Les essais politiques vieillissent vite, et les biographies
à chaud d’hommes politiques encore plus vite. On y trouve bien des
renseignements utiles et le climat de l’époque. Souvent, ils changent
rapidement de statut : d’abord ouvrages éclairants, orientant nos
jugements, ils deviennent des documents historiques plus ou moins imparfaits en
quelques années. Pourtant, certains échappent à la règle.
Comme ces vieux ouvrages d’histoire injustement méprisés,
ils demeurent éclairants et, quand bien même on voit leurs limites, ils nous
offrent encore des grilles. Certains de ces ouvrages restent, finalement, des
œuvres au sens noble du terme.
C’est le cas de L’homme
qui ne s’aimait pas, d’Éric Zemmour (Balland, 2002). J’ai eu la curiosité
de le relire pendant ces vacances, parce qu’un de mes étudiants travaille sur
Jacques Chirac, et parce qu’Eric Zemmour m’intrigue par son mélange de finesse
et d’esprit systématique, de conscience aiguë de certaines données
contemporaines et de volonté de déni, de fulgurances et de fermeture, qui me
parait caractéristique, assez largement, de la mouvance souverainiste. Je
l’écoute régulièrement, il m’intéresse souvent et m’irrite tout aussi souvent.
J’ai l’impression d’un grand talent empêtré dans « l’anti-politiquement
correct », qui me semble une prison mentale aussi impitoyable que le
politiquement correct, la volonté de choquer en plus – mais il répudierait bien
sûr ce portrait. On voit d’ailleurs dès cet ouvrage que ce qui m’apparaît un
piège dans lequel il est tombé n’est que le renforcement par l’exposition
médiatique de tendances constitutives de son esprit.
L’ouvrage a été publié avant la campagne de 2002. Jacques
Chirac est alors confiné à l’Élysée depuis la dissolution ratée de 1997. Eric
Zemmour décrit un double phénomène : sa longue marche vers le pouvoir
depuis son entrée en politique sous le patronage de Georges Pompidou, et la déliquescence de la synthèse gaulliste
des années 1970 à la fin des années 1990.
Une synthèse comme on sait fragile (elles le sont toutes)
qui reposait sur la réaffirmation nationale, l’affermissement de l’État comme
sauvegarde de la souveraineté nationale, et l’impératif de modernisation comme
élément-clef de la grandeur nationale. Et sur le déni stratégique de plusieurs
évidences : l’implication de l’État (et de la France) dans le régime de
Vichy, le peu d’espace laissé à la politique extérieure française par l’affirmation
des deux super-grands durant la guerre froide et par la décolonisation, l’ampleur
des mutations sociétales engendrées par l’entrée de la France dans la société
de consommation, l’impossibilité de nier la contrainte économique dans une
économie de plus en plus ouverte. On peut certes extraire des convictions
majeures et longtemps maintenues de la pratique du pouvoir du général de
Gaulle, à condition de fermer les yeux sur les accommodements avec la réalité,
qui vont parfois jusqu’au franc revirement, masqué par des idées fourre-tout
comme celle de la participation.
Une synthèse efficace pour le redressement national et le
difficile maintien de la paix civile au sortir de la Seconde guerre mondiale et
durant les toutes premières années de la cinquième république ; une
synthèse dont les limites apparaissent, ce qu’on ne voit pas dans le livre d’Éric
Zemmour, dès le début des années 1960.
Une synthèse à la fois simplificatrice et performante aux
heures de péril. Une synthèse qui ne peut se maintenir en régime normal qu’au
prix d’un discours apocalyptique de moins en moins crédible et d’un déni du
réel de plus en plus manifeste. Ce dont témoignent les aménagements apportés
par les deux grands pragmatiques que furent (aussi) Charles de Gaulle et
Georges Pompidou.
C’est tout le problème de L’homme qui ne s’aimait pas : c’est une merveilleuse analyse
de psychologie historique, qui repose sur une vision totalement instable (sur
le plan intellectuel) des contraintes actuelles de la situation politique –
actuelles, car je pense que ces contraintes n’ont pas changé en profondeur
depuis les années 1970.
Vision instable : en permanence, Éric Zemmour oscille
entre le procès d’une abdication des politiques face à une réalité qui lui
déplait (libérale et européenne, « démocrate-chrétienne » et « droit-de-l’hommiste »)
et à des tendances de la société contemporaine qui lui déplaisent (toutes les
mutations « sociétales », pour aller vite, les changements des
rapports homme-femme, la crise de la famille, l’affirmation des minorités) d’une
part, et d’autre part un sentiment aigu que ces mutations sont irréversibles. Dilemme
classique des conservateurs : ils ne peuvent se maintenir dans le champ
politique, qu’en refusant une vision globale de la modernité et en analysant
celle-ci.
Être conservateur, cela peut être se sentir libre face aux
progressistes naïfs, ceux qui affirment que tout changement, toute évolution
est progrès. C’est d’ailleurs pour cela que la lecture des conservateurs, voire
des réactionnaires, est parfois défoulante : ils évitent bien des naïvetés
convenues ou intéressées, bien des lâchetés intellectuelles. Mais être
conservateur, cela peut être aussi condamner tellement fortement tous les
changements survenus durant les dernières décennies (en l’occurrence, depuis
les années 1960), que l’on s’enferme dans une déploration stérile.
Ainsi, derrière ce diagnostic impitoyable des faiblesses et
des revirements de Jacques Chirac, aigu et précieux pour les historiens,
diagnostic impitoyable et qui pourtant n’est pas dénué de sympathie pour cet
homme qui se fuit et cherche l’action avant le sens, on trouve, dès 2002, tout
l’argumentaire dans lequel s’enferment, à mon sens, les souverainistes :
un culte mélangé de la République et du gaullisme, dont on ne mesure pas les
tensions internes, qui ne parvient pas à déboucher sur un véritable projet
politique, parce que le souverainisme ne s’appuie que sur les contestations
nées au sein d’un « peuple » mythifié, sans pouvoir se coupler à
aucune des dynamiques sociales effectivement
à l’œuvre.
Je mesure mieux à la lecture de l’ouvrage d’Éric Zemmour
(que je tiens pour un grand ouvrage) tout ce qui me sépare de cette école :
il peut y avoir bien des audaces en politique, de grands succès stratégiques,
des moments décisifs. Mais un projet global ne réussit dans le long terme que s’il
peut s’appuyer non pas sur l’ensemble des dynamiques à l’œuvre dans la société
(certaines peuvent être nuisible, et tout accepter serait mener la politique du
chien crevé au fil de l’eau), mais sur certaines d’entre elles, éventuellement
en les jouant contre les autres. Le moteur du bateau que l’on pilote, c’est le
formidable et fourmillant mouvement d’une société, où les logiques collectives
et individuelles, les micro-décisions et les grands courants dégagent une
énergie considérable. Les souverainistes, aujourd’hui, pilotent un bateau sans
moteur. C’est pour cela qu’ils ne parviennent pas à dégager un avenir possible
et désirable.