mercredi 27 février 2013

Les modérés sans boussole


J’ai du mal à ne pas donner une interprétation historique (forcément très subjective) de l’opération tentée, autour du livre de Marcella Iacub, par le Nouvel observateur et par Libération. Politiquement, ce n’est pas ma paroisse, mais je m’intéresse depuis bien longtemps à la branche du socialisme qui me paraît la plus soucieuse de s’adapter à son temps et de procéder à un aggiornamento idéologique. J’ai tant d’amitiés dans cette gauche qui m’apparaît, sans que cela soit pour moi péjoratif, être un centre gauche. Et je n’oublie pas le Nouvel observateur qui, en pleine Union de la gauche, ne craignait pas de lancer « l’affaire Soljenitsyne » ; j’ai relu souvent les articles que François Furet y donnait, et qui ont été republiés.

Quant à Libération, elle a longtemps représenté pour moi, après 1981, une presse de gauche qui savait conserver son indépendance par rapport au pouvoir, avec un background culturel très différent de celui du Nouvel observateur.

Bref, dans la famille des modérés, qui est fondamentalement la mienne, ces deux titres, surtout le premier, ne me donnaient pas une impression de dépaysement. Tout au plus pouvait on y retrouver de temps à autre cette étrange caractéristique du centre gauche (et qu’on retrouverait dans l’autre sens au centre droit), ces bouffées de sectarisme identitaire sur des points mineurs, pour bien prouver que l’on appartient à son camp. Petitesses inévitables de l’engagement politique…

J’appréciais le souci de ne pas se couper de son temps, de chercher à s’ancrer dans les mutations de la société contemporaine, allié avec une exigence intellectuelle qui, souvent, n’était pas sans courage. Et je me disais que si la gauche de gouvernement devait retrouver un dynamisme idéologique, et nourrir à nouveau le débat politique français, il y avait là des lieux pour que ce dynamisme s’exprime.

La « une » du Nouvel observateur, les arguments lamentables donnés pour défendre cette initiative m’ont atterré. Tout a été dit, en quelques jours, sur les « qualités » littéraires de l’ouvrage, l’audacieuse, profonde et novatrice théorie selon laquelle il y a du cochon dans l’homme. Tout a été dit aussi, par ceux que le procédé indignait :  1) deux organes qui avaient assez largement soutenu DSK… 2) et qui achevaient de frapper un homme à terre… 3) dans le but de se faire du fric (l’expression « gagner de l’argent » est un peu trop noble en l’espèce).

Je crois depuis longtemps que la famille modérée (je n’ose dire libérale, mais il y a de cela) est en crise sur le plan idéologique. Après le renouveau des années 1970 et 1980, où l’on redécouvrait la démocratie libérale en s’interrogeant sur le modèle républicain, un net repli s’est amorcé. D’une certaine manière, les modérés n’ont pas surmonté la fin de la guerre froide et la disparition de l’adversaire communiste. Ils ne se sont pas adaptés idéologiquement à la disparition des grandes idéologies, pour se lancer dans une réflexion plus fine, plus programmatique, plus modeste et plus courageuse. Ils ne se sont pas préoccupés d’articuler les impératifs de la modernisation et l’héritage républicain, l’engagement européen et l’identité nationale. Ils n’ont en fait pas su toucher terre.

D’où la juxtaposition insupportable d’un discours platement conformiste, d’un moralisme politique où, comme le disait Ferdinand Buisson, un confus mécontentement d’autrui cache un grand contentement de soi, et du culte de l’argent confondu avec l’acceptation de l’économie de marché. L’habillage sectaire d’une politique modéré, l’usage de la morale exclusivement pour juger le comportement de ses adversaires politiques (ou des amis qu’on lâche), la confusion entre la prise en compte des réalités économiques et le souci exclusif de ses intérêts : tous ces caractères désignent une image absolument inversée du Nouvel Observateur des années 1970 et 1980.

Les élections italiennes sont venues pas là-dessus. Mario Monti, 10 %... je me dis que les modérés, ceux qui sont à la fois européens, libéraux, sociaux, républicains, vont devoir lutter pied à pied contre des adversaires qui vont de plus en plus les présenter comme des serviteurs intéressés du monde de la finance, sourds à la misère des peuples. Que la dimension d’explication patiente va devoir être de plus en plus importante.  Et que les modérés vont être souvent les seuls à devoir élever le débat… en écrivant cela, il vaut mieux que je n’aie pas sous les yeux la Une du Nouvel Observateur.