Je travaille actuellement sur le socialisme au XIXe siècle, pour des cours et des recherches personnelles, et je suis très frappé par le fait que la première génération socialiste (les saint-simoniens, orthodoxes ou dissidents comme Pierre Leroux, Cabet, Fourier, Saint-Simon lui-même alors que le terme n'est pas encore inventé) couplent deux choses : une pensée du progrès à la Condorcet et une pensée plus religieuse, sorte de laïcisation de l'idée de Providence divine.
Condorcet, dans son ouvrage posthume Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, voit le progrès avant tout comme un développement tendanciel des possibilités rationnelles de l'humanité. Ce progrès est probable, car il correspondrait aux potentialités illimités de l'esprit humain, mais il peut être contrarié par des catastrophes de tous ordres. Condorcet, qui écrivait caché sous la Terreur dont il finira par être victime, était bien placé pour savoir à quel point l'humanité pouvait, de temps à autre, régresser. Spécialiste du calcul des probabilités, esprit dénué de tout sentiment religieux, convaincu de l'existence de la liberté humaine, il ne pouvait concevoir un progrès qui s'imposerait nécessairement et mécaniquement à l'espèce humaine.
Pour les premiers penseurs socialistes, il y a une "loi du progrès", nécessaire ; obsédés par la question religieuse, ces penseurs, bons témoins de la période romantique, imaginent un plan de Dieu (un Dieu différent de celui des chrétiens, et ce d'autant plus qu'ils rejettent l'idée de péché originel, symbole de la limitation des possibilités progressistes) pour l'humanité, qui mènerait au plein accomplissement de cette dernière. Quant à Marx, c'est par l'intermédiaire de Hegel, entre autres, qu'il se rattache à ces spéculations : quand bien même il se targue de "réalisme", quand bien même son ami Engels qualifie de "scientifique" son socialisme, lui aussi pense que l'Histoire va dans son sens.
L'effondrement du marxisme dans sa version la plus simple et la plus politique paraît parfois avoir entraîné avec lui cette confiance naïve (quand bien même elle se donnait des dehors réfléchis) dans le sens de l'Histoire. Ce n'est pourtant pas sans un petit pincement au coeur que l'on se penche sur ces théories défuntes ; on imagine le penseur, le militant, ayant le sentiment de communier avec l'humanité dans sa marche en avant. Quel dommage qu'ensuite se profile la violence révolutionnaire, et le sacrifice de l'humanité présente à l'humanité future...
Un rêve était derrière tout cela : et si la nécessité historique était bienveillante ? Si tout s'inscrivait dans un grand "récit collectif" où nous pourrions trouver notre place, et conférer un sens à nos chétives existences ? Si l'examen même de l'histoire, loin d'être une occupation gratuite, servait à nous orienter ? Le socialisme du XIXe siècle n'est au fond qu'une variante d'un progressisme plus diffus, qui a touché les libéraux et les républicains.
L'ossature "religioso-politique" de ces doctrines du progrès est en ruine ; je pense qu'il serait bien stérile de le regretter, elle générait aussi, parfois, un solide sectarisme, voire un fanatisme terrible. L'Histoire est avec nous : cela vaut bien un "Gott mit uns".
Je me dis parfois que l'heure serait à une doctrine "sécularisée" du progrès, que chacun serait libre ou non de rattacher à ses convictions religieuses ou philosophiques. Une doctrine qui supposerait une vision de l'humain presque minimaliste, qui chercherait avant tout l'équilibre entre l'individu et le collectif, sous ses diverses formes (sociétés, nation...) et inventorierait en permanence, dans les mutations contemporaines, ce qui va dans ce sens, ce qui s'en écarte et ce qui est neutre. Une doctrine qui ne parlerait pas tant de nous "régénérer", de nous transformer que de nous offrir de l'autonomie et de l'équilibre, d'offrir des espaces à l'initiative. Qui s'adresserait non pas aux hommes et aux femmes "de bonne volonté", mais à ce qu'il y a en nous de bonne volonté, chaque fois que nous réussissons quelque chose qui n'enrichit pas que nous-mêmes.
C'est une vision fugace, consolante mais tôt disparue. En visitant le grand cimetière des idées politiques défuntes, on se prend à rêver l'audace des Tocqueville, des Saint-Simon, des Condorcet, pour oser tracer des perspectives, et dessiner un progrès qui ne serait pas une ligne droite ascensionnelle, mais un chemin sinueux et tenace.
Condorcet, dans son ouvrage posthume Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, voit le progrès avant tout comme un développement tendanciel des possibilités rationnelles de l'humanité. Ce progrès est probable, car il correspondrait aux potentialités illimités de l'esprit humain, mais il peut être contrarié par des catastrophes de tous ordres. Condorcet, qui écrivait caché sous la Terreur dont il finira par être victime, était bien placé pour savoir à quel point l'humanité pouvait, de temps à autre, régresser. Spécialiste du calcul des probabilités, esprit dénué de tout sentiment religieux, convaincu de l'existence de la liberté humaine, il ne pouvait concevoir un progrès qui s'imposerait nécessairement et mécaniquement à l'espèce humaine.
Pour les premiers penseurs socialistes, il y a une "loi du progrès", nécessaire ; obsédés par la question religieuse, ces penseurs, bons témoins de la période romantique, imaginent un plan de Dieu (un Dieu différent de celui des chrétiens, et ce d'autant plus qu'ils rejettent l'idée de péché originel, symbole de la limitation des possibilités progressistes) pour l'humanité, qui mènerait au plein accomplissement de cette dernière. Quant à Marx, c'est par l'intermédiaire de Hegel, entre autres, qu'il se rattache à ces spéculations : quand bien même il se targue de "réalisme", quand bien même son ami Engels qualifie de "scientifique" son socialisme, lui aussi pense que l'Histoire va dans son sens.
L'effondrement du marxisme dans sa version la plus simple et la plus politique paraît parfois avoir entraîné avec lui cette confiance naïve (quand bien même elle se donnait des dehors réfléchis) dans le sens de l'Histoire. Ce n'est pourtant pas sans un petit pincement au coeur que l'on se penche sur ces théories défuntes ; on imagine le penseur, le militant, ayant le sentiment de communier avec l'humanité dans sa marche en avant. Quel dommage qu'ensuite se profile la violence révolutionnaire, et le sacrifice de l'humanité présente à l'humanité future...
Un rêve était derrière tout cela : et si la nécessité historique était bienveillante ? Si tout s'inscrivait dans un grand "récit collectif" où nous pourrions trouver notre place, et conférer un sens à nos chétives existences ? Si l'examen même de l'histoire, loin d'être une occupation gratuite, servait à nous orienter ? Le socialisme du XIXe siècle n'est au fond qu'une variante d'un progressisme plus diffus, qui a touché les libéraux et les républicains.
L'ossature "religioso-politique" de ces doctrines du progrès est en ruine ; je pense qu'il serait bien stérile de le regretter, elle générait aussi, parfois, un solide sectarisme, voire un fanatisme terrible. L'Histoire est avec nous : cela vaut bien un "Gott mit uns".
Je me dis parfois que l'heure serait à une doctrine "sécularisée" du progrès, que chacun serait libre ou non de rattacher à ses convictions religieuses ou philosophiques. Une doctrine qui supposerait une vision de l'humain presque minimaliste, qui chercherait avant tout l'équilibre entre l'individu et le collectif, sous ses diverses formes (sociétés, nation...) et inventorierait en permanence, dans les mutations contemporaines, ce qui va dans ce sens, ce qui s'en écarte et ce qui est neutre. Une doctrine qui ne parlerait pas tant de nous "régénérer", de nous transformer que de nous offrir de l'autonomie et de l'équilibre, d'offrir des espaces à l'initiative. Qui s'adresserait non pas aux hommes et aux femmes "de bonne volonté", mais à ce qu'il y a en nous de bonne volonté, chaque fois que nous réussissons quelque chose qui n'enrichit pas que nous-mêmes.
C'est une vision fugace, consolante mais tôt disparue. En visitant le grand cimetière des idées politiques défuntes, on se prend à rêver l'audace des Tocqueville, des Saint-Simon, des Condorcet, pour oser tracer des perspectives, et dessiner un progrès qui ne serait pas une ligne droite ascensionnelle, mais un chemin sinueux et tenace.