mardi 29 janvier 2013

Comprendre pour espérer ?


J’ai commencé en octobre une réflexion qui tente de mêler perspective historique et actualité, sous forme d’un article mensuel dans La Croix. Ces articles paraissent dans l’édition papier et sont dans la partie payante du site et je ne peux donc pas (c’est bien normal) les reproduire dans ce blog, mais je voudrais revenir dessus, parce qu’ils contribuent (j’espère) à dessiner un paysage, le paysage politique national – j’ai assez souvent déploré le flou de ses perspectives.

Le premier article, paru le 29 octobre 2012, concernait le Front national, qui venait de fêter ses trente ans. Il avançait deux idées.

La première concernait le nationalisme, et le paradoxe qui l’anime depuis l’origine, depuis les années 1880-1890 : ce courant politique place au-dessus de tout l’intérêt national, rêve de constituer une communauté nationale solidaire et puissante, et, dans la pratique, constitue une foyer de polémiques internes à la nation, dont il excommunie une partie notoire. Le gaullisme, à mon sens, est le seul courant rattachable au nationalisme qui a réussi, parce qu’il a su s’élargir, accueillir d’autres influences et porter un projet modernisateur, à se soustraire aux conséquences délétères de ce paradoxe.

La seconde idée portait davantage sur le Front national lui-même. Je mettais en relation sa croissance et son implantation, limitée mais solide, avec la crise de l’idée de progrès qui a commencé dans les années 1970. Peur de l’avenir, perception de la mondialisation avant tout comme une menace, impression, curieuse dans un grand pays, d’être membre d’une petite patrie fragile et menacée sont devenues largement partagées, et expliquent le peu de réactions efficaces face  à l’émergence d’une « nouvelle » composante de la vie politique française.

Le deuxième article, paru le 28 novembre, revenait sur un l’échec récurrent de la constitution d’un bipartisme à la française. Le projet est ancien (il avait déjà été soutenu par Gambetta), mais la Cinquième République offre de cet échec une illustration particulièrement frappante, puisque, surtout depuis 1962, nos institutions poussent au rassemblement des droites et des gauches en vue de l’élection présidentielle, élection qui a fini par « satelliser » les législatives. Je voyais dans cet échec le maintien de l’influence d’une tripartition aussi ancienne et aussi structurante que le clivage droite/gauche, celle qui oppose depuis le début du XIXe siècle les « bleus », les « rouges » et les « blancs », les premiers. Les bleus, fils de 1789, sont sensibles à une logique libérale, les rouges, héritiers de 1793 et des sans-culottes, rêve d’égalité et de démocratie directe, les blancs sont sensibles aux requêtes conservatrices d’ordre et d’enracinement. D’où deux lignes de fracture, qui traversent les gauches et les droites, et relativisent le clivage droite/gauche.

Le troisième article est paru le 7 janvier 2013. Il revenait sur la question de l’idée de progrès, après un détour par une idée que je caresse depuis quelques temps et qui m’est chère : la modernité politique est le lieu de la confrontation permanente de trois logiques, capables aussi de lier entre elles des alliances occasionnelles à géométrie variable.

La première est la logique libérale, promouvant la liberté individuelle et la nécessaire autonomie de la société civile. La seconde est la logique démocratique, orientée vers l’édification d’une communauté égalitaire et fraternelle, voire fusionnelle. La troisième est la logique conservatrice, appuyée sur la demande d’ordre et la requête d’enracinement (toute convergence avec la tripartition bleus/rouges/blancs n’est en aucune manière fortuite et demanderait simplement à être élucidée).
L’idée de progrès, si on veut qu’elle soit vraiment pensée et que l’invocation du progrès ne soit pas seulement un fétiche servant à réduire les opposants au silence, et si l’on veut qu’elle survivre à la faillite du communisme ou d’un optimisme libéral un peu béat, devra se montrer apte à prendre en compte ces trois logiques, qui correspondent, je crois, à trois requêtes fondamentales et légitimes de l’être humain.

Le quatrième article, paru le 30 janvier, quittait cette vision très générale pour revenir aux rapports du socialisme français et du pouvoir. Au-delà de tout ce qu’on a pu dire et écrire sur l’aspect brouillon et peu lisible de l’action du président de la République et du gouvernement, j’ai voulu dégager l’influence que le retour aux affaires peut avoir sur un courant politique majeur de la vie politique française. J’ai montré l’abandon définitif, et depuis longtemps préparé, d’un « socialisme d’État » qui a encore des nostalgique, et essayé de donner toute son importance à l’accord conclu récemment entre le MEDEF et la CFDT, accord dont on a parfois dénié le mérite à la nouvelle équipe, mais qui est le fruit de son initiative. Accord sous pression, certes, mais accord librement négocié. Expression d’un État qui apprend à « faire faire » plutôt qu’à faire directement.

Ces quatre articles vont dans le même sens : je voudrais dessiner le paysage où nous sommes pour signaler les possibilités d’action, les évolutions, et contribuer, à toute petite échelle, à secouer l’espèce de neurasthénie rageuse où nous nous complaisons. Je suis convaincu que la remise en perspective, que la connaissance du passé n’a rien à voir avec la nostalgie stérile et ne mène pas de manière obligée à une espèce de scepticisme boudeur.

jeudi 3 janvier 2013

Le souverainisme et la société


Les essais politiques vieillissent vite, et les biographies à chaud d’hommes politiques encore plus vite. On y trouve bien des renseignements utiles et le climat de l’époque. Souvent, ils changent rapidement de statut : d’abord ouvrages éclairants, orientant nos jugements, ils deviennent des documents historiques plus ou moins imparfaits en quelques années. Pourtant, certains échappent à la règle.
Comme ces vieux ouvrages d’histoire injustement méprisés, ils demeurent éclairants et, quand bien même on voit leurs limites, ils nous offrent encore des grilles. Certains de ces ouvrages restent, finalement, des œuvres au sens noble du terme.

C’est le cas de L’homme qui ne s’aimait pas, d’Éric Zemmour (Balland, 2002). J’ai eu la curiosité de le relire pendant ces vacances, parce qu’un de mes étudiants travaille sur Jacques Chirac, et parce qu’Eric Zemmour m’intrigue par son mélange de finesse et d’esprit systématique, de conscience aiguë de certaines données contemporaines et de volonté de déni, de fulgurances et de fermeture, qui me parait caractéristique, assez largement, de la mouvance souverainiste. Je l’écoute régulièrement, il m’intéresse souvent et m’irrite tout aussi souvent. J’ai l’impression d’un grand talent empêtré dans « l’anti-politiquement correct », qui me semble une prison mentale aussi impitoyable que le politiquement correct, la volonté de choquer en plus – mais il répudierait bien sûr ce portrait. On voit d’ailleurs dès cet ouvrage que ce qui m’apparaît un piège dans lequel il est tombé n’est que le renforcement par l’exposition médiatique de tendances constitutives de son esprit.

L’ouvrage a été publié avant la campagne de 2002. Jacques Chirac est alors confiné à l’Élysée depuis la dissolution ratée de 1997. Eric Zemmour décrit un double phénomène : sa longue marche vers le pouvoir depuis son entrée en politique sous le patronage de Georges Pompidou,  et la déliquescence de la synthèse gaulliste des années 1970 à la fin des années 1990.

Une synthèse comme on sait fragile (elles le sont toutes) qui reposait sur la réaffirmation nationale, l’affermissement de l’État comme sauvegarde de la souveraineté nationale, et l’impératif de modernisation comme élément-clef de la grandeur nationale. Et sur le déni stratégique de plusieurs évidences : l’implication de l’État (et de la France) dans le régime de Vichy, le peu d’espace laissé à la politique extérieure française par l’affirmation des deux super-grands durant la guerre froide et par la décolonisation, l’ampleur des mutations sociétales engendrées par l’entrée de la France dans la société de consommation, l’impossibilité de nier la contrainte économique dans une économie de plus en plus ouverte. On peut certes extraire des convictions majeures et longtemps maintenues de la pratique du pouvoir du général de Gaulle, à condition de fermer les yeux sur les accommodements avec la réalité, qui vont parfois jusqu’au franc revirement, masqué par des idées fourre-tout comme celle de la participation.

Une synthèse efficace pour le redressement national et le difficile maintien de la paix civile au sortir de la Seconde guerre mondiale et durant les toutes premières années de la cinquième république ; une synthèse dont les limites apparaissent, ce qu’on ne voit pas dans le livre d’Éric Zemmour, dès le début des années 1960.

Une synthèse à la fois simplificatrice et performante aux heures de péril. Une synthèse qui ne peut se maintenir en régime normal qu’au prix d’un discours apocalyptique de moins en moins crédible et d’un déni du réel de plus en plus manifeste. Ce dont témoignent les aménagements apportés par les deux grands pragmatiques que furent (aussi) Charles de Gaulle et Georges Pompidou.

C’est tout le problème de L’homme qui ne s’aimait pas : c’est une merveilleuse analyse de psychologie historique, qui repose sur une vision totalement instable (sur le plan intellectuel) des contraintes actuelles de la situation politique – actuelles, car je pense que ces contraintes n’ont pas changé en profondeur depuis les années 1970.

Vision instable : en permanence, Éric Zemmour oscille entre le procès d’une abdication des politiques face à une réalité qui lui déplait (libérale et européenne, « démocrate-chrétienne » et « droit-de-l’hommiste ») et à des tendances de la société contemporaine qui lui déplaisent (toutes les mutations « sociétales », pour aller vite, les changements des rapports homme-femme, la crise de la famille, l’affirmation des minorités) d’une part, et d’autre part un sentiment aigu que ces mutations sont irréversibles. Dilemme classique des conservateurs : ils ne peuvent se maintenir dans le champ politique, qu’en refusant une vision globale de la modernité et en analysant celle-ci.

Être conservateur, cela peut être se sentir libre face aux progressistes naïfs, ceux qui affirment que tout changement, toute évolution est progrès. C’est d’ailleurs pour cela que la lecture des conservateurs, voire des réactionnaires, est parfois défoulante : ils évitent bien des naïvetés convenues ou intéressées, bien des lâchetés intellectuelles. Mais être conservateur, cela peut être aussi condamner tellement fortement tous les changements survenus durant les dernières décennies (en l’occurrence, depuis les années 1960), que l’on s’enferme dans une déploration stérile.

Ainsi, derrière ce diagnostic impitoyable des faiblesses et des revirements de Jacques Chirac, aigu et précieux pour les historiens, diagnostic impitoyable et qui pourtant n’est pas dénué de sympathie pour cet homme qui se fuit et cherche l’action avant le sens, on trouve, dès 2002, tout l’argumentaire dans lequel s’enferment, à mon sens, les souverainistes : un culte mélangé de la République et du gaullisme, dont on ne mesure pas les tensions internes, qui ne parvient pas à déboucher sur un véritable projet politique, parce que le souverainisme ne s’appuie que sur les contestations nées au sein d’un « peuple » mythifié, sans pouvoir se coupler à aucune des dynamiques sociales effectivement à l’œuvre.

Je mesure mieux à la lecture de l’ouvrage d’Éric Zemmour (que je tiens pour un grand ouvrage) tout ce qui me sépare de cette école : il peut y avoir bien des audaces en politique, de grands succès stratégiques, des moments décisifs. Mais un projet global ne réussit dans le long terme que s’il peut s’appuyer non pas sur l’ensemble des dynamiques à l’œuvre dans la société (certaines peuvent être nuisible, et tout accepter serait mener la politique du chien crevé au fil de l’eau), mais sur certaines d’entre elles, éventuellement en les jouant contre les autres. Le moteur du bateau que l’on pilote, c’est le formidable et fourmillant mouvement d’une société, où les logiques collectives et individuelles, les micro-décisions et les grands courants dégagent une énergie considérable. Les souverainistes, aujourd’hui, pilotent un bateau sans moteur. C’est pour cela qu’ils ne parviennent pas à dégager un avenir possible et désirable.