dimanche 20 juillet 2014

Pensum sur la démocratie française face à l'Europe



J’ai longuement réfléchi aux résultats des dernières élections européennes, à cette crise jumelle qui touche l’Europe des démocraties et la démocratie française. Réfléchissant, j’ai laissé passer la vague des commentaires à chaud, charriant un mélange d’intuitions remarquables, d’études précises réalisées en un temps record, de confirmations forcées de diagnostics préétablis et de règlements de comptes portés par la passion politique. J’ai laissé aussi se déposer la mélancolie politique qui fait le fonds de ma génération d’intellectuels. Nous nous sommes énervés, au sens ancien du terme, nous avons laissé s’émousser nos réactions et notre faculté d’analyse, à force de regarder les mêmes problèmes ne pas recevoir de solution depuis trente ans au moins et la communauté nationale s’enfoncer dans une sorte de dépression collective : si, comme on le dit, la France combine actuellement un niveau vie proche de celui de l’Allemagne et un moral proche de celui de l’Afghanistan, cet état de choses n’est pas advenu d’un coup.

Prolégomènes

La volonté de pragmatisme et le refus d’une globalisation idéologique m’ont aidé à produire des analyses – mais ils sont aussi un frein à la perception globale d’un phénomène. On peut vite en venir à une sorte d’autocensure intellectuelle, que seule une réflexion longue peut permettre d’essayer de surmonter.
 
Pour commencer, je ne crois pas que l’on puisse purement et simplement lire la crise de la démocratie française comme une crise de « la démocratie » tout court. Elle y tient cependant, et en même temps, elle s’enracine dans certaines de nos spécificités nationales, qui ne sont en elles-mêmes ni dans atouts, ni des handicaps, mais qui peuvent générer des difficultés spécifiques à certains moments de l’Histoire globale et de notre Histoire nationale.

Une crise globale de la démocratie ?

Depuis mon enquête sur le socialisme, que je tente de compléter par une réflexion sur le libéralisme et sur le conservatisme, et à force de passer du temps à lire les réflexions à chaud (ou plus élaborées) des hommes et des femmes du passé, à force aussi de pratiquer pour mon compte le commentaire remis en perspectives de questions d’actualité, j’en suis venu non pas à des découvertes, mais à une vision de la démocratie comme un système « dialectique », c’est-à-dire animé de contradictions parfois motrices, parfois paralysantes et toujours problématiques. Il s’agit d’une dialectique plus proche de celle de Proudhon (qui pensait que la politique était une incessante quête d’équilibre entre des forces antagonistes) que de celles de Hegel ou de Marx, qui ouvrent la possibilité d’un dépassement. René Rémond disait que le pluralisme était inséparable de l’histoire politique, et je crois qu’il est, intériorisé, la condition de toute pensée historique qui ne veut pas devenir un système clos et inopérant (dans le meilleur des cas).
 
Les tensions de la démocratie, Tocqueville dans les deux volumes de sa Démocratie en Amérique (1830-1845) et bien plus tard Raymond Aron dans un petit livre relativement méconnu (Les Désillusions du progrès, 1969, décrivant une « dialectique de la démocratie »), les ont déjà inventoriées. Elles tiennent toutes au rapport entre le droit et le fait, entre l’idéal et la réalité, entre la théorie et la pratique. Edmund Burke les a perçues (et utilisées dans un sens hostile à la Révolution française) dès la rédaction de ses Réflexions sur la Révolution en France publiées en 1790. La polémique qui s’ouvrit alors entre Thomas Paine et lui est une des plus révélatrices de cette tension entre l’idéal et la réalité.
 
L’idée démocratique par excellence que le pouvoir vient du peuple entre immédiatement en tension avec l’impossibilité pratique d’un exercice direct du pouvoir par celui-ci. Le terme de « souveraineté nationale » choisi par les Constituants est destiné à permettre la représentation politique (dont Rousseau, comme on sait, ne voulait pas). Mais nul ne peut empêcher que la légitimité des représentants élus soit remise en question ; le principe majoritaire, sous quelque forme qu’on l’adopte, suppose toujours une certaine abnégation de la part des citoyens qui ne sont pas représentés, à quelque niveau que ce soit, par quelqu’un qu’ils n’ont pas choisi.
 
Le fondement de la liberté n’a rien perdu de sa force d’attraction ; mais lui aussi peut engendrer des frustrations. Celle-ci est essentiellement une autonomie du choix, un respect de l’autre dans des choix. Mais la question des conditions concrètes de la liberté de choix est vite devenue lancinante. Aux droits-libertés se sont ajoutés des droits-créances. L’État ne pouvait rester l’impassible garant des droits de chacun, il s’est transformé, tout au long des XIXe et XXe siècles, en agent du réel exercice de ceux-ci. Comment proclamer la liberté de conscience sans se soucier de garantir à chacun un minimum d’éducation ? L’avènement de la société de consommation a enfin mis en avant, autour des années 1960 et 1970, une autre figure de la liberté, celle-là politiquement plus redoutable : faute de mieux, je l’appellerai celle de la « liberté-désir ». Être libre, ce n’est alors pas seulement que l’on ne m’empêche pas d’accomplir mes projets, ce n’est même plus qu’on me place dans une position la plus égale possible avec mes éventuels concurrents, c’est que l’on me garantisse que je réussirai à les accomplir. Je ne suis libre qu’à partir du moment où j’ai ce que je veux. Dès lors, tout échec, toute insatisfaction peut être portée au débit de la puissance publique, directement comptable de tous les aspects frustrants de l’existence.
 
Tout a été dit dans cette perspective sur l’égalité. Mais, d’une certaine manière, la difficulté posée par la différence entre l’égalité juridique et l’égalité socio-économique a été en partie résolue par deux concepts et par une gigantesque expérience historique. Les deux concepts, qui mûrissent au XIXe siècle, sont celui de « l’égalité des chances » et celui de « solidarité ». Issus du socialisme (saint-simonien) et du radicalisme républicain, ils sont compatibles avec le libéralisme dont ils pallient les déficiences, et le second a rencontré les préoccupations de l’aile démocratique du catholicisme social. Ces deux impératifs sont bien sûr très difficiles à mettre en œuvre de manière satisfaisante, mais ils sont traduisibles dans des politiques concrètes. L’expérience historique est celle du communisme soviétique, dont la tentative d’éradiquer tout ce qui s’opposait à une égalité concrète totale s’est abîmée dans la terreur d’État et la bureaucratie, interdisant désormais de voir dans l’égalité juridique un simple cache-misère des inégalités sociales.
 
L’idée de justice sociale est elle-même à la fois sublime et périlleuse, surtout à partir du moment où la « liberté-désir » s’installe dans le paysage politique. Qu’entend l’opinion quand on évoque la justice sociale ? Nous ne sortons jamais de l’ambigüité du « - C’est pas juste ! » des enfants. Ils le disent parfois avec une sincérité bouleversante, et c’est alors une protestation contre la cruauté du monde, et une des  plus belles incitations à lutter contre toutes les situations où le faible est cyniquement écrasé par le fort. D’autre fois, le « - C’est pas juste ! » signifie juste que l’enfant n’a pas obtenu ce qu’il voulait.  Les gouvernements sont condamnés à démêler dans l’océan des revendications faites au nom de la justice sociale celles qui leur paraissent le mieux fondé de ce point de vue. Si les perspectives de réforme fiscale sont en générale bien accueillies, c’est à cause du nombre de ceux qui pensent que dans un système fiscal « juste » ils paieraient moins d’impôts. Si les réformes fiscales sont si difficiles à mettre en œuvre, c’est qu’avec ce critère très particulier de la justice, les mécontents sont rapidement très nombreux.
 
Il ne s’agit pas ici de disqualifier ici les principes démocratiques : ils sont facteurs et mesure du progrès. La démocratie est une marche compliquée vers l’horizon qu’ils dessinent, et il est remarquable que le désenchantement né de nombreuses décennies d’expérience réelle de la vie démocratique ne leur ait pas fait perdre leur force d’attraction. Mais les progrès observables ne peuvent empêcher un désenchantement démocratique, et les échecs ou reculs, même partiels, ne peuvent, en démocratie, être relativisés. Ajoutons à cela que les démocraties multiplient (et c’est heureux) contrepouvoirs et possibilités d’exprimer les mécontentements : on comprendra sans peine que l’existence des partis de gouvernement y est difficile.
 
Le rapport des gouvernants et de l’opinion est structurellement difficile en démocratie, et d’une difficulté accrue dans des sociétés de consommation et de communication. Mais les nôtres sont particulièrement en crise. Et nous en venons à la France.

Une crise française ?

Dans ce pays frondeur, ironique, culturellement très divers, très individualiste comme tous les pays où la sécularisation a passé sur un héritage catholique, une extraordinaire créativité se paie par une gouvernance périlleuse et par l’ampleur des forces centrifuges. Le rapport direct à l’universel, institué par la Révolution française, le goût du débat d’idées qui y correspond, a pour contrepartie une instabilité chronique et comme instituée. L’idée de Charles de Gaulle, selon laquelle la grandeur est nécessaire pour compenser la tendance nationale à l’émiettement, dit bien cela. Il est vain de déplorer cet état de choses, et particulièrement pour les amoureux de la diversité et de la liberté françaises. On trouve ailleurs bien d’autres saveurs, bien d’autres choses, on peut se plaindre de l’aspect heurté de nos révolutions, de l’alternance relevée par bien des historiens entre des phases de réformes rapides et des phases de stagnation, voire de déclin relatif. On peut se fatiguer de l’aspect psychodramatique de la psychologie politique des pays latins, mais, comme dit le proverbe, on ne peut avoir le beurre et l’argent du beurre.
 
La France est une construction politique, un très vieil État-nation d’abord forgé par le pouvoir royal qui s’est étendu sur des aires culturelles très variées. À partir des années 1770, la monarchie est entrée en crise, ne sachant plus que faire de sa noblesse, ne parvenant plus à intégrer les forces montantes du tiers état, ni à intégrer ou réguler les nouvelles aspirations. Elle a raté sa réforme, perdu son aura sacrale, n’a pu rester l’incarnation d’un compromis structurel entre l’ancien et le nouveau, entre la tradition et le vent du large. Mais elle avait commencé à forger un État, et l’œuvre la plus durable de Napoléon Bonaparte fut la reprise de ce travail, dans les conditions nouvelles crées par l’ébranlement révolutionnaire. La France n’est pas devenue républicaine en 1792 ; elle ne pouvait plus redevenir monarchiste. L’État s’est trouvé investi de la continuité nationale, et c’est en acquérant sa culture que les républicains ont finalement gagné la longue bataille institutionnelle du XIXe siècle. Ils ont réussi, dans les années 1870 et 1880, à recueillir l’héritage des libéraux (longtemps partisans d’une monarchie constitutionnelle, voire parlementaire) et à rassurer les masses conservatrices tout en assumant pleinement les idées démocratiques, et en se coulant dans le moule de l’État napoléonien, construction transcendant les clivages politiques.
 
La République en France est un système intégrateur et évolutif, dont le fonctionnement reste très heurté. Les grandes phases réformatrices ont correspondu à des périodes où l’impératif de relèvement national était fort, partagé par des générations marquées par des désastres (1870, 1940…) et où le souci du pays et de l’État pouvait non pas supprimer (ce qui serait malsain) les clivages politiques, mais les utiliser raisonnablement pour faire sortir de la mêlée des réformes importantes. La tâche est plus compliquée dans les périodes où l’impératif de relèvement est moins clair : années 1920, France des années 1970 et 1980. Au XXe siècle, un nouveau défi surgit explicitement (il était déjà présent auparavant) dans l’agenda politique, en même temps qu’il est clairement identifié par l’opinion : la crise économique. L’inflation des années 1920, la crise de 1929 qui touche la France en 1931, les deux chocs pétroliers des années 1970… L’encodage politique français rend difficile d’avoir une réponse à la fois adaptée et durable à ces crises : le relèvement national doit alors se faire sans que le désastre ait été matérialisé pour toute la nation, et le jeu des forces centrifuges bat son plein. L’union nationale autour de Poincaré, en 1926, est tardive, limitée et il ne s’agit alors « que » d’une  crise monétaire, alors que les fondamentaux de l’économie sont positifs. Elle demeure une exception dans l’histoire politique française.
 
L’État a toujours été concerné, par le biais de son financement, par ces crises économiques : Poincaré fait un plan d’économies structurelles et crée une caisse d’amortissement de la dette, Laval, alors président du Conseil, tente en 1935 une politique de déflation qui comprime les dépenses publiques. De Gaulle en 1958 commence son exercice du pouvoir par un plan de rigueur. Mais beaucoup moins qu’aujourd’hui, car ses structures demeuraient largement inchangées et peu remises en question. Son extension et l’accroissement de son rôle économique et social, qui commence vraiment dans les années 1920, ont conduit cependant à son implication croissante dans les aléas de la conjoncture économique. 
 
L’État-providence et les politiques keynésiennes, critiquées par les monétaristes, ont changé la donne. Charles de Gaulle, persuadé que l’État est le garant de la souveraineté nationale, le place au cœur de sa politique de modernisation, poursuivant et amplifiant l’œuvre de la Ive République. Il édifie ainsi selon Jacques Lesourne un « modèle français », favorisant une certaine interpénétration des élites de l’État et des milieux dirigeants de l’économie française. Parallèlement, le socialisme français est très marqué jusqu’en 1982-1983 (et encore dans une bien moindre mesure jusqu’aux années 1990) par un « socialisme d’État » qui fait de l’État l’initiateur de la transformation sociale. Les deux axes structurants de la vie politique française, le gaullisme et le socialisme, se sont ainsi reposés sur la tradition française de valorisation de l’État en l’amplifiant.
 
Or, cet État doit relever aujourd’hui trois défis majeurs :
 
Celui de la décentralisation. Les changements de 1982 démultiplient l’action publique et la complexifient en plaçant l’État face aux collectivités locales. Pressentie par le général de Gaulle, la décentralisation oblige l’État à redéfinir son rôle : garant de l’intérêt général, il a désormais des interlocuteurs locaux porteurs de requêtes particulières. Potentiellement, l’adaptation des politiques publiques à la réalité des territoires en est accrue, mais le pilotage est devenu plus complexe. Et ce d’autant plus que la politique nationale et la culture (au sens le plus large) restent très parisiennes. Tous les récents débats autour du « mille-feuilles » illustrent la complexité des rapports entre autorités centrales et pouvoirs locaux, mais cette question se retrouve partout de manière très concrète, par exemple dans l’enseignement.
 
Celui de son financement. La crise des dettes souveraines pose la question du financement de l’État et de sa gestion : l’État est devenue partie prenante de la situation économique global non plus de manière marginale, mais en tant que tel, parce que la réduction des dépenses publiques implique une réflexion sur ses manières de fonctionner. On ne peut plus isoler la question du financement de la solidarité sociale de celle de la manière dont les administrations fonctionnent. La question des hôpitaux en est une illustration particulièrement aigüe. On ne peut isoler la question du chômage de celle de l’organisation de l’Éducation nationale, comme on le voit dans les débats sur l’apprentissage.
 
Enfin, le défi européen. C’est un État dépositaire, plus encore qu’ailleurs, de la continuité nationale qui est engagé dans l’aventure européenne. Il est donc plus encore qu’un autre tenu d’expliciter ses choix. Nous reviendrons tout à l’heure sur la difficulté de le faire concernant l’Europe. Notons pour l’instant qu’il est engagé par là dans un espace de compromis et de négociations, choses qui représentent l’immense majorité des décisions politiques, mais qui sont difficiles à argumenter sur le forum. D’une certaine manière, l’Europe des démocraties (il faut souligner cette dimension de l’Europe, aussi importante que celle de la paix, et qui lui est consubstantielle) amplifie les tensions internes de la démocratie, dont l’État était en France le contrepoids essentiel. `Mi-confédérale, mi-fédérale, la construction européenne oblige un État français qui doit déjà se réorganiser face aux pouvoirs locaux et à la contrainte budgétaire à tenir des engagements qu’il a librement consentis, mais qui l’obligent dans la durée. L’usage qu’il a fait et continue de faire de sa souveraineté en diminue le côté mythique, et met à mal cette religion de l’État non pas seulement dépositaire de l’intérêt général (cela, c’est le fonds républicain dont nous avons montré qu’il puise ses racines loin dans l’histoire nationale), mais encore tout-puissant. Or, la religion du volontarisme politique absolu est forte au pays du « mythe du sauveur », de Napoléon et de de Gaulle – non pas de Napoléon et de Gaulle réels, passionnants et humains, mais de Napoléon et de Gaulle mythifiés par les méandres de la mémoire collective.
 
L’idée d’un État défendant l’intérêt général, et dont le politique montrerait quelles sont les marges de manœuvre tout en l’adaptant à cette nouvelle situation peine à faire son chemin. Le relatif est difficile à vendre en politique, et surtout en France. Les partis de gouvernement en seraient les avocats tous désignés, parce qu’ils paient tous les jours pour savoir que le rapport entre État et société est complexe, dialectique et souvent très contraignant. Mais leurs figures principales sentent cette difficulté face à l’opinion, et oscillent au gré des élections et des campagnes entre deux discours absolus et antagonistes, qui peuvent être résumés par ce binôme : Nous pouvons dicter nos choix à l’Europe / nous ne pouvons plus résoudre nos problèmes sans l’Europe. Il n’est pas étonnant que l’électorat soit désorienté.

Technocratie ou populisme ?

Pourquoi l’Europe accroît-elle les tensions de la démocratie ? Toutes se résument à une seule : les questions publiques sont d’une incroyable complexité, dès qu’on les regarde d’un peu près (parce que la réalité est complexe), et il faut les présenter d’une manière telle que la foule comprenne à la fois les problèmes qui se posent et la solution que l’on entend leur donner. Le discours politique est contraint à un certain simplisme pour être audible et pour aboutir à une décision. Inversement, les intellectuels font souvent de piètres politiques, habitués qu’ils sont à aborder un problème sous tous les angles. Longtemps, l’idéologie a résolu le problème, mais l’explosion du nombre d’informations disponibles diminue l’audience des idéologies construites.  Il faut dorénavant beaucoup de mauvaise foi militante ou une solide ignorance pour arriver à adhérer aux systèmes d’explication monistes, voire une certaine pathologie – perceptible dans le développement du complotisme. Et d’ailleurs, les grands politiques n’ont pas été des idéologues, mais des personnes aptes à présenter de façon simple des choix complexes et à sentir ce qui était à la fois possible et souhaitable (de leur point de vue) dans la multiplicité des choix possibles. Des gens qui savaient s’entourer (pour accroître leur information) et décider.
 
Parce qu’elle est elle-même un objet politique complexe, l’Union Européenne montre à nu cette complexité. Objet mouvant, en construction, en extension, aux pouvoirs éclatés, confédérale et fédérale, trop libérale pour les uns, trop bureaucratique pour les autres, mettant en contact les différentes versions nationales des familles politiques européennes, il faut bien du temps pour en comprendre le fonctionnement. Elle est pourtant l’enjeu de luttes politiques importantes (comme celle du Parlement européen pour s’affirmer face à la commission, comme celles pour la présidence de celle-ci) mais celles-ci sont complexes à relayer, et plus encore pour des médias parfois très parisiens et très braqués sur la politique centralisée. Ajoutons d’ailleurs que la régionalisation des élections est le type même de la mesure contre-productive de ce point de vue dans le cadre français.
 
Si l’on abandonne une vision enchantée de la politique selon laquelle les volontés politiques des dirigeants s’imprimeraient dans la société comme dans une cire molle, force est de constater qu’une part très importante de l’action publique consiste 1) en l’accompagnement d’évolutions dont le pouvoir n’a pas l’initiative : il s’agit d’en encourager certaines et d’en combattre d’autres 2) en l’accomplissement réfléchi et évolutif des missions de la puissance publique telles qu’elles se sont peu à peu définies 3) en une incarnation souple et ferme de l’intérêt général d’une communauté perpétuellement menacée d’éclatement par des myriades de forces centrifuges (ce qu’exprime l’expression du « vivre ensemble » qui se diffuse ces dernières années). Cette tâche est à la fois très noble et très ingrate. Chacun de ces aspects suscite potentiellement beaucoup de frustration, et la politique vérifie la loi selon laquelle il faut beaucoup plus d’énergie pour maintenir l’organisation d’un système que pour le désorganiser. Force est de constater que le projet européen est rend toutes ces tâches particulièrement difficiles, et singulièrement en France où l’effort d’adaptation de l’État (et des collectivités locales, et même du rapport des collectivités locales et de l’État) doit se faire en même temps que la contribution à ce projet européen.
 
Deux tentations symétriques surgissent ainsi : la volonté de dissoudre la politique dans une approche purement technocratique des problèmes d’une part (solution A) et le populisme (solution B).
 
La solution A consiste à éloigner le plus possible la sphère de la décision des luttes du forum, pour les confier à des spécialistes aptes à se saisir de l’aspect technique des problèmes. D’une certaine manière, l’essor de la communication politique est elle-même une technicisation du rapport entre les représentants et les citoyens. On cherche la « confiance » des gouvernés grâce à une « image » adaptée, et on se donne de la marge de manœuvre pour régler les problèmes. Et si l’on réussit, les résultats parleront d’eux-mêmes. Cette solution est rationnelle, au moins en apparence, mais elle butte sur une difficulté : les décisions prises, dont les effets ne sont pas tout de suite perceptibles, sont incompréhensibles aux yeux d’une bonne partie de l’opinion. Et ici, la communication politique ne peut pas faire de miracle : le produit, pour être acheté, doit être au minimum vendable, et une décision, pour être acceptée, au moins comprise dans ses grandes lignes. À cette difficulté s’en ajoute une seconde : le résultat de nombre de décisions est aléatoire, et rien n’amortit plus dans l’opinion les échecs partiels que connaissent même les meilleurs des gouvernements. On ne peut demander l’appui soutenu de citoyens qu’on a préalablement réduit à leur dimension de consommateur : comment réintroduire alors la notion d’intérêt général, quand on ne peut pas montrer en quoi il est en jeu dans telle ou telle décision ?
 
La solution B est celle des formations que l’on qualifie de populistes, mais pas exclusivement, car elle est parfois adoptée, plus conjoncturellement, par des hommes et des femmes politiques des partis de gouvernement : elle est une démagogie systématisée, modernisée et « négativisée ». On oppose alors le « peuple » aux « élites », alors même que l’on identifie les mouvements de l’opinion et l’intérêt général. Plus de citoyens dont on cherche le consentement ou la coopération, mais des victimes dont on comprend la souffrance, dont on approuve les colères et les frustrations. Plus de construction d’un projet collectif, qui suppose des compromis, mais la mise en avant d’objectifs simples, proclamés immédiatement accessibles. Toute objection technique est assimilée à un réflexe de défense des élites menacées, se nourrissant des malheurs du peuple. Pascal Perrineau montre admirablement, dans son dernier ouvrage (La France au Front, Paris, Fayard, 2014), comment le Front national a su profiter d’un processus de « politisation négative », par lequel des Français profondément éloignés des structures traditionnelles de la représentation politique accordent leur voix à ceux qui entrent en phase avec leur éloignement d’un « système » qui leur échappe.
 
La « politisation négative » n’a besoin que de boucs émissaires vus comme des responsables : l’Union européenne est l’un d’entre eux. Là encore, l’intérêt général a disparu : quand bien même elle peut prendre des oripeaux communautaires, la politisation négative prospère dans des milieux en proie à la décomposition sociale. Chacun est invité à se défouler, à se « lâcher » contre des élites en procès.
 
Technocratie d’un côté, populisme de l’autre : la démocratie risque d’être coupée en deux. Le cauchemar d’élites autistes face à une opinion violente a de quoi faire frémir tous ceux qui ont la fibre républicaine. Il s’en trouve beaucoup, et j’ai la chance d’en connaître dans presque tous les camps. Mais ils savent que la peur ne sert à rien. La démocratie a toujours été un système en tension, dont l’État est le stabilisateur. Je reste persuadé que les objectifs suivants : stabiliser le lien entre le local et le national, entre le national et l’européen, désenclaver un monde culturel qui reste très parisien,  poursuivre une réorganisation de l’État qui est déjà entamée, ne sont pas seulement des slogans confortables, des mots d’ordre jetés au vent, mais des impératifs déjà profondément vécus par beaucoup d’élus et de décideurs de tous ordres. La nécessité nous brusque et nous presse : c’est son métier. Quand on fait de l’histoire politique, on cherche en vain des temps faciles, tout au plus voit-on quelques accalmies. Et pourtant, l’Histoire avance, et des progrès (oui, des progrès) se réalisent – nous devons juste faire attention à ne pas briser les outils qui les permettent.