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jeudi 3 janvier 2013

Le souverainisme et la société


Les essais politiques vieillissent vite, et les biographies à chaud d’hommes politiques encore plus vite. On y trouve bien des renseignements utiles et le climat de l’époque. Souvent, ils changent rapidement de statut : d’abord ouvrages éclairants, orientant nos jugements, ils deviennent des documents historiques plus ou moins imparfaits en quelques années. Pourtant, certains échappent à la règle.
Comme ces vieux ouvrages d’histoire injustement méprisés, ils demeurent éclairants et, quand bien même on voit leurs limites, ils nous offrent encore des grilles. Certains de ces ouvrages restent, finalement, des œuvres au sens noble du terme.

C’est le cas de L’homme qui ne s’aimait pas, d’Éric Zemmour (Balland, 2002). J’ai eu la curiosité de le relire pendant ces vacances, parce qu’un de mes étudiants travaille sur Jacques Chirac, et parce qu’Eric Zemmour m’intrigue par son mélange de finesse et d’esprit systématique, de conscience aiguë de certaines données contemporaines et de volonté de déni, de fulgurances et de fermeture, qui me parait caractéristique, assez largement, de la mouvance souverainiste. Je l’écoute régulièrement, il m’intéresse souvent et m’irrite tout aussi souvent. J’ai l’impression d’un grand talent empêtré dans « l’anti-politiquement correct », qui me semble une prison mentale aussi impitoyable que le politiquement correct, la volonté de choquer en plus – mais il répudierait bien sûr ce portrait. On voit d’ailleurs dès cet ouvrage que ce qui m’apparaît un piège dans lequel il est tombé n’est que le renforcement par l’exposition médiatique de tendances constitutives de son esprit.

L’ouvrage a été publié avant la campagne de 2002. Jacques Chirac est alors confiné à l’Élysée depuis la dissolution ratée de 1997. Eric Zemmour décrit un double phénomène : sa longue marche vers le pouvoir depuis son entrée en politique sous le patronage de Georges Pompidou,  et la déliquescence de la synthèse gaulliste des années 1970 à la fin des années 1990.

Une synthèse comme on sait fragile (elles le sont toutes) qui reposait sur la réaffirmation nationale, l’affermissement de l’État comme sauvegarde de la souveraineté nationale, et l’impératif de modernisation comme élément-clef de la grandeur nationale. Et sur le déni stratégique de plusieurs évidences : l’implication de l’État (et de la France) dans le régime de Vichy, le peu d’espace laissé à la politique extérieure française par l’affirmation des deux super-grands durant la guerre froide et par la décolonisation, l’ampleur des mutations sociétales engendrées par l’entrée de la France dans la société de consommation, l’impossibilité de nier la contrainte économique dans une économie de plus en plus ouverte. On peut certes extraire des convictions majeures et longtemps maintenues de la pratique du pouvoir du général de Gaulle, à condition de fermer les yeux sur les accommodements avec la réalité, qui vont parfois jusqu’au franc revirement, masqué par des idées fourre-tout comme celle de la participation.

Une synthèse efficace pour le redressement national et le difficile maintien de la paix civile au sortir de la Seconde guerre mondiale et durant les toutes premières années de la cinquième république ; une synthèse dont les limites apparaissent, ce qu’on ne voit pas dans le livre d’Éric Zemmour, dès le début des années 1960.

Une synthèse à la fois simplificatrice et performante aux heures de péril. Une synthèse qui ne peut se maintenir en régime normal qu’au prix d’un discours apocalyptique de moins en moins crédible et d’un déni du réel de plus en plus manifeste. Ce dont témoignent les aménagements apportés par les deux grands pragmatiques que furent (aussi) Charles de Gaulle et Georges Pompidou.

C’est tout le problème de L’homme qui ne s’aimait pas : c’est une merveilleuse analyse de psychologie historique, qui repose sur une vision totalement instable (sur le plan intellectuel) des contraintes actuelles de la situation politique – actuelles, car je pense que ces contraintes n’ont pas changé en profondeur depuis les années 1970.

Vision instable : en permanence, Éric Zemmour oscille entre le procès d’une abdication des politiques face à une réalité qui lui déplait (libérale et européenne, « démocrate-chrétienne » et « droit-de-l’hommiste ») et à des tendances de la société contemporaine qui lui déplaisent (toutes les mutations « sociétales », pour aller vite, les changements des rapports homme-femme, la crise de la famille, l’affirmation des minorités) d’une part, et d’autre part un sentiment aigu que ces mutations sont irréversibles. Dilemme classique des conservateurs : ils ne peuvent se maintenir dans le champ politique, qu’en refusant une vision globale de la modernité et en analysant celle-ci.

Être conservateur, cela peut être se sentir libre face aux progressistes naïfs, ceux qui affirment que tout changement, toute évolution est progrès. C’est d’ailleurs pour cela que la lecture des conservateurs, voire des réactionnaires, est parfois défoulante : ils évitent bien des naïvetés convenues ou intéressées, bien des lâchetés intellectuelles. Mais être conservateur, cela peut être aussi condamner tellement fortement tous les changements survenus durant les dernières décennies (en l’occurrence, depuis les années 1960), que l’on s’enferme dans une déploration stérile.

Ainsi, derrière ce diagnostic impitoyable des faiblesses et des revirements de Jacques Chirac, aigu et précieux pour les historiens, diagnostic impitoyable et qui pourtant n’est pas dénué de sympathie pour cet homme qui se fuit et cherche l’action avant le sens, on trouve, dès 2002, tout l’argumentaire dans lequel s’enferment, à mon sens, les souverainistes : un culte mélangé de la République et du gaullisme, dont on ne mesure pas les tensions internes, qui ne parvient pas à déboucher sur un véritable projet politique, parce que le souverainisme ne s’appuie que sur les contestations nées au sein d’un « peuple » mythifié, sans pouvoir se coupler à aucune des dynamiques sociales effectivement à l’œuvre.

Je mesure mieux à la lecture de l’ouvrage d’Éric Zemmour (que je tiens pour un grand ouvrage) tout ce qui me sépare de cette école : il peut y avoir bien des audaces en politique, de grands succès stratégiques, des moments décisifs. Mais un projet global ne réussit dans le long terme que s’il peut s’appuyer non pas sur l’ensemble des dynamiques à l’œuvre dans la société (certaines peuvent être nuisible, et tout accepter serait mener la politique du chien crevé au fil de l’eau), mais sur certaines d’entre elles, éventuellement en les jouant contre les autres. Le moteur du bateau que l’on pilote, c’est le formidable et fourmillant mouvement d’une société, où les logiques collectives et individuelles, les micro-décisions et les grands courants dégagent une énergie considérable. Les souverainistes, aujourd’hui, pilotent un bateau sans moteur. C’est pour cela qu’ils ne parviennent pas à dégager un avenir possible et désirable.

mercredi 16 juillet 2008

Réforme, réformes

Nous avons pris l’habitude en France d’opposer à tout bout de champ les « réformateurs » aux « conservateurs ». Cette grille en apparence logique a deux défauts majeurs. Le premier est de faire croire qu’être conservateur est être partisan du statu quo. Hors, en Grande-Bretagne, en Allemagne, aux Etats-Unis, des partis considérés comme « conservateurs », et qui se désignent parfois ainsi eux-mêmes (les conservateurs anglais, la CDU allemande, les Républicains américains) ont procédé à des nombre de réformes. Qui peut considérer Margaret Thatcher, Ronald Reagan, Helmut Kohl ou Angel Merckel comme des partisans du statu quo ?
Chez nous, les forces conservatrices ont été marginalisées, et se sont assez souvent marginalisées elles-mêmes en refusant le tournant libéral et démocratique : les « royalistes » avec leur frange ultra, devenus « légitimistes » après 1830, les monarchistes des années 1870, malgré quelques tentatives de les remettre dans le jeu, pour élaborer un conservatisme à l’anglaise : ce fut le rêve de Chateaubriand en son temps, ce fut aussi celui du pape Léon XIII quand il lança en 1890-1892 la politique de « Ralliement » des catholiques français à la République. Il n’y a donc eu personne pour tenter d’allier fidélité aux forces traditionnelles et intégration dans le jeu démocratique, du moins explicitement…
Opposer des « réformistes » aux « conservateurs » alors que personne ne se dit en France « conservateur » et que tous les candidats aux présidentielles et tous les partis sont obligés, en démocratie, de proposer des réformes, ne nous aident pas tellement à penser le débat contemporain : les 35 heures, en 1997, étaient une réforme, leur neutralisation actuelle en est une autre. Nous avons donc besoin, pour penser la politique contemporaine, d’une typologie des réformes. J’en propose une, schématique.
Je repars pour cela du débat entre Edmund Burke et Thomas Paine, deux grands penseurs britanniques, au moment de la Révolution française. Burke était critique de la Révolution, et Paine en était chaudement partisan, alors que tous deux étaient des libéraux. Burke critiquait les droits de l’homme, la nouvelle constitution française et leur prétention à refonder, à partir de principes abstraits et absolus, l’ordre politique. Il pensait que les « améliorations » ne pouvaient être apportées à l’ordre politique que de manière très progressive, en respectant la tradition nationale et la nature des choses. Paine au contraire pensait que Burke promouvait la « démocratie des morts » en étouffant les vivants sous le poids de la tradition. Suivre les principes nouveaux était un acte libérateur, il fallait s’affranchir de la pesanteur des héritages…
Nous pouvons tirer de là deux conceptions de la réforme, un conception « radicale » et une conception « conservatrice ». La conception radicale pose d’abord les principes, et considère que la réalité doit s’y adapter. On peut prendre deux exemples, l’un malheureux, l’autre heureux : les 35 heures déjà citées, et la loi sur la parité. Une réforme radicale peut débloquer une situation (comme dans toutes les formes de l’affirmative action, et dans le cas de la parité qui contribue à promouvoir la place des femmes en politique) et parfois peut ne pas atteindre ses objectifs, voire nuire, parce qu’elle méprise la réalité (comme dans le cas des 35 heures).
La conception conservatrice de la réforme considère qu’il faut adapter les lois à la réalité sociale, économique, nationale, internationale, et aux contraintes que cette réalité impose. Si le terme de « conservatrice » gêne – et c’est pour longtemps le cas en France », on peut appeler ce type de réforme des réformes d’adaptation. Les réformes du marché du travail, comme une éventuelle réforme de l’hôpital, peuvent entrer dans cette catégorie. On pourrait également risquer l’expression de réforme pragmatique.
Burke était un avocat de la prudence politique, de ce qu’on appellerait le réalisme, et n’envisageait pas le nouveau monde démocratique qui s’annonçait. Par contre, il a prévu la Terreur dès les débuts de la Révolution française. Paine était un avocat d’une politique reposant sur des principes absolus, démocratiques, affirmés sans concessions : il entrevit nos démocraties modernes, mais fit un passage dans les geôles de Robespierre qui dut réjouir son adversaire. Tous les camps pratiquent un dosage de radicalisme et de conservatisme : Burke n’aurait sûrement pas approuvé l’intervention américaine en 2003, et le plan de démocratisation du Moyen-Orient (les « dominos démocratiques ») porte la marque de l’optimisme painien…
Ajoutons enfin, pour finir une réforme optimiste, que certaines réformes peuvent être justifiables sur le plan des principes universels comme sur celui du réalisme pragmatique : ainsi, la proclamation en 1882 de l’obligation scolaire par Jules Ferry…