dimanche 26 avril 2009

Situation révolutionnaire ?


Dominique de Villepin n’y pas été par quatre chemins en évoquant un « risque révolutionnaire » dans notre pays. On peut se contenter de voir dans ce propos une provocation pour exister médiatiquement, mais aussi prendre au sérieux cette assertion. D’autant plus que l’on entend ailleurs des jugements similaires.
Qu’est-ce qui peut aller dans ce sens ? Incontestablement, la crise générale de la légitimité démocratique en France. Je n’irai pas par quatre chemins : pour nombre de nos contemporains, il est clair que la contestation n’a pas à se soucier de légalité.
Il apparaît normal que les personnels ou étudiants grévistes « bloquent » une université, que des assemblées générales qui n’ont d’autre légitimité que celles qu’elles s’arrogent prennent des « décisions » qui se proclament légales, et que la liberté de travailler ne soit qu’un mot. Les leaders d’un grand parti de gouvernement peuvent refuser de condamner les séquestrations de patrons ou de cadres, le sac de bâtiments publics peut être analysé comme une simple réaction de « colère ». Nous sommes habitués à cela. On peut s’en indigner ou pas, mais nous sommes à mille lieues de l’ « esprit républicain » ou du « pacte républicain » que les discours politiques de droite et de gauche célèbrent, dans la mesure où d’un point de vue républicain français, type IIIème République, c’est la loi, votée par les représentants du suffrage universel, qui « tient ensemble » les citoyens. Le citoyen n’est pas seulement la personne engagée dans la vie publique : la « virtus » lui fait aussi préférer l’intérêt général au sien propre, et ne pas suivre seulement les lois conformes à son intérêt.
Nous n’en sommes pas seulement à mille lieues parce que de méchants subversifs nous attaqueraient, animés de mauvaises intentions ! Nous en sommes à mille lieues parce que plus personne, sous la cinquième république, ne fait la différence entre l’État, dont le chef est le leader de fait de la « majorité présidentielle », et le gouvernement. Quand les commentateurs eux-mêmes posent comme le remède à l’illégalité une action plus modérée et plus négociée du gouvernement, ils sont dans cette confusion. Une action plus modérée et plus négociée est souhaitable pour améliorer les réformes, et Dieu sait si certaines en ont besoin. La répression de l’action illégale est du domaine de la sauvegarde de l’État de droit, qui n’est pas seulement attaqué quand la puissance publique viole les libertés des citoyens. Il l’est aussi quand la puissance publique les laisse violer.
De ce point de vue, les moulinets verbaux autoritaires et la rhétorique syndicale ont le même effet : les institutions en place, les corps constitués, ne sont que des obstacles empêchant la volonté politique, pseudo-autoritaire ou pseudo-révolutionnaire, de s’exprimer. On brise ainsi toutes les médiations entre des citoyens d’opinions divergentes.
Les institutions que les autoritaires et les pseudo-révolutionnaires méprisent sont pourtant irremplaçables : elles sont le lieu où l’on peut parler calmement. La France actuelle est dominée par les cris, les indignations plus ou moins sincères, les slogans et les caricatures. Elle est l’enjeu d’une empoignade interminable entre la fraction de la classe politique temporairement au pouvoir et les 10 ou 15 % de la population qui constituent la France militante, ne reconnaissant de légitimité qu’associative ou « spontanée ».
Dans ce mode de représentation déformant s’expriment pourtant de vraies requêtes, urgentes et contradictoires : le besoin d’ordre et de modernisation, la souffrance sociale, la peur du lendemain, le sentiment d’injustice. Sans aucune chance de transformer durablement quoi que ce soit. Alors, de ce blocage, peut-il naître une révolution ? C’est faire beaucoup d’honneur aux protagonistes de ce drame en trompe l’œil que de le croire. Tant que les personnes mobilisées ne défendent que leur intérêt (et c’est le cas de tous les mouvements actuels, malgré l’habillage rhétorique qui m’évoque la sincérité des publicités bancaires), elles ne soulèvent qu’elles-mêmes. Nulle mystique politique n’est au rendez-vous. Faux autoritaires et faux révolutionnaires peuvent faire beaucoup de dégâts. Mais les trépignements d’impatience et les colères infantiles manquent de la persévérance qui crée de vrais bouleversements.

mardi 14 avril 2009

élucubrations historiennes en Normandie


Toutes les temporalités forment des strates qui constituent notre paysage. Le village où je séjourne souvent est divisé en deux petites agglomérations, C.-Bourg et C.-Plage, séparées de deux ou trois kilomètres, avec, entre les deux, un petit groupe de maisons. Pour un achat, je prends parfois la voiture et cette route qui traverse presque tout le territoire communal. On quitte le bord de mer, on passe près d’une grande surface, symbole s’il en est de la société de consommation et de ses facilités que nous ne voyons plus. Puis, on longe des champs. Plusieurs siècles de culture. Sur la gauche, un marais où l’on doit chasser depuis plusieurs centaines d’années. À cause du décalage des vacances de printemps, je croise de nombreuses voitures au chauffeur solitaire, homme ou femme qui rentre du travail caennais.
La rurbanisation, qui s’est amplifiée dans les années 1970, a ainsi modifié C.-Bourg ; j’y entre pourtant par le côté ancien, dominé par un bâti de pierres beige foncé. Si je poursuivais sur deux-cents mètres, je pourrais parcourir la grosse moitié sud du village (la Commune a passé les 2000 habitants, seuil fatidique et assez arbitraire, il faudrait s’habituer à parler d’une ville) ; les maisons y ont moins de trente ans, les jardins y sont soigneusement entretenus.
La course faite, je me gare une nouvelle fois sur le parking de la mairie. De là, on peut entrer dans la vieille église. Dans ce pays, les cimetières sont restés serrés autour des églises, ils ont échappé à la grande et nécessaire mise à l’écart du XVIIIème siècle. Une tombe datant de la monarchie de Juillet s’orne d’un monument curieux. On pousse une vieille porte…
La passion romantique des vieilles églises n’est pas nouvelle.

« Elle était triste et calme à la chute du jour,
L’église où nous entrâmes ;
L’autel sans serviteur, comme un cœur sans amour,
Avait éteint ses flammes. »

L’église de C. n’en est pas là où était celle d’Hugo en 1834, quand bien même on n’y dit plus la messe chaque semaine. Qu’importe, nombreux sont ceux qui préfèrent, sans toujours se l’avouer, les églises vides et sombres. Je me dis parfois qu’ils forment une Église invisible, aux autres contours. L’édifice, au style indéfinissable, est d’une obscurité remarquable que combat en vain (et heureusement) une petite ampoule s’allumant automatiquement quand la lourde porte ce referme. Un « clic », puis le silence… On entre dans un autre temps, plus long, qui pour beaucoup se fond dans l’éternité. Je ne sais pas quand cette église a été construite, peut-être est-elle encore médiévale ici où là, tel pan de mur, telle statue… Elle témoigne du temps où cette commune était une paroisse, quand bien même aujourd’hui, parce que j’ai d’autres pensées et d’autres soucis en tête, elle me dit autre chose.
Si l’histoire est une expérience spirituelle, c’est-à-dire si elle engage toute la personne, alors je ne suis pas le seul à ressentir un sentiment d’apesanteur, dû au va-et-vient permanent avec toutes ces temporalités. Solidité d’une continuité, deuil d’une rupture, joie d’une nouveauté et d’une renaissance. Tout cela nous guette de manière permanente. Les émotions, les insatisfactions de la politique s’impriment dans le quotidien des activités, le virtuel se retrouve de temps à autre brutalement plaqué contre le réel, les ornières nous guident ou nous font basculer. Les espérances et les angoisses ont la vie dure.

samedi 11 avril 2009

Du besoin d'une "certaine idée de la France"


Dans ce climat de neurasthénie stérile, je ne peux m’empêcher de me faire une remarque. Les amis les moins systématiquement pessimistes, les moins désintéressés de l’avenir que je fréquente sont des hommes et des femmes qui suivent ce qui se passe à l’étranger. Qu’il s’agisse du monde anglo-saxon, de l’ancienne Europe de l’Est, de l’Asie, ou même de pays en grande difficulté, qui quelque part n’ont presque rien à perdre au jeu de l’avenir… D’autres (parfois les mêmes) échappent à la déprime franco-française parce qu’ils ont ce que j’appellerais un « arrière-plan », philosophique ou religieux. J’ajouterais : ou artistique, dans la mesure où l’art est une expérience spirituelle.
Dans le premier cas, on mesure l’importance de se faire une idée, même approximative, même indécise, de l’histoire universelle. Cette idée, elle était plus simple à concevoir pour nombre de Français du XIXe siècle : la France était en tête de l’humanité, à l’avant-garde. Rien de ce qui la concernait ne pouvait laisser le reste du monde indifférent. Par la Révolution française, elle avait élaboré la nouvelle formule qui conduirait le monde au bonheur. Elle avait commencé d’élaborer, comme le disait Jules Michelet dans les premiers temps de la monarchie de Juillet, « l’Évangile social » du nouveau monde.
Cette idée là a mal résisté aux épreuves de l’histoire : le vieux Michelet déjà, comme le montre Paule Petitier (dans Michelet, l’homme-histoire, Paris, Grasset, 2006) était pessimiste, brisé par la défaite de 1870. La Première guerre mondiale a marqué comme une flambée, comme un ultime et long sursaut de cette conviction que la France s’identifiait de manière privilégiée au destin du monde : la victoire de la « guerre pour le droit » devait aboutir à la construction d’un ordre international cohérent, du règne du droit après l’écrasement du « militarisme prussien ».
L’effondrement de 1940, les capitulations vichystes et la collaboration, les guerres d’Indochine et d’Algérie ont achevé de laminer cette idée, malgré la splendeur de la geste gaullienne. Comment les Français peuvent-ils concevoir la place de leur pays dans l’histoire universelle ? Peut-être faudrait-il pour cela passer de « l’exception » française à la singularité française, dont le concept n’uniformise pas le monde environnant. Réfléchir, un peu à la manière d’Hubert Védrine, à la place de notre pays, à la manière dont il s’inscrit ou pas dans certaines évolutions globales, à la manière dont il peut les infléchir, réfléchir sérieusement à ce qu’il veut pour l’Europe, au-delà du conte à dormir debout de la construction européenne « destinée à redonner à la France son rang de grande puissance » dont on a bercé nos enfances… Au fait que toutes les contraintes internationales ne sont pas forcément des contrariétés dont un pays-enfant s’impatiente, mais parfois des disciplines qui nous permettent d’avancer. Personne, parmi ceux qui regardent un peu ce qui se passe ailleurs, ne se demande s’il est « pour » ou « contre » la mondialisation, mais comment la France peut s’y insérer sans perdre ses atouts, et ce qu’elle peut y apporter.
Et on en vient au second vaccin : l’arrière-plan métaphysique. Je pense que si nous nous livrons pieds et poings liés à l’Histoire, si nous considérons que seuls les phénomènes historiques comptent, les réussites et les échecs, la prospérité et les crises, et que la seule mesure de la réussite humaine est le succès, nous ne pouvons que devenir rapidement déçus et amers, devant ces conflits durables, ces crises régulières, et toute la dose d’hypocrisie qui cimente les relations sociales. Il y a toujours au moins besoin de postuler un lieu de la permanence, de l’authenticité, un lieu où certaines valeurs qui nous sont chères sont hors d’atteinte de la médiocrité. Ce peut être une idée de la démocratie, une idée de la liberté, une idée de la justice, une idée de la dignité humaine, l’idée d’une immense pitié, d’une immense indulgence, peut-être même d’un immense humour par rapport à nos petitesses. Ce peut-être l’idée d’un lieu où tout cela se concilierait. Chez le général de Gaulle, c’était une idée de la France.
« Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l'inspire aussi bien que la raison. Ce qu'il y a en moi d'affectif imagine naturellement la France, telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle. J'ai d'instinct l'impression que la Providence l'a créée pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires. S'il advient que la médiocrité marque, pourtant, ses faits et gestes, j'en éprouve la sensation d'une absurde anomalie, imputable aux fautes des Français, non au génie de la patrie. Mais aussi, le côté positif de mon esprit me convainc que la France n'est réellement elle-même qu'au premier rang : que seules de vastes entreprises sont susceptibles de compenser les ferments de dispersion que son peuple porte en lui-même ; que notre pays tel qu'il est, parmi les autres, tels qu'ils sont, doit, sous peine de danger mortel, viser haut et se tenir droit. Bref, à mon sens, la France ne peut être la France sans grandeur. »
Ce qui me frappe, en relisant ce début célébrissime des Mémoires de guerre, c’est l’oscillation entre l’objectif et le subjectif, entre le « sentiment » et la « raison », l’ « affectif » et le « positif ». Je pense que d’une certaine manière, c’est ce qui permet à ce texte d’être reçu aujourd’hui encore : au-delà de l’invocation de la Providence, et alors même que le « premier rang » n’est pas toujours accessible, il respire l’amour de son pays, un amour qui distingue les médiocrités de la vie quotidienne et l’immensité des possibles. Ce balancement entre le subjectif et l’objectif participe, sans s’y réduire, d’un balancement entre l’idéal et la réalité. Rien n’y évoque une France frileuse, repliée sur elle-même et son passé. La France y est « parmi les autres » pays. La « grandeur » qu’elle doit chercher n’est pas un attendrissement larmoyant sur ses splendeurs passés, mais une ambition, un projet qui seul permet d’unir, même temporairement, ce pays ingouvernable et plein de ressources.