourgeoisie et même, plus largement, les notables), pour Marx le prolétariat incarnation de la Raison universelle et historique ; ou encore les experts dans le rêve technocratique qui depuis Saint-Simon hante la politique. Mais chaque groupe a ses intérêts et ses passions de prédilection.
L’autre solution, c’est de placer sa confiance dans les bienfaits du débat : Guizot et les doctrinaires encore, de manière générale les partisans du régime parlementaire… au bout du compte, le débat permettrait, s’il est institutionnalisé, régulé, respectueux, de permettre à la raison de s’imposer. Mais quelle chambre est sourde aux intérêts, quelle chambre est exempte de passions ?
Enfin, et cela éveille la fibre républicaine, le pari sur l’éducation : diffuser des connaissances, former, expliquer inlassablement ce que l’on pense avoir compris… Mais qui dira que les enseignants n’ont ni passions ni intérêts, qu’ils sont en quelque sorte vaccinés contre la contamination idéologique ?
Ici, on peut revenir au texte de Péguy : la raison n’est le monopole d’aucune institution, d’aucun parti, d’aucune philosophie, elle ne se laisse finalement pas posséder, mais on peut la servir. On peut essayer d’être rationnel et raisonnable – y compris de manière critique, à la Kant, en saisissant les limites de cette faculté merveilleuse qu’est la raison. Quand chacun d’entre nous tente d’être raisonnable en politique, de résister aux entraînements, de placer les problèmes en perspective, de démêler le bon grain de l’ivraie, et même de trier entre les passions, d’isoler des « passions nobles », comme le disait Raymond Aron, des attachements légitimes, de mesurer la contrainte de la prise en compte des divers intérêts, nous essayons de contribuer à équilibrer les choses. La politique me passionne bien plus quand elle n’est pas la quête de la formule magique d’un bon gouvernement…