lundi 21 décembre 2009

considérations en vrac sur la situation de l'historien


Deux questions ont surgi autour de mes derniers textes. La première, d’un commentaire, porte sur la position de « surplomb » de l’historien ou, plus exactement, son « recul ». La seconde, d’une correspondante, porte sur l’idée selon laquelle la conscience historique inclinait au relativisme. Un autre de mes amis voulait il y a six mois que je m’attaque au problème de la relation entre l’histoire (produit du travail de l’historien) et la mémoire (présente dans diverses communautés).
C’est donc peut-être le moment de faire le point sur ma conception non pas tant de l’histoire que du rôle de l’historien. Mais les deux sont liés, alors, lançons-nous…
Tout d’abord, je ne suis pas postmoderne. C’est-à-dire que pour moi, il y a une réalité, un monde phénoménal. Des événements qui se sont produits ou non. Et de ce point de vue le savoir historique est bien cumulatif : nous sommes à peu près tous d’accord sur les événements regroupés sous le nom de « Révolution française » ou de « première guerre mondiale ». Chaque étude précise apporte son lot de faits précis, les « petits faits précis » que Taine aimait tant. L’histoire est aussi une enquête ; je me dis souvent que les intellectuels postmodernes devraient tenter d’appliquer leur grille de lecture à une enquête judiciaire. Les choses se sont ou ne se sont pas passées. Tel auteur a écrit ou non telle phrase. Nous construisons nos récits, nos interprétations, mais ils renvoient ou non à une réalité. Une même séquence d’événements, un même texte peuvent donner lieu à des divergences d’interprétation, mais certaines sont légitimes et d’autres ne collent pas avec les données dont nous disposons. Donc d’une certaine manière, l’historien essaie de ne pas mentir, et, parfois, peut se trouver débusquer des mensonges, y compris des mensonges d’État.
Ensuite, parce que j’ai lu et relu Raymond Aron et Henri-Irénée Marrou, je pense que l’historien, engagé dans la réalité de son époque, pose des questions précises au passé, qu’il se cherche aussi dans le passé. De ce point de vue, la frontière entre « mémoire » et « histoire » peut être poreuse. Tous deux obéissent aux impératifs du présent. L’historien (s’il pense) vit donc une tension entre sa quête personnelle, les interrogations qui l’obsèdent, et la résistance de la réalité, la multiplicité des faits, des sources dont il doit tenir compte. Cette tension prend un tour social : ses travaux seront lus par d’autres historiens, qui les jugeront « sérieux », « fondés » ou non. Les notes de bas de pages, la bibliographie, l’état des sources, tout cela montre où il a puisé son information. D’autres pourront retrouver ses données de base, et éventuellement les interpréter différemment. Le débat académique, quand il a lieu, n’est pas seulement un règlement de compte mesquin entre historiens : il permet la diffusion de certaines idées, il est aussi la forme universitaire du pluralisme. Comme tous les humains, l’historien tente à la fois d’être lui et de nouer des relations avec les autres…
Est-ce le destin des « sciences humaines » ? Est-ce celui de l’histoire ? Notre discipline (je préfère ce terme à celui de science, car pour moi l’histoire est un genre littéraire qui s’est donné une vraie rigueur) est aussi « compréhensive », comme disait Dilthey. Nous essayons de nous mettre à la place des autres, de reconstituer leur univers mental, de comprendre leurs réactions, de les suivre dans leurs réflexions. Qu’il s’agisse d’individus ou de groupes - plus ou moins cohérents. Dans mon domaine, l’histoire des idées politiques, je me trouve souvent chercher à comprendre des univers mentaux, spirituels, politiques très éloignés du mien. La conscience historique pousse ainsi au relativisme, elle peut devenir vertigineuse. Elle participe ainsi d’une sorte de conscience maximale de la modernité, et c’est peut-être cela que mon ami Frédéric Fogacci appelle (j’espère ne pas me tromper) « l’angoisse historique ». L’idée que nos valeurs sont peut-être amenées à être dépassées, ou peut-être inférieures à celles dont ont vécu nos ancêtres. Avec à l’horizon, une sorte de cauchemar : et si rien n’avait de sens, si tout cela était absurde, si toutes les sociétés s’étaient juste racontées des histoires pour rendre le néant de l’existence supportable ? S’il n’y avait, au fond, rien de permanent ? Les philosophes se consolent parfois en disant que le relativisme se détruit lui-même (si rien n’est vrai, le relativisme lui-même est faux), mais je ne suis pas sûr que cela dissipe l’angoisse de l’historien, habitué qu’il est à distinguer la vie de la logique…
En même temps, l’historien vit une rencontre. Je le sens fortement parce que je suis historien des idées, mais on peut trouver cela ailleurs : je suis au contact de l’effort continuel de l’humanité (de la partie qui veut et peut le faire) pour comprendre ce qui lui arrive. Je passe mon temps à rencontrer des gens, et à essayer de les comprendre, et aussi à confronter leurs projets à la réalité, à les suivre parfois dans leur tentative d’agir sur leur époque. Bien sûr, mes sujets d’études sont comme nous tous plus souvent raisonneurs que rationnels. Mais les connaître n’est pas neutre : la conscience historique est une des formes de la conscience tout court. J’ai le sentiment de me nourrir de leur expérience et d’essayer de la communiquer aux autres. Leurs succès, leurs égarements, leurs impasses, leurs tâtonnements, s’inscrivent alors dans une Histoire, un vaste processus complexe aux multiples tendances. J’ai la conviction que plus nous nous situons consciemment dans cette histoire, plus nous gagnons de liberté.
De cette rencontre, de cette compréhension, se dégage une expérience de l’humain. Je crois que l’historien vise l’humain dans tous ses états parce que c’est l’humain qui l’intéresse. Si l’humanité existe, il y a un peu de nous en tout ce que nous étudions, et un peu de tout ce que nous étudions en nous. S’il n’y a rien qui ressemble de près ou de loin à une nature humaine, s’il n’y a en l’humain rien de permanent, il me semble que notre aventure intellectuelle est vaine, car elle suppose toujours une dialectique entre le Même et l’Autre.
Cette expérience de l’humain, l’historien n’est pas seul à la vivre. Il a juste une manière particulière de le faire, en se penchant sur le passé et en le racontant. En l’expliquant et le comprenant dans la mesure où il peut le faire. En voyageant à sa manière. Il ne livrera même pas clef en main les leçons de l’Histoire : son expérience ne forme pas système, elle reste partielle, mais lui-même contribue au grand bouillonnement réflexif de l’espèce humaine. Si l’humanité est en marche, il a le privilège de remonter la colonne, de refaire parfois le chemin à l’envers, de jeter un coup d’œil sur d'autres chemins, ceux que l’on n’a pas empruntés, de dégager les directions les plus souvent suivies, de s’interroger sur les raisons des embardées. Mais il est aussi, fondamentalement, un membre de la colonne.

dimanche 13 décembre 2009

Changer le monde ou l'assumer ?


Terminer un cycle de cours, c’est toujours un moment un peu étrange. Un rendez-vous régulier qui disparaît, des visages auxquels on s’était habitué, cette ambiance particulière qu’un groupe, même condamné en silence en amphi, dégage. Et puis tous ces signes d’attention, d’ennui, d’adhésion, de perplexité ou même d’indifférence qui font si souvent masse et montrent qu’un public n’est jamais neutre. Je faisais vendredi 12 décembre la dernière leçon d’un programme ambitieux. En vingt-quatre heures au total (on imagine un cours d’un seul tenant), nous avons parcouru ensemble le panorama mouvant et contrasté des « courants politiques mondiaux de 1850 à nos jours ». Toute l’équipe y a cru… on devait bien mieux voir, dans les conférences associées, rassemblant chacun une vingtaine d’étudiants, ce que ce programme pouvait représenter, et comment il était reçu. Personnellement, j’aurais rarement appris autant de choses pour les enseigner.
Passé un certain âge, ce qu’on apprend de nouveau, lectures, entretiens divers, rejoue sur nos chères vieilles idées, les renforce ou les cabosse, en brise certaines qui étaient déjà fragiles. Seule une partie de notre esprit se remet à l’école, et encore faut-il qu’elle fasse bouger l’autre.
Les idées politiques étudiées venaient de partout : ouvrages d’analyse, témoignages, discours publics, programmes et manifestes les plus divers. On pourrait adapter la Bruyère : « Tout est dit [en politique] et l’on vient trop tard, depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qu’il pensent ». Les 7 000 ans ne nous ramènent plus à la Création, mais nous placent en plein néolithique, ce qui permet de retrouver une pertinence… Rien que pour les 160 dernières années, nous avons vu défiler devant nous les plus conservateurs et les plus révolutionnaires, les réformistes modestes ou ambitieux, les théoriciens les plus subtils et les producteurs de slogans à la douzaine, au moins quatre manières d’articuler le politique et le religieux (la républicaine, la totalitaire, la libérale et la théocratique…), des personnages pour qui la politique était une sorte de guerre (d’Hitler à Mao), des passionnés du débat parlementaire qui rêvent de discussions à la fois raisonnables et fougueuses (de Jaurès à François Furet), les traditions libérale et socialiste dans toute leur diversité. Tout ce que les hommes ont pu inventer pour construire un ordre durable, pour se protéger les uns des autres ou pour s’asservir les uns les autres…
Il en va de la politique comme de la philosophie ou de la religion : le spectacle d’un tel foisonnement peut mener au scepticisme pur et simple. Il faut le dire franchement : l’histoire rend toujours au moins un peu relativiste. Le surgissement d’une conscience historique a coïncidé avec le recul de la foi religieuse parmi les élites. Que valent nos idées, nos croyances, quand tant d’autres s’en sont passés ? Pourquoi seraient-elles soustraites à l’éternelle variation des choses ? Ne renions pas ce mouvement, qui nous délivre du fanatisme.
Mais ce spectacle que nous nous offrons – l’histoire, c’est toujours s’asseoir dans les première loges où l’on s’est invité tout seul – n’est pas seulement déstabilisant ou corrosif. Il rassure aussi sur la permanence de l’humanité, parce qu’il montre l’aspect enraciné de certaines interrogations.
Dans le dernier cours, où je présentais les néoconservateurs et les pensées alternatives qui contestaient globalement « l’ordre néolibéral » d’après 1989, j’ai eu le bonheur sans mélange de pouvoir évoquer François Furet. Et en particulier une idée de lui que j’aime beaucoup : il voyait Jean-Jacques Rousseau comme un « grand frère génial » qui avait diagnostiqué la tension interne de la modernité, entre la proclamation de la liberté individuelle et le rêve d’une communauté réconciliée, mais aussi entre la promesse libératrice et toutes les servitudes concrète.
L’article du 19 juin 1978 intitulé « La faute à Rousseau » affirme ainsi, après avoir rappelé que Jean-Jacques cherche ailleurs que dans les traditions religieuses la manière de constituer une société non pas à partir de corps, mais d’individus : « Son angoisse, c’est ce qu’on pourrait appeler le paradoxe de la démocratie, l’écart entre les principes du social et l’aliénation des hommes (…). Bien loin de l’abolir, ceux qui se sont battus sous le drapeau marxiste n’ont fait que l’illustrer. C’est pourquoi Jean-Jacques nous parle toujours comme un frère génial qui aurait, le premier, donné les termes de la tragédie . »
Personne n’abolit cette tension : je la crois motrice et tragique en même temps, et j’aurais même tendance à lui donner une valeur universelle. Elle prend bien d’autres formes, cette question toujours posée, pas seulement celle de la dialectique tocquevillienne entre égalité et liberté. Elle travaille de partout ce vieux monde qu’il ne s’agit pas tant de « changer », comme le proclame la communication politique la plus charlatanesque, que d’assumer pour y œuvrer. La liberté est à la fois irremplaçable et en quête permanente d’un contenu, l’individu en même temps toujours menacé d’être asservi et toujours en quête de relations avec les autres… Fin de la politique ? Non, elle est bien consubstantielle à l’humanité. Seule le dandysme dépressif peut nous faire croire que les débats les plus passionnants sont derrière nous.

mardi 24 novembre 2009

Le gaullisme, pratique ou discours ?


Quand on est curieux de l’histoire du gaullisme, quand on est persuadé que ce courant recèle, en couplage avec le socialisme, les principales clefs de compréhension du marécage politique où nous nous débattons depuis une vingtaine d’années, on ne peut rester indifférent à la publication du premier volume des mémoires de Jacques Chirac (Chaque Pas doit être un but. Mémoires I, en collaboration avec Jean-Luc Barré, Nil éditions, Paris, 2009).
Certains hausseront les épaules : Jacques Chirac, ce n’est pas du gaullisme. Si on les pousse un peu, ils vous diront : Pompidou non plus ! Et si on les pousse encore, ils vous expliqueront que le général lui-même, dans les années soixante… De proche en proche on en viendra à considérer que le gaullisme est entré en crise le 19 juin 1940.
Soyons tranquillement historiens, avec tout ce que cela comporte, dans un premier temps, de relativisme : considérons comme gaullistes ceux qui se disent gaullistes, et examinons dans un second temps leur rapport avec le legs complexe du Général. Une tradition est plurielle, habitée de tensions motrices et/ou paralysantes. De ce point de vue, la lecture de Chaque Pas doit être un but est particulièrement riche.
D'abord poulain de Georges Pompidou, auquel il rend un hommage appuyé, parrainé par Marie-France Garaud et Pierre Juillet, Jacques Chirac semble avoir retrempé ensuite son discours dans un gaullisme moins libéral et moins assis dans la droite française. Je parle du discours avant tout, dont on peut accorder à l’auteur qu’il est moins fluctuant, somme toute, que sa pratique politique ne pourrait le suggérer.
On sait à quel point la « participation », association capital-travail qui ambitionnait de permettre aux travailleurs de participer aux grands choix des entreprises, et présentée par ses promoteurs (René Capitant, Louis Vallon, Marcel Loichot) comme ouvrant une « troisième voie » entre capitalisme et socialisme, a été honnie de Pompidou et réduite par lui, avec divers concours dont celui du jeune Édouard Balladur, à l’intéressement des salariés (pour les entreprises de plus de 100 salariés, ce que le même Balladur étendra en 1994 aux entreprises de plus de 50 salariés). Or la participation est invoquée par Jacques Chirac non seulement dans le discours d’Égletons (3 octobre 1976), mais dans son ouvrage de 1978, La Lueur de l’espérance, comme fondement d’une « troisième voie ».
Sur le plan européen, la filiation pompidolienne est plus claire. On sait l’écart entre « l’appel de Cochin » de 1978 et l’acceptation décisive du traité de Maastricht en 1992. On sait aussi la vivacité du patriotisme de Jacques Chirac. La reconstruction d’une cohérence opérée par les Mémoires fonctionne plutôt bien, mais elle donne plutôt des regrets. Quand on lit des phrases comme « ma conviction est (….) que le construction de l’Europe ne se fera pas sans le ressort des volontés nationales, seules capables d’animer l’entreprise » (p. 250), ou quand Jacques Chirac explique son choix de 1992 à la fois par des considérations européennes et nationales, on se dit que peut-être, le gaullisme, allant au bout de son débat interne sur l’Europe, aurait pu produire un discours à la fois vraiment européen et vraiment national, apte à solidifier l’engagement français dans la construction européenne et à lui donner du sens, en assumant le compromis entre les logiques fédérales et confédérales. Un tournant assumé peut être une forme de fidélité authentique à un héritage…
Mais comment assumer vraiment quelque tournant idéologique que ce soit dans un parti de type gaulliste ? Sur le plan du vécu des partis politiques, le RPR est bien gaulliste, voire archi-gaulliste. La description de la genèse de ce parti, en 1976, laisse parfois rêveur. Ainsi ces lignes : « Réélu député de Corrèze le 14 novembre, dès le premier tour, je consacre beaucoup de temps, réfugié avec Jérôme Monod, Alain Juppé et quelques autres dans un appartement discret de la capitale, à rédiger les statuts du mouvement, à peaufiner les grandes lignes de notre programme… » (p. 224.) Un tel début se passe de commentaire.
Aussi Jacques Chirac explique-t-il sa stratégie d’après 1988 à la fois par une sorte de ressourcement gaulliste, qui lui permettrait d’échapper à son image « d’homme de droite » (p. 376) et par une prise de distance avec son parti, dont il cherche à garder le contrôle mais qu’il ne cherche pas vraiment, au-delà de concessions stratégiques momentanées, à faire évoluer.
D’où l’apesanteur relative où évolue ce discours néo-gaulliste. Quand il insiste sur son accointance génétique avec le radicalisme, Jacques Chirac indique une clef d’interprétation. Dans une cinquième république de plus en plus paralysée, où ne vit plus l’élan des années 1958-1965, ni même la dynamique réformatrice des années 1958-1988, son discours gaulliste est devenu ce que le discours républicain pur et dur est devenu pour les radicaux : l’habillage luxueux d’une politique intérieure de plus en plus contradictoire, opportuniste et en retard d’un cran sur la plupart des enjeux. Homme sympathique, animal politique, parfois fin manœuvrier, capable de belles réactions à chaud, avec une forte fidélité gaulliste, à mon sens, en politique extérieure, Jacques Chirac nous raconte, en même temps que l’histoire d’une ascension heurtée, celle du divorce progressif d’un discours avec la réalité.

dimanche 8 novembre 2009

L'identité nationale se met-elle en débat ?


C’est peut-être une habitude d’historien que de rechercher comme un randonneur un point élevé d’où l’on puisse profiter d’une vraie vue panoramique. Voir le plus loin possible dans toutes les directions. Une autre habitude, inverse et complémentaire, est de chercher des angles originaux, de considérer un site-événement de tous les points de vue possibles. Ajoutons à cela nécessité méthodologique de comprendre avant de juger. Quête d’altitude, mobilité intérieure, défiance vis-à-vis du jugement moral : l’histoire nous entraîne, quand on commente la politique contemporaine, à nous contenter parfois de peu. Dès lors qu’une mesure, qu’une idée, trouve sa place dans le cours des choses, qu’elle édifie plus qu’elle ne détruit, on peut, quand bien même on ne l’approuve pas, la suivre avec attention et se garder de la condamner. Qui sait si elle n’est pas grosse de réalisations futures ?
Il y a pourtant parfois, dans la politique contemporaine, des objets insauvables. On peut les regarder d’aussi haut qu’on le souhaite, on peut prendre tout le recul chronologique possible (qui est l’altitude des historiens), on peut multiplier les points de vue et les approches. La mesure ou l’idée ne ressemblent à rien, et rien n’en sort qui puisse avoir une chance de trouver quelque consistance. Cette idée, cette décision s’épuisent au moment même où elles prennent chair.
Il en va ainsi, j’en ai peur, du débat sur l’identité nationale. Éric Besson peut se réjouir de voir cette idée approuvée par les sondages. La belle affaire ; on en reste à l’usage à court terme. La thématique de l’identité nationale, dans la campagne présidentielle, avait servi de chiffon rouge. La gauche s’était majoritairement indignée, et il avait dès lors suffit de « s’étonner » de cette indignation pour récupérer avec un minimum de risques politiques les électeurs du Front National. Ruse infâme ou de bonne guerre, on peut en discuter jusqu’à la fin des temps. Mais nous ne sommes plus en campagne, quand bien même celle des régionales est à l’arrière-plan de cette consultation. C’est bel et bien l’identité nationale que l’on choisit… de mettre en débat.
Du point de vue de la gauche, quand bien même Ségolène Royal tente de se démarquer, la mise en rapport de l’immigration et de l’identité nationale est grosse de repli xénophobe ; il me semble difficile d’écarter d’emblée cette inquiétude. Les centristes historiques penseront que ce type de débats est porteur de plus de divisions que d’union. Certains esprits philosophiques remarqueront que lorsqu’on s’interroge sur ce qu’on est, c’est qu’on ne sait plus guère où l’on va et surtout ce qu’on doit faire. Et la droite républicaine, vers l’électorat de laquelle (sans parler de celui de l’extrême droite) est tournée l’opération, peut-elle y trouver quelque chose ? En d’autres termes, l’initiative est-elle au moins « sauvable » du point de vue d’un nationalisme dont il resterait encore à déterminer s’il est d’exclusion ou de synthèse ? Après tout, c’est bien d’un nationalisme élargi que le gaullisme procède…
Même pas. Du très nationaliste Barrès au centriste républicain Poincaré, ferme patriote, tous ceux qui ont fait leurs gammes sur l’idée nationale sont d’accord sur ceci : la nation est un fait global, profond qui transcende largement l’opinion qu’on en a. Barrès, dont on sait l’anti-intellectualisme, aurait frémi à l’idée que l’on allait jeter l’identité nationale sur le forum, et la réduire ainsi à un certains nombre de principes. L’identité nationale devenu ce sur quoi les Français de 2009 vont se mettre d’accord, alors qu’en bons Français, ils ne sont pas d’accord sur grand-chose. L’identité nationale, comme s’il s’agissait de l’inventer, de la fonder. Comme s’il n’existait pas déjà un drapeau, un hymne, une histoire commune avec ses ombres, ses lumières et ses clairs-obscurs, comme s’il n’y avait pas ces paysages multiformes, ces désaccords mêmes, la fronde continuelle d’un Brassens, comme si le « cher et vieux pays » de de Gaulle n’existait plus. Comme si on n’avait pas passé tant de temps à combler, si même on y est parvenu, le hiatus entre la France traditionnelle et la France nouvelle issue de 1789, entre la mémoire du militantisme ouvrier et celle des riches heures de la République, comme si ce n’était pas mieux encore de n’y être jamais tout à fait parvenu ?
François Fillon a senti le péril, rappelant à l’Assemblée la diversité des convictions nationales, citant la célébrissime « certaine idée de la France » qui ouvre les mémoires du général de Gaulle. Mais cela ne l’a pas conduit, on s’en doute, à revenir sur le projet annoncé, tout au plus à le modérer.
La grande faiblesse du nationalisme français a été, depuis sa naissance comme mouvement politique au temps du général Boulanger et de l’affaire Dreyfus, de superposer deux discours : l’un appelait à l’union des Français et au respect du pays concret, l’autre voulait à toute force imposer une idée bien déterminée de la France et exclure par avance tous ceux dont on soupçonnait qu’ils s’y opposeraient. Prêchant l’union nationale et poussant le pays à s’entredéchirer, le nationalisme se tirait en permanence une balle dans le pied ; les années passant, Barrès l’a senti de plus en plus.
Aujourd’hui, le gouvernement pousse chacun d’entre nous à tenter de convaincre les autres que sa France est la plus française. À identifier à toute force un pays avec un discours. Et finalement, on ne retrouve dans cette démarche que la faiblesse du nationalisme : produire de la division en prétendant affirmer l’existence de la communauté nationale.

dimanche 1 novembre 2009

Philosophie politique sur une digue normande


Sur la digue de Colleville-Montgomery à Ouistreham. La douceur de ce samedi sature l’air, la Manche même se fait discrète, tant le vent est léger. On marche lentement, mains dans les poches ou bras ballants. Une voix derrière moi, claire et bien posée, celle d’un homme d’environ 65 ans, me tire de cette trêve et me replonge en philosophie politique.
« …un roi, pas un président, un roi. C’est ça qu’il faudrait. Un roi, il est là pour toute sa vie, pas pour 5 ou 6 ans. Alors, il peut faire des choses. Et celui qu’est pas d’accord, on l’envoie casser des cailloux. »
Son compagnon de promenade ne répond rien. Puis ils se mettent à parler d’autre chose. Eux aussi sont tranquilles et détendus.
J’ai beaucoup de goût pour ces moments où l’on saisit une idée dans son existence naturelle, comme on verrait passer un petit animal sauvage dans les bois. Parfois, on peine à identifier le reflet roux qui a piétiné les bordures de notre champ de vision ; cet homme n’est sans doute pas monarchiste. Il avancerait plus masqué, il n’aurait pas cet air tranquille de celui qui énonce un principe dont il est sûr par avance qu’il ne connaîtra jamais le moindre début d’application. Ce n’est pas la déduction d’un système, cette phrase. C’est l’expression toute simple, immédiate, d’un fantasme politique. La bestiole que j’ai vue (ou plutôt entendue) passer figure dans le bestiaire de notre inconscient politique. On pourrait l’appeler le mythe de l’autocratie heureuse.
Comme tous les mythes politiques, celui-ci repose sur un paralogisme. La fausse évidence selon laquelle les échecs du pouvoir ne sont dus qu’à la bêtise ou à la fourberie de ceux qui s’opposent à lui. Vienne le pouvoir tout puissant, qui saura n’écouter personne, qui réprime même l’opposition s’il le faut ! Ce mythe prospère sur le terreau de notre impatience et de notre orgueil : nous seuls savons ce qui est bon pour le pays. Périssent nos opposants, s’effacent nos alliés incertains. Vienne le roi-philosophe, le despote éclairé ; les problèmes sont simples, et admettent une solution univoque, la même qui s’imposerait à tous les esprits intelligents et de bonne fois. En face, l’éternelle coalition des fourbes et des imbéciles, qui méritent bien de « casser des cailloux ».
Mon promeneur en fournissait une vision caricaturale. Il en est de plus soft : les fameux « problèmes de communication » qu’on préfère invoquer plutôt que d’avouer que l’on a proposé une mesure absurde ou mal goupillée, et de présupposer qu’au moins sur quelques points les opposants puissent dire des choses justes. Si la communication était parfaite, l’intelligence de la mesure apparaîtrait de manière tellement évidente, que seuls les fripons et les imbéciles pourraient s’y opposer, et seraient réduits à l’impuissance par l’adhésion de la masse de l’opinion. Ce n’est plus cette fois le monopole autocratique du pouvoir que l’on revendique, mais le monopole autocratique de la Raison.
L’adhésion aux procédures démocratiques libérales, à un système politique hérissé de contre-pouvoirs, va plus loin qu’une résignation, toujours partielle et menacée, au fait qu’il faudrait dans les formes ménager les fourbes et les imbéciles. Si c’était le cas, une bonne politique de communication y suffirait, qui se verrait investie du rôle magique que mon promeneur normand attribuait à la répression politique.
Elle suppose que nous ne sommes pas persuadés de détenir à nous seuls la recette miracle, et qu’en rendant une mesure la plus acceptable possible, nous avons aussi des chances de l’améliorer. C’est le principe de la décision négociée. Mais nous avons sous la Cinquième République adopté progressivement une autre manière de tourner ce principe : lors de la phase d’élaboration d’une mesure, au fur et à mesure des conciliabules, du travail des commissions et des cabinets, de l’intégration des critiques, toutes les atténuations sont faites au préalable. Ceux qui élaborent la mesure essaient ainsi de garder la main sur tout, de présenter une mouture finale qui serait incontestable. Le débat ne se fait que dans les officines. Le résultat est souvent piteux : à force de se vouloir d’avance incontestable, on ne propose au fond plus rien. Il vaut mieux une ferme mesure, un peu atténuée ou corrigée lors du débat, que ces créatures hybrides que les ministères finissent par proposer, où des demi-mesures sont dans leur structure même, illisible, déjà faites pour ne rien déranger.
Quand le Sénat se fait entendre, il porte une requête bien belle, qui ne plairait pas à celle de mon promeneur normand : celle d’un travail public, mené par des élus (certes au suffrage indirect) de correction et d’amélioration des mesures prises. Ainsi en va-t-il des amendements, dont il est heureux que l’usage ait été discipliné et dont il est souhaitable que la portée soit plus grande.
Le déficit de travail collectif lisible dans la vie politique n’est pas le seul déterminant de notre immobilisme ou de l’atonie de notre vie politique qui ne paraît s’animer qu’au moment de choisir un monarque. Mais il est tout de même amusant de voir surgir des pratiques compensatoires ; on jette au bon peuple, de temps en temps, un « grand débat » qui ne coûte rien. Passons sur les multiples « états généraux » de ceci ou de cela, lancés par des pouvoirs qui semblent ignorer que la dernière fois qu’un pouvoir a convoqué de vrais états généraux, cela s’est mal fini pour lui. Évoquons simplement le projet Besson de grand débat sur « l’identité nationale », sur lequel je m’exprimerai dans un prochain post.

samedi 24 octobre 2009

souvenirs d'une conversation


Nous étions trois amis à discuter dans le hall de Sciences po, alors que les étudiants passaient et repassaient autour de nous. C’était en octobre 2006, au moment des fameux débats opposant Ségolène Royal, Dominique Strauss-Kahn et Laurent Fabius. Au moment des élections présidentielles, tout le monde parle politique, et puis le lieu s’y prêtait, et les personnes aussi. Nous soupesions les chances des uns et des autres, celles de Laurent Fabius, de François Bayrou ou de Nicolas Sarkozy. Chacun d’entre nous avait, je le vois bien aujourd’hui, ses éclairs de lucidité et ses points d’aveuglement. L’ami socialiste voyait clairement que Ségolène Royal allait l’emporter aux primaires ; il tenait pour Laurent Fabius mais estimait que celui-ci s’était laissé coincer dans ce faux débat à l’américaine, faute d’appuis suffisants dans la structure socialiste. L’ami centriste prenait au sérieux les chances de François Bayrou, dont rien n’indiquait encore qu’il allait décoller dans les sondages. J’essayais pour ma part de vendre une idée qui me tenait à cœur depuis 1995 et la remontée limitée mais suffisante de Jacques Chirac pendant la campagne du premier tour : il faut longtemps pour faire un président de la République. J’accordais donc mon crédit à ceux qui se préparaient depuis plusieurs années à l’échéance, Laurent Fabius, François Bayrou et Nicolas Sarkozy. Je pensais le succès de ce dernier possible, mais je surestimais incontestablement sa volonté réformatrice, et n’anticipais pas le tournant national-unanimiste de l’entre-deux-tours.
Nous parlions politique comme on aimerait toujours le faire, non pas pour réduire nos différences, non pas pour soumettre l’autre, mais pour comparer les points de vues, échanger les idées, guetter le neuf par l’approche que l’on n’aurait pas soi-même. Les rires ponctuaient les désaccords les plus saillants, et parfois des étudiants nous lançaient quelques regards amusés.
Je pense que ce qui expliquait notre bonne humeur était la joie un peu enfantine de ceux qui pensent que des choses nouvelles vont arriver.
Cette conversation me semble bien lointaine aujourd’hui. Laurent Fabius n’a pas plus que les souverainistes trouvé l’alchimie miraculeuse qui aurait transformé la fédération des mécontents de 2005 en une force de proposition, et qui aurait pu changer aux yeux de la postérité un mauvais coup porté à la construction européenne (et plus encore, à la place de la France en Europe) en prise en compte obligée de la nouvelle donne politique. Sa supériorité éclatante dans le troisième débat des primaires, celui consacré à la politique extérieure, n’aura servi de rien.
François Bayrou a porté plus loin son pari. Oui, s’il était arrivé en seconde position du premier tour, il aurait peut-être pu profiter d’un éventuel éclatement du parti socialiste pour recomposer le paysage politique français – encore qu’il soit permis d’en douter. Ou tenter un gouvernement d’union nationale, sur les ruines cette fois de la gauche et de la droite. Ou se contenter d’une nouvelle cohabitation… nous ne le saurons jamais. Lui aussi paie depuis quelque temps la facture de son pari. Les mécontents du « ni droite ni gauche » ne sont pas plus faciles à fédérer que la gauche de la gauche, et l’avenir du Modem reste incertain.
On pouvait espérer que Nicolas Sarkozy réaliserait certaines des réformes d’adaptation laissées en plan par ses prédécesseurs, dans le consensus immobiliste post-1988. Qu’il pourrait endosser certaines mesures nécessaires et impopulaires, ou au moins promouvoir des commencements de réforme qui enclencheraient une dynamique réformatrice, et d’une certaine manière cela correspond à certains aspects de la première année de son mandat présidentiel. La crise financière qui a révélé toute son importance en septembre 2008 a été particulièrement tragique pour la France, en fournissant un alibi à la dégradation des comptes publics. Un État en quasi-faillite financière n’a plus les moyens d’agir, et condamne son gouvernement à une gesticulation vaine. Si la vérité de la politique d’un État et dans son budget, celui qui est discuté en ce moment est plutôt le reflet d’un non choix.
Ce que nous ne prévoyions certainement pas en 2006, c’est que nous entrerions dans un tel vide politique. La crise du PS ne s’annonçait pas… L’absence d’opposition en est à un point tel aujourd’hui que paradoxalement, elle nuit au pouvoir en place. Une opposition crédible oblige un président (puisqu’en l’occurrence c’est lui qui gouverne) à surveiller ses actes, en une forme d’autocensure salutaire. Une opposition crédible peut aussi être associée à certaines décisions difficiles et nécessaires.
Je crois que tous trois, nous espérions une transformation du paysage politique : un gouvernement multipliant les réformes bonnes ou mauvaises, une opposition tenue de s’adapter rapidement et de préparer ses propres propositions, la sortie d’un des aspects les plus déplaisants de la cinquième République, à savoir le couplage entre une très forte concentration du pouvoir et l’impuissance d’un État empêtré dans sa propre technostructure.
Nous rêvions en fait la renaissance de projets politiques clairs, nous rêvions tous trois que la France cesse de se moderniser à reculons. Nous aspirions confusément, de toute notre curiosité pour l’avenir, à la fin de l’usage exclusif de la peur comme ressort mobilisateur en politique, à gauche comme à droite.
Il est frustrant d’en rester à l’inventaire des blocages. En ce qui concerne François Bayrou et Nicolas Sarkozy, l’un d’eux apparaît tout de suite : l’absence de vrai travail collectif. Le seul travail collectif proposé à ceux qui entourent ces deux hommes, quelles que soient leurs qualités de leader, est la justification et la mise en œuvre de décisions déjà prises. Tout au plus les entourages peuvent-ils rêver au rôle de conseiller. Les décisions sont prises avant que d’être testées par la discussion, et sans que leurs conséquences aient été envisagés : supprimer la taxe professionnelle sans savoir par quoi on va la remplacer, comment peut-on attendre que les maires et conseillers municipaux accueillent bien cette mesure ? Proclamer a priori qu’on ne va pas accroître la pression fiscale dans un État ultra-déficitaire et dont l’accroissement se pose, s’interdire à l’avance toute rigueur, quel intérêt ? Dans le cas de François Bayrou, on sait bien que c’est une décision solitaire, prise dans l’entre-deux-tours, celle de ne pas appeler à voter pour Nicolas Sarkozy, qui a écarté ses principaux lieutenants.
On m’objectera que le leader politique est précisément celui qui décide. Oui. Il doit au final trancher entre des hypothèses, des orientations différentes, avoir entendu les uns et les autres, avoir animé une discussion collective. Mais il, ce n’est pas au final que nos autocrates tranchent, c’est bien souvent au préalable.
Notre système politique est tout entier gagné par cette manière de procéder. Dans l’affaire Frédéric Mitterrand, qui s’est étonné qu’un porte-parole de parti politique, qui précisément est censé ne prendre dans ses fonctions aucune initiative, se lance de son propre chef dans une attaque douteuse et contre-productive ?
La polarisation sur l’élection présidentielle a sans nul doute favorisé ce développement du leadership autocratique. Mais on le retrouve aussi dans bien des secteurs de la société civile. On pourrait s’en consoler en se disant qu’après tout, nous pouvons toujours soutenir l’autocrate le moins éloigné de nos convictions – et dans la pratique, c’est d’ailleurs ce que nous faisons la plupart du temps, pour ne pas devenir des « émigrés de l’intérieur » (Sainte-Beuve). Mais quand il s’agit d’adapter à une nouvelle donne mondiale un pays qui oscille entre refus crispés et enthousiasmes éphémères, comme quand il s’agit de rénover des forces politiques ou d’en fonder de nouvelles, le leadership autocratique trouve bien vite ses limites.

mercredi 7 octobre 2009

1989-2009 : penser l'échec du communisme


Le vingtième anniversaire de chute du mur de Berlin approche. Depuis, tout à été bien vite en Europe de l’Est. Je me souviens avoir un jour demandé à un ami, professeur d’histoire à l’Université de Poznań, comment les communistes de son pays avaient pu si vite se reconvertir pour constituer une gauche, certes laïque, mais libérale. Il n’avait pas hésité à me répondre : si les communistes s’étaient si vite transformés, c’était que depuis les années 1960, ils ne croyaient plus à la supériorité du modèle communiste. D’autres historiens confirment ce diagnostic : le congrès de 1956 et la dénonciation des crimes de Staline par Khrouchtchev marquent bien le « commencement de la fin » pour le communisme soviétique.
Laissons de côté les pitoyables justifications rétrospectives du type : « ce qui s’est passé en Union soviétique n’a rien à voir avec le communisme ». Au contraire, toute la force du mouvement communiste international était de pouvoir allier idéal révolutionnaire et apparence de réalisme : la révolution mondiale qui devait engendrer un nouveau type de société avait déjà commencé en 1917, et l’URSS représentait déjà une esquisse de ce nouveau monde. Khrouchtchev, quand bien même il ne dénonçait pas la collectivisation, de loin la plus meurtrière des entreprises staliniennes, avait au sein même du mouvement communiste disqualifié le modèle, désenchanté la terre promise. Les années 1960 virent la quête effrénée de nouveaux modèles, tant le mythe révolutionnaire essayait de se survivre : la Chine de Mao, l’Albanie même pour certains, la Yougoslavie de Tito… il fallait à toute force trouver un nouveau suaire de Turin. Tout cela était bien possible, une preuve, un bout même du nouveau monde étaient bien là, présents dans l’ancien, le Royaume était bien au milieu de nous…
Cette espérance révolutionnaire persistante, en France même, n’était pas un produit d’importation : l’idée de rupture radicale, l’horizon d’une communauté fusionnelle après une régénération totale, tout cela figure dans le legs de la Révolution française, à côté d’une formulation universelle des principes de la démocratie libérale. Est-ce pour cela qu’il me semble que chez nous, le mur de Berlin n’est pas vraiment tombé ?
La culture politique française a été profondément remodelée par la disqualification de l’extrême droite consécutive à la seconde guerre mondiale. On pourrait dire que d’une certaine manière, la réflexion sur le fascisme et sur la collaboration, comme celle issue de la décolonisation qui lui est en partie liée, a conduit à une délimitation plus stricte des principes démocratiques. Mais la question posée par l’héritage du communisme est tout autre. Le communisme en France s’est installé dans le lit du républicanisme rouge, et plus exactement dans le versant autoritaire de ce courant. L’idée que la politique et l’idéologie étaient toutes-puissantes, que l’on pouvait régénérer l’humanité, l’absorption propagandiste du réel dans le discours, la diabolisation absolue de l’adversaire, tout cela qui tient sans doute plus de Lénine que de Marx, tout cela s’enracine à la fois dans les aspects les plus radicaux de la Révolution française et dans une rhétorique démocratique extrêmisée. Finalement, l’effondrement lamentable du communisme, son bilan accablant (malgré toutes les tentations révisionnistes) remet profondément en question une certaine manière de penser la politique.
Penser le communisme marxiste-léniniste, penser son bilan et les dizaines de millions de morts qu’il a entraînés, c’est être conduit à critiquer de manière impitoyable l’idée que la politique puisse faire naître une communauté authentique et fusionnelle. La critique du communisme conduit toujours à redécouvrir les vertus du pluralisme, des limites du pouvoir d’État, de l’autonomie de la société civile, et mêmes les limites nécessaires de l’action politique. Je me souviens du propos terrible d’une universitaire, au moment de la présidentielle de 1995 : « il n’y a plus de choix de société ». Mettre dans la main des gouvernants le type de société dans lequel nous voulons vivre, leur confier l’édification de la société… cela s’est fait déjà – qui en fut heureux ? Gambetta avait osé dire qu’il n’y avait pas une question sociale, mais des questions sociales, dont les solutions seraient toujours complexes et provisoires. Il faudrait dire aujourd’hui que la politique ne peut, sauf à basculer dans la violence, réinventer la société… ce qui ne l’empêche pas de proposer des politiques sociales.
Cette vérité mise à nu par l’épopée communiste, les intellectuels français sentent bien qu’elle est là. Que l’enchantement direct de la politique est mort. Que les questions de valeurs, que les questions de fait reviennent dans toute leur complexité et leur indécision. Qu’il est moins facile de jouer au prophète, que l’on doit réfléchir avant de s’indigner. Que la révolution n’est plus là pour transformer magiquement le négatif en positif, la critique radicale de l’existant en proposition pour l’avenir. Le dégoût de l’avenir, l’espèce de neurasthénie qui a saisi le pays ces dernières années compte parmi ses sources le refus d’accepter cette nouvelle donne (ou plus exactement le resurgissement de cette éternelle donne) de la pensée politique.

mardi 22 septembre 2009

La nation, la paix, l'Europe à Villeroy


Charles Péguy est tombé le 5 septembre 1914, à Villeroy. Chaque année, une cérémonie en sa mémoire y est organisée. Je n’y avais jamais assisté jusque là ; comme toujours quand on s’attend à du convenu et de la routine, j’ai été pris à contre-pied. Immergé dans un jeu de contrastes, et on ne sort jamais indemnes de ces immersions là.
Bretelles d’autoroutes, traversée de bourgs et de villages dont le dimanche matin s’ébroue paisiblement, bien loin des orages d’acier. Villeroy, dans l’arrondissement de Meaux, compte un peu moins de 700 habitants. La messe, à laquelle assistent des représentants du Souvenir français, est célébrée par un fervent et cultivé péguyste, le Père Bruno Beltramelli. Protestant de plus en plus hétérodoxe, pèlerin des églises vides, homme du « un pied dedans un pied dehors », je me dédouble volontiers en ces circonstances, entre empathie et distance critique. Un autel, deux drapeaux français de chaque côté : l’historien sceptique est happé, replongé dans ce face à face, dans la superposition de ces deux dimensions, l’affirmation nationale et l’enracinement dans la foi traditionnelle, qui à mon sens ne se sont jamais vraiment comprises. Passionné d’Europe et de philosophie religieuse, je m’étonne un peu d’être là ; mais peut-être faut-il apprendre à goûter de ces étonnements-là, dans une société où l’anticonformisme affiché sert si souvent à rester à sa place.
Après tout, si penser honnêtement, c’est toujours tenter d’assumer ses contradictions, alors il ne faut pas craindre de les faire vibrer.
Les contradictions de Péguy sont bien présentes aussi, de Péguy héros posthume d’une messe, lui qui, « catholique du quinzième siècle », n’est jamais revenu à la pratique. Mais la mémoire de Péguy est au fond là où on l’accueille, et le Père Beltramelli ne se prive pas de mettre en valeur l’aspect inclassable du grand homme…
Je m’enlise un temps dans un confort méditatif, jusqu’au moment où les paroles d’un des cantiques attirent mon attention. « Voyez ! Les pauvres sont heureux : ils sont premiers dans le Royaume ! – jusqu’ici, si j’ose dire, rien de révolutionnaire, mais c’est la suite qui m’a étonné – Voyez ! Les artisans de paix / Ils démolissent leurs frontières ! ». L’assemblée chante, les deux drapeaux sont toujours de chaque côté de l’autel…
Je pense à l’oubli de la nation que j’ai observé non seulement dans le catholicisme contemporain, mais aussi dans le protestantisme. Même ici, et à l’insu de tous les organisateurs, il se manifeste. Comme si les Églises ne s’étaient intéressées aux nations que tant qu’elles pouvaient penser en faire les instruments d’une impossible théocratie, dont les clergés ont si longtemps rêvé sans se l’avouer.
Non, Péguy ne se voulait sûrement pas un « démolisseur de sa frontière ». La fraternité universelle, pour lui comme pour beaucoup qui ne lui ressemblaient guère, ne passait sûrement pas par cette glorification surprenante des cinquièmes colonnes.
À Villeroy, la nation est partout. Le village a un musée, qui commémore cette bataille, il l’a même reconstituée l’an passé. Les tombes de Péguy et de ses hommes sont au bord d’une route, en plein champ. Un peu plus loin, un monument avec un panorama. Des dépôts de gerbes. Les gens du Souvenir français sont toujours là, peut-être se rachètent-ils du cantique en chantant la Marseillaise. Le maire de Villeroy est aussi présent, il représente encore un autre monde : celui de ces gens qui donnent de leur temps pour récolter beaucoup d’ennuis et de tracas, ces gens qui sont souvent un antidote utile au mépris dont de braves bourgeois oisifs accablent la « classe politique ». Ces gens qui aiment un village. Est-ce que nous sommes hors du temps, comme si rien n’avait changé depuis l’immédiat après-guerre ?
Les habitants ne sont pas endimanchés, ils ne paraissent pas spécialement animés par la haine de l’Allemagne, ce sont bien des Européens du début du XXIe siècle. Une femme est la descendante d’un autre des morts de Villeroy.
Aux Européens d’aujourd’hui, généralement, et à bon droit, la Première guerre mondiale semble à bien des yeux absurde. Serions-nous en train de célébrer pieusement le suicide de l’Europe ?
Parmi les assistants, se trouve un grand historien, Jean-Jacques Becker, qui a initié une autre écriture de la Première guerre mondiale, en recherchant comment les Français l’avaient vécu et surtout comment ils lui avaient donné du sens.
Les morts de Villeroy ne devaient pas se poser beaucoup de questions. Ils n’étaient pas les poilus de 1917 jetés dans des offensives qu’ils savaient inutiles, au fil d’une guerre qui paraissait interminable et menaçait de scinder le front et l’arrière. Les morts de Villeroy, en 1914, s’accrochaient au terrain, non pas dans un paysage lunaire, mais au milieu de champs et des bois qui pouvaient leur sembler familiers, comme ils me le paraissent curieusement en ce 5 septembre 2009. Ils luttaient contre une invasion, ils défendaient l’existence de leur pays telle qu’ils l’avaient connue.
Je n’avais pas prévu de parler mais on m’a dit que c’était l’usage. Les quelques mots que j’ai pu dire, près du monument, étaient pour inciter à prolonger une des innombrables tentatives de Péguy, et peut-être la plus périlleuse : essayer de penser à nouveaux frais la nation républicaine.
Curieuse impression de parler de cela dans ce cadre cérémonieux, devant cette soixantaine de personnes derrière lesquelles s’étendent les champs. On se laisse volontiers aller à l’illusion d’une continuité…
Penser la nation à nouveaux frais. Les Églises ne nous y aideront pas, pas plus que l’humanitaire. Je ne crois même pas que le souverainisme en soit capable, lui qui ne parvient pas à empêcher que ne se cristallisent autour de l’idée nationale tous les refus du monde tel qu’il va. Comme pour l’écologie, mais dans l’autre sens, la gauche pourrait y avoir son mot à dire, bien que la droite paraisse mieux placée pour cela, si elle ne se distinguait pas par son opportunisme. Le centre pourrait chercher les germes d’une synthèse, bien que sa double origine démocrate-chrétienne et libérale ne l’y aide pas vraiment. Peut-être faut-il plutôt compter sur des francs-tireurs ?
Le soleil dore les champs, un léger vent se lève…
Ouvrir davantage les frontières sans les mettre à bas, concilier l’appartenance nationale, qui ne semble pas en voie d’extinction, avec des appartenances plus larges, chercher dans un dialogue incessant avec les autres quelles sont nos vrais atouts et dans quels secteurs nous pouvons nous améliorer et apprendre des expériences étrangères, peut-être finalement ne pas laisser la nation aux nationalistes du repli mortifère, cela reste peut-être un beau défi. La construction de la paix, comme celle de l’Europe, toujours à reprendre, a sans nul doute besoin d’artisans. Mais nombreux sont ceux qui savent passer et repasser les frontières, les mains chargées de présents, sans les démolir.

samedi 12 septembre 2009

Vers une droite écologique ?

Pour Aurore et Vivian


Je me souviens il y a dix ans d’étudiants de sciences po relativement dépolitisés. L’humanitaire régnait alors en maître, refuge de la seule action collective pleinement légitime, la nation paraissait s’éclipser doucement, autant de raisons pour contourner les affrontements artificiels de partis concurrents qui ne proposaient plus de « véritable choix de société ».
Puis sont venus les coups de semonces, spasmes d’une opinion française réclamant une véritable analyse politique. 2002 et Le Pen au second tour de la présidentielle, 2005 et l’échec du projet de constitution européenne. La campagne référendaire, tout particulièrement, a vu renaître des clivages, des affrontements, des débats. Et puis, quoi de plus enthousiasmant que de penser qu’on est chargé de trouver le remède à une « crise politique » ? Rien ne prouve que la politique française ait été véritablement rénovée par la campagne de 2007 (de nombreux indices en font au mons douter) mais il est certain que l’événement, qui a eu le temps de se déployer, a été mobilisateur. Militants de gauche, voire de gauche radicale, jeunes de l’UMP ou du Modem échangent arguments et analyses. Les enseignants passionnés de politique pouvaient être en porte à faux par rapport à leurs étudiants il y a dix ans, ils trouvent aujourd’hui facilement des points d’appui dans leur public…
Une étudiante et un étudiant de ma conférence de l’an dernier ont ainsi entre eux le genre de débat qui fait mes délices : peut-il y avoir de l’écologie à droite ? L’écologie est-elle par nature à gauche ? Et l’un d’entre eux à eu la bonne idée de me demander mon avis. J’ai failli répondre en trois lignes, et puis, n’arrivant pas à les écrire, je me suis dit qu’on pouvait y réfléchir.
En matière d’écologie politique, le modèle reste l’Allemagne avec une écologie politique clairement ancrée à gauche. Mais cela reste tout de même très lié à deux phénomènes : l’absence du communisme en Allemagne de l’Ouest créant une aspiration à la gauche d’un SPD très recentré depuis 1959 et le programme de Bad Godesberg, et puis la nécessité, au début des années 1970 de réintégrer dans le jeu politique tout un monde alternatif orphelin des ultimes soubresauts des chimères révolutionnaires, et qui pouvait fournir au terrorisme ses soldats perdus.
D’une certaine manière, l’écologie politique est inscrite à gauche dans sa naissance puisqu’elle est un des aboutissements de la critique de la société de consommation caractéristique des années 1960. Elle critique la société engendrée par le capitalisme, même humanisé par l’État-providence, s’en prend au culte de la croissance économique, au productivisme, à la recherche du profit. Mais d’une autre manière, le refus du productivisme éloignait l’écologie d’une gauche qui se définissait encore, plus ou moins sincèrement, par la référence au marxisme.
Ainsi, à gauche par son refus global de la société existante, l’écologie politique pouvait se définir par un « ni droite ni gauche » en tant qu’elle voulait partir des questions environnementales (et non plus de la lutte des classes) pour articuler son refus de la société de consommation. Mais revenons à l’histoire de l’écologie politique en France.
En 1974, René Dumont est le premier candidat écologiste a une élection présidentielle, et autour de sa candidature (qui n’obtiendra qu’1,34% des voix) se fonde un mouvement, le « mouvement écologique ». En 1998, il sera l’un des membres fondateurs d’Attac ; l’écologie apparaît comme assez clairement ancrée à gauche. La défense de l’environnement, comme l’affirmation des droits des femmes et des minorités, paraissent des thèmes susceptibles de renouveler le discours du camp du « changement ». Cependant, l’ancien directeur de campagne de René Dumont, Brice Lalonde, lui-même candidat en 1981, n’appelle pas à voter François Mitterrand au second tour de la présidentielle.
Pourtant, quand les Verts, que l’on peut considérer comme constituant un véritable parti écologiste, sont fondés en 1984, Brice Lalonde désapprouve cette initiative. Dans un contexte où la gauche au gouvernement paraît connaître une crise d’identité, Antoine Waechter impose en 1986 aux Verts, avec sa motion majoritaire « l’écologie n’est pas à marier », une ligne « ni droite ni gauche ». Aux européennes, dont j’ai tendance à penser qu’elles sont les élections de toutes les illusions, les Verts passent la barre des 10%, puis le soufflé retombe et en 1993, Dominique Voynet initie un changement de cap qui ramène les Verts dans le giron de la gauche.
Antoine Waechter, qui a fondé son propre mouvement, n’a jamais réussi à réimposer au mouvement écologiste le « ni droite ni gauche ». Mais il y a une certaine logique dans son appel à voter François Bayrou en 2007. D’ailleurs, le Modem rassemble beaucoup de déçus de l’écologie politique…
Et la droite ? Ici, il faut revenir à Brice Lalonde. Celui-ci, en 1993, saute le pas. Lui qui a été membre des gouvernements Rocard et Cresson pendant le second mandat de François Mitterrand se rapproche d’Alain Madelin et compte parmi les soutiens d’Édouard Balladur. Mais s’il appelle à voter Jacques Chirac au second tour en 1995, c’est Corinne Lepage, avocate spécialisée dans les questions d’environnement, et jusque là écologiste indépendante, qui devient ministre de ce secteur.
Les Verts de Dominique Voynet (et depuis quelques années de Cécile Duflot) sont donc clairement ancrés à gauche. Antoine Waechter tente de maintenir la perspective d’une écologie « ni droite ni gauche ». Lui et Corinne Lepage (laquelle a semblé peut-être à tort un temps incarner une « écologie de droite ») on soutenu François Bayrou en 2007. Le seul écologiste historique à s’être clairement rallié à la droite est Brice Lalonde – ce ralliement, en 1993, a d’ailleurs été à l’origine de sa rupture avec Noël Mamère. Rappelons d’ailleurs que Lalonde était en 1984 hostile à la création d’un parti vert, ce qui impliquait une certaine relativisation de l’écologie politique.
Les tenants de l’écologie politique qui se sont ralliés à François Bayrou se sont-ils vraiment ralliés au centre ? J’en doute : ils ont plutôt pris au sérieux le « ni droite ni gauche » de Bayrou. Son refus affiché du jeu politique existant, son discours radical, voilà ce qui a attiré nombre d’écologistes en rupture de ban. Les écologistes qui se situent au « centre » sont donc précisément attirés parce qui fait douter du « centrisme » du Modem.
Il me semble personnellement que les présupposés de l’écologie politique, comme volonté de fonder une alternative politique globale à partir du souci de l’environnement, l’éloignent de la droite, et même du centre. La volonté de changer l’ensemble du fonctionnement de la société reste la caractéristique des pensées radicales. Une écologie d’extrême-droite serait peut-être envisageable, à partir d’une adoption totale de la socio-biologie et d’une exaltation du struggle for life, mais on est loin. Pour les écologistes, il ne s’agit pas tant de copier l’aspect impitoyable de la nature que de la préserver. D’autre part, le fait que le PS ait beaucoup appuyé sur l’écologie dans sa dernière déclaration de principe facilite un ancrage à gauche…
Mais l’écologie politique n’est pas toute l’écologie. Le souci de l’environnement est plus général, et le mouvement écologique prend aussi la forme d’un lobby pro-environnement ; la priorité absolue donné par ses militants à la défense de la nature ne leur suggère pas forcément une vision politique globale (ou l’illusion d’en avoir une). On peut suggérer ainsi une politique de sauvegarde de l’environnement comme on suggère une politique sociale, s’appuyant sur l’État et les collectivités locales, encourageant le secteur associatif, sans bouleverser tous les cadres existant. Négociant avec les entreprises et leurs représentants, privilégiant le « développement durable », se déclinant en une série d’objectifs concrets… dans la démarche de Nicolas Hulot, présentant son « pacte écologique » aux candidats à la présidentielle de 2007, il y avait de cela.
Dans le personnel politique de droite, Alain Juppé, après son séjour canadien, incarnait la possibilité de l’intégration par la droite française d’une démarché écologique ainsi conçue. L’envergure du personnage, ancien premier ministre, le fait qu’il ait eu le temps de se préparer à ce rôle, le rang qui lui était accordé dans le premier gouvernement Fillon de 2007, tout cela laissait bien augurer du projet. La défaite d’Alain Juppé aux législatives qui suivaient la présidentielle, son retrait subséquent (et conforme aux traditions de la Cinquième république) du gouvernement, ont ôté à cette orientation écologique le renfort d’une personnalité qui pouvait l’incarner de manière crédible et donner au « Grenelle de l’environnement » une réelle importance dans l’évolution de la culture politique de la droite française.
Le positionnement politique de Nicolas Sarkozy n’est pas plus un positionnement purement à droite que le positionnement de François Bayrou n’est un positionnement purement centriste. Le président est beaucoup plus qu’on ne le dit l’héritier de la volonté de synthèse gaulliste. Le « sarkozysme » est donc « attrape-tout » et peut réserver bien des surprises. Concrètement, rien n’indique que la droite fera moins pour l’environnement que la gauche, quand bien même cette dernière est potentiellement plus écologique…

mardi 25 août 2009

PS : le retour des primaires...


Ceux qui ne croient pas à l’existence des cultures politiques, au sens non pas seulement d’une série de références unifiantes, mais d’un ensemble d’idées et de réflexes, d’une limitation de la marge de manœuvre des individus, feront bien de se pencher sur le cas actuel du parti socialiste, victime prolongée de son refus de principe du leadership et de son obsession de la synthèse.
Un article du Monde nous informe, en pensant peut-être rassurer ceux qui s’intéressent à l’avenir de ce parti (et quel observateur de la politique française pourrait s’en désintéresser ?), que « l’idée de primaires gagne du terrain » au PS. Implicitement, il semble que beaucoup considèrent que l’accord sur l’organisation de primaires serait un événement positif du point de vue du principal parti de la gauche française. Certainement, à très court terme, cela permettrait de construire une unité de façade… mais plusieurs objections viennent tout de suite à l’esprit.
La première est que le système a déjà été rodé et qu’il n’a pas permis de souder le parti derrière la candidate. Il est certain que celle-ci y a mis du sien, mais on peut penser que de toute manière, les arrière-pensées des uns et des autres auraient empêché tout engagement massif tant que la victoire ne paraissait pas certaine. Le tandem candidat / parti n’aurait pas résisté aux inévitables fluctuations sondagières qui sont le lot des campagnes.
La seconde est que l’on traite du choix du candidat sans traiter de celui du programme. Hors c’est la séparation des deux qui est mortelle. Le programme de synthèse est forcément une collection des a-priori des militants ; aucun parti n’en sort indemne. De plus, il évite tous les choix et pour satisfaire tout le monde juxtapose les points de vue les plus contradictoires. Un programme à la fois plan-plan et peu crédible, c’est un lourd handicap pour n’importe quel candidat.
La troisième objection se nourrit de la profonde incompréhension du jeu politique dont témoigne le parti socialiste en cette affaire : en particulier de l’imbrication des problèmes de programme et des problèmes de personnes. Qu’on le veuille ou non, un parti politique est à la fois un lieu où s’élaborent des programmes de gouvernement et un lieu où prend place la compétition politique. Les idées et les ambitions s’y entrechoquent et en fait elles ont profondément besoin les unes des autres. Les idées doivent être portées par des ambitions et les ambitions être le vecteur de projets crédibles. Un candidat simple porteur d’un projet qu’il n’a pas élaboré est dénué de la puissance d’incarnation que réclame le leadership. Se présente-t-il comme simple représentant de son parti ? On lui objecte tout de suite le poste qu’il vise et la dimension nationale qui lui manque. Commence-t-il à mettre en avant ses propres idées, à se donner une dimension supra-partisane (figure obligée de l’entre-deux-tours) ? On lui remet sous le nez le programme de synthèse représentant la culture politique d’une seule part de la nation.
Seule l’âpreté des ambitions permet de faire les choix douloureux. Rien d’autre ne peut motiver des hommes et des femmes politiques à prendre le risque d’un choix clair. Ce n’est que quand les leaders s’affrontent, aidés de leurs équipes et munis de leur programme, pour le contrôle du parti, que des orientations lisibles peuvent se dessiner. Les vaincus forment une opposition clairement identifiable, qui prépare la relève au premier échec sérieux de l’équipe gagnante. Celui qui domine son parti acquiert par là même une stature nationale ; il prend l’habitude d’animer un travail collectif.
On m’objectera les primaires américaines : mais dans ces primaires, ce sont des candidats avec leur équipe et leurs programmes qui s’affrontent. Le système politique américain, avec l’articulation des Ét ats fédérés et de l’État fédéral, est assez vaste pour permettre la constitution de plusieurs écuries complètes au sein de la même famille politique. Qui croira cela de nos partis français ? Les primaires au sein du parti socialiste ne seraient crédibles que si le parti n’élaborait pas lui-même un programme pour les présidentielles, et là encore, l’élection est tellement décisive que l’équipe gagnante, qui élaborerait, ce programme prendrait de facto la direction du parti.
Le parti reste donc dans le découplage tragique des idées et des hommes, qui bloque tout à la fois son fonctionnement et sa rénovation idéologique.

mardi 11 août 2009

Bentham, un démocrate antimystique


Le personnage de Bentham (1748-1832) est fascinant, parce que ce penseur ô combien original a voulu à la fois fonder une science de l’homme en société et organiser la société selon des principes démocratiques. Comme pour Stirner l’autre fois, si nous cherchons ce qu’il y a de spirituel dans la démocratie, Bentham est pour nous un « bon client », mais malgré lui, puisqu’il a voulu fonder un ordre démocratique en tentant de se passer de toute dimension spirituelle.
Bentham est aussi un bon client pour les professeurs d’histoire des idées politiques en quête d’anecdotes croustillantes : sa momie trône dans la salle d’administration de l’Université qu’il a fondée à Londres, et il s’est fait disséquer devant ses étudiants pour servir la science. Il est aussi l’auteur du célèbre « panoptique », une prison dont les cellules, donnant sur une cour centrale, sont ouvertes : un gardien peut ainsi surveiller mille cellules… mais ce n’est pas ce qui nous retient aujourd’hui.
Bentham pensait avoir compris ce qui motivait le comportement de l’homme en société : celui-ci recherchait le plaisir (ou bien-être) et fuyait la peine (ou la douleur). Plaisirs et peines pouvaient faire l’objet d’un calcul. Chacun suivait ainsi son « utilité ». L’homme de Bentham, c’est l’homo oeconomicus de l’économie politique classique dont le champ se trouve étendu à tous les domaines de la vie. Mais il n’en tirait pas une vision individualiste de la société.
Son souci était en effet, depuis le début de sa vie intellectuelle, de chercher ce qui faisait qu’une loi était bonne. Il voulait fonder cela sur des considérations strictement scientifiques. Pas question pour lui de légitimation religieuse, ni de « droit naturel », bien sûr ; il lui fallait des considérations quantifiables et expérimentales. D’où cette formule magique : une bonne loi était celle qui maximisait le plaisir (le bien-être) du plus grand nombre, et ne lésait que les intérêts d’une minorité de citoyens. Le principe majoritaire, trouvait une extension considérable : outrepassant le strict respect de l’intérêt individuel et des droits personnels, Bentham pouvait envisager un État redistributeur, usant d’un impôt sur l’héritage pour assurer à chacun un revenu minimum. L’État-providence à l’horizon, en quelque sorte, une démocratie à la fois socialement efficace (au moins sur le papier) et privée de toute mystique (ce qui ne désolait bien sûr pas Bentham).
Rétrospectivement, la saisie de l’aspect social d’une démocratie qu’il envisageait comme représentative, et assise sur le suffrage universel, force l’admiration, parce que ce cocktail n’a finalement pas été anticipé par beaucoup de penseurs, au contraire. Mais outre le débat philosophique qu’a tout de suite soulevé l’œuvre de Bentham (peut-on fonder une morale sur l’intérêt ? Voilà de quoi faire s’entr’égorger une bonne centaine de philosophes), les commentateurs critiques de son œuvre ont souligné un phénomène étrange : les grands principes abstraits, qu’il avait cru pouvoir évacuer par la grande porte (aimé des révolutionnaires français comme philanthrope, Bentham méprisait la déclaration de 1789), rentraient en quelque sorte par la fenêtre. Pour faire valoir sa logique majoritaire, Bentham expliquait que toutes les « utilités » individuelles se valaient, donc que tous les individus étaient égaux en dignité. Comment justifier cela, sinon par un principe d’égalité ? Et ce principe, comment le fonder ? Finalement, le mystère du collectif, du respect de l’autre, demeurait entier… pour notre plus grand plaisir.

vendredi 24 juillet 2009

L'individu contre la démocratie ?


En 1844, Max Stirner publiait L’Unique et sa propriété. L’ouvrage souffre d’avoir été porté par une tradition politique qui a abouti à une impasse parfois sanglante, celle de l’anarchie. À première vue, la personne qui cherche à faire une théorie de la démocratie devrait le laisser de côté. Mais c’est maintenant, après l’effondrement des doctrines révolutionnaires, qu’il faut étudier et tout simplement lire ce genre d’ouvrage : on ne les lit plus désormais pour les solutions qu’ils proposent ou qu’ils esquissent, on les lit pour leur manière de poser radicalement des problèmes, on les lit pour être bousculé. Je le lis en particulier parce que je suis persuadé que ceux qui critiquaient le régime démocratique alors qu’il commençait à se mettre en place ont eu souvent une grande part de lucidité. Ce n’est pas forcément parce qu’ils comprenaient mal leur temps qu’ils n’ont pas réussi à proposer d’alternative politique crédible : révolutionnaires et conservateurs avaient parfois la lucidité de la haine. Vous savez, ces choses de nous que nos amis ne nous diront jamais, que nous préférons ignorer et que nos ennemis voient tout de suite. Les vérités, parfois que font surgir nos amis quand ils expriment, ou parfois suggèrent juste, un désaccord avec nous.
Marqué par la critique antireligieuse de Feuerbach, Stirner voulait la dépasser. Il pensait que l’homme passait son temps à inventer des abstractions dont il était ensuite le prisonnier. Et selon lui, l’ « esprit-prêtre » n’avait pas dit son dernier mot avec la révolution libérale et démocratique. On allait désormais adorer l’Homme en général, un modèle d’humanité regroupant ce que tous les hommes ont en commun, une image idéalisée de l’humanité à laquelle tous devraient se conformer. D’une certaine manière, il retrouvait les critiques que le libéralisme conservateur d’Edmund Burke adressait à la déclaration des droits de l’homme de 1789. Mais alors que Burke défend la tradition, les héritages culturels, comme fondement d’une liberté réelle mais limitée, Stirner défend l’épanouissement intégral de l’individu dans son unicité, uniquement soucieux de développement de son être, égoïste assumé pouvant ainsi nouer de vraies relations avec les autres sans brider sa liberté. Cet anarchiste profond, assumé, met en lumière un fait considérable : la démocratie libérale n’est pas strictement fondée sur les individus, comme bien après lui et sur d’autres bases, Milon Friedman le rêvait (cependant, Stirner a publié des traductions commentées de Jean-Baptiste Say). Elle postule une idée de l’Homme, voire même une vocation de l’Homme, quelque chose qui doit être assez général pour pouvoir s’appliquer largement. Stirner voit bien aussi quelque chose : c’est que la politique moderne est incapable d’assumer toutes les dimensions de l’individu, sous peine de le réduire à un pauvre être schématique. Nécessité et limites d’une idée de l’homme…
Stirner refusait cette fatalité, en partie parce qu’il estimait que tout discours sur l’homme en général était artificiel. Son antispiritualisme lui faisait associer l’individu à son organisme, à son corps unique. Sa haine des idées générales laissait peut-être la voie à une valorisation de la libre relation entre des individus différents… mais cette libre relation est à cent lieues de la politique. Nos ami(e)s, nos amours peuvent parler avec nous de politique en tête à tête : mais on regarde alors la cité comme d’un belvédère, et on construit surtout de la complicité, parce qu’on cherche surtout par là à découvrir l’autre dans ce qu’il a d’unique, son jugement, son regard sur les choses, sa sensibilité. En parlant alors ainsi de politique, on n’en fait pas : on s’en repose.

samedi 20 juin 2009

"Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous..."


C’est peut-être un lieu étrange qu’un blog pour cela, mais je voudrais de temps à autre poser quelques jalons pour une théorie de la démocratie libérale. Cet objet trop proche (nous y vivons, quoi qu’on en dise), reste flou, et les théories déjà disponibles (du moins celles que je connais) me paraissent manquer de chair. Je crois que le refus de lier investigation historique et investigation philosophique explique cela. Nous sommes tellement proches de cet objet que nous ne pouvons le mettre à distance qu’en mobilisant des considérations qui le dépassent. Les néoconservateurs américains, à la suite de Léo Strauss ont beaucoup insisté sur une difficulté interne de la démocratie : comment pourra-t-elle survivre au relativisme philosophique qu’elle favorise ? Si toutes les opinions se valent, alors comment affirmer le caractère universel des droits de l’homme, où le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ? Est-ce que la démocratie peut se passer de tout « socle métaphysique » ?
On pourrait certes se contenter de l’idée de l’avènement de l’individu, de son émancipation, de son autonomie accrue. Cela procède d’une vérité certaine. Mais le problème de la démocratie libérale est précisément celui de faire vivre la cité à partir de ces individus autonomes. On peut certes se cantonner à un point de vue exclusivement libéral et estimer que le problème n’existe tout simplement pas. C’est ce que fait Milton Friedman dans un texte publié en 1962 où il s’attaque à la phrase pourtant magnifique de John F. Kennedy (dans son discours d’investiture du 20 janvier 1961) : « Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous. Demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays ».
Phrase qui laisse un français de 2009, attaché à l’idée démocratique, particulièrement rêveur… Mais qui ne faisait pas rêver Milton Friedman, qui publiait ces lignes en 1962 dans Capitalisme et liberté. Il vaut la peine de le citer longuement, pour montrer ce qu’est l’approche libérale non pas en elle-même, mais quand elle ne veut pas se coupler avec une approche démocrate.
« Selon la première phrase de la déclaration présidentielle, le gouvernement est un tuteur, et le citoyen son pupille. Pour l'homme libre, qui se croit responsable de sa propre destinée, c'est là une opinion paternaliste. Quant à l'organicisme de la seconde phrase, il suppose que le citoyen est le serviteur - ou l'adorateur - d'un gouvernement qui est le maître - ou la divinité. Mais, aux yeux de l'homme libre, son pays n'est que la collection des individus qui le composent. Il ne les domine ni ne les dépasse. Cet homme est fier de l'héritage commun, fidèle aux traditions communes, mais il regarde le gouvernement comme un moyen - un instrument -, et non comme un distributeur de faveurs et de biens. On ne saurait l'adorer ou le servir aveuglément. Pour l'homme libre, la nation ne se propose aucun but propre, sinon celui qui résulte de l'addition des buts que les citoyens, chacun de leur côté, cherchent à atteindre, et il ne reconnaît d’autre dessein national que la somme des desseins individuels.
« L'homme libre ne se demande ni ce que son pays peut faire pour lui ni ce que lui-même peut faire pour son pays. La question qu'il se pose est plutôt la suivante : «Pour nous décharger quelque peu de nos responsabilités individuelles, pour atteindre nos divers buts, pour réaliser nos différents desseins, et, surtout, pour préserver notre liberté, comment pouvons-nous, mes compatriotes et moi, utiliser le gouvernement?» Et aussi: «Comment empêcher le gouvernement, notre créature, de devenir un monstre qui détruira cette liberté même pour la protection de laquelle nous l'avons établi? » »
La problématique de Kennedy, c’est finalement celle de la Virtus ( la vertu au sens civique). Tout ce qui dans la société nécessite qu’au moins quelques personnes fassent passer l’intérêt collectif avant leur intérêt particulier ; il en appelle à l’esprit civique, ce qu’on appelle de plus en plus en France, au risque de beaucoup d’ambigüités, l’esprit « citoyen ». Ce renvoi à l’idée de nation, de peuple, d’un collectif source de la légitimité politique, est éminemment démocratique. Au contraire, Milon Friedman applique à la vie politique le paradigme de l’homo oeconomicus (qu’il appelle ici « l’homme libre »). L’intérêt national n’existe pas en tant que tel : le pays n’est rien d’autre que la somme des individus qui le composent. La nation ne se pose pas de but propre, distinct de celui que chaque citoyen se donne. Friedman ne va cependant pas jusqu’à escamoter complètement le patriotisme, ce qui serait logique. Il précise que son « homme libre » est « fier de l'héritage commun, fidèle aux traditions communes ». La communauté existe donc dans ce texte, mais rejetée dans le passé. Mais pour le présent, et à supposer que le gouvernement représente la communauté, on reste plus perplexe : le citoyen de Milton Friedman (mais est-ce encore un citoyen ?) a le choix entre deux attitudes. La première est celle du consommateur : je vais me servir de l’État pour accomplir mes fins propres, que je peux partager avec un certain nombre de mes concitoyens. La seconde est : je vais me méfier de l’État (et donc du gouvernement qui le représente). Ce qui est amusant, c’est qu’on se croirait exactement sur la ligne revendicative de certains syndicats français et d’autres groupes d’intérêts : on en appelle à l’aide de l’État pour servir nos intérêts et on s’en méfie pour tout le reste. Nous sommes ici dans une position d’orthodoxie libérale (qu’on a trop souvent tendance en France à confondre avec le libéralisme dans son ensemble), du libéralisme constitué en système excluant tout autre logique que celle de l’ « homo oeconomicus ».
Mais dans cette perspective, comment peut-on renouveler l’ « héritage commun » dont « l’homme libre » est si fier ? On voit bien de quoi Friedman, en 1962, se méfie : un État tentaculaire, tout puissant, se servant de l’idée qu’il représente l’intérêt général pour écraser les individus et leur liberté. Cette angoisse, il a partage avec le Hayek de La route de la servitude (1944). D’où l’éviction totale du « paternalisme » (Kennedy à ses yeux est trop moralisateur, il n’a pas a prescrire à ses concitoyens telle ou telle attitude, l’État ne peut être ni philosophe ni professeur de morale) et de « l’organicisme » (considérer la société entière, ou la nation entière, comme un corps dont les individus ne seraient que les cellules, comme dans le cadre du catholicisme social ou du socialisme). On pourrait dire que ce libéralisme là est l’envers du totalitarisme, et qu’il prend figure de réaffirmation sur le mode intransigeant du libéralisme classique.
Cette optique, cependant, peine à définir une « démocratie libérale » où pourraient naître de vrais projets politiques. Elle dessine une forêt revendicative, où des particuliers, des groupes de pression, des associations (visant à promouvoir telle ou telle cause ou à défendre des intérêts catégoriels) se disputent la sollicitude d’un État qui, pour le reste, se borne à veiller au respect des lois. L’appel aux grandes passions collectives, l’appel même à l’esprit civique n’a plus de place alors dans la politique nationale. Finalement, l’optique de Friedman décrit en partie la démocratie libérale telle qu’elle fonctionne dans ses moments de « basses eaux » politiques. Elle rend bien difficile la réponse aux crises graves, le maintien d’une vraie dimension communautaire qui n’écraserait pas l’individu – voire même la défense, quand elle est menacée, de la liberté elle-même. Quels sont les ressorts, quelles sont les fondements métaphysiques de l’esprit civique ? La question reste posée.

vendredi 5 juin 2009

Ce qu'un clash peut révéler


La prise de bec entre Daniel Cohn-Bendit et François Bayrou est du pain bénit dans une campagne européenne dont on peut dire qu’elle ne passionne pas les foules, quand bien même les militants peuvent s’y investir afin que leur formation sorte avec les honneurs de ce « test politique ». Enfin de l’animation… Ce clash m’intéresse surtout pour ce qu’il nous apprend sur François Bayrou et plus encore sur la situation où il a mis, en France, une partie importante du centre. Il m’intéresse aussi parce que je cherche à mieux cerner le substrat éthique, philosophique, voire spirituel, de la démocratie politique. Derrière tout échange politique un peu vif, toute discussion animée, même d’un niveau faible, il y a une conception de la démocratie qui se profile, puisque la démocratie est consubstantielle au libre débat politique.
Revenons en détail sur cet échange. François Bayrou commence un déplacement du débat politique vers la charge personnelle avec son « quand on fait des réponses trop longues, c’est qu’on se sent mal ». Il ne s’agit plus de contrer des arguments (vous avez tort ou raison, je ne suis pas d’accord, cela n’est pas exact, etc.) mais de mettre en jeu la personnalité de l’adversaire. On n’interprète plus ce qu’il dit, mais la manière dont il le dit, manière sensée révéler son malaise intérieur. Sa mauvaise conscience. Daniel Cohn-Bendit affirme en retour qu’il n’est pas « mal à l’aise » mais « fatigué », entre autres par les insinuations qui font de lui une sorte d’allié du président de la République. François Bayrou cite ensuite la réponse de Nicolas Sarkozy à une interpellation de Daniel Cohn-Bendit, réponse dans laquelle le premier dit au second qu’ils se téléphonent souvent, et qu’il est venu trois fois déjeuner à l’Élysée.
C’est ce dernier détail qui met le feu aux poudres. Le candidat écologiste précise qu’il y est venu en tant que président de groupe, et le leader du Modem enfonce le clou d’un « vous êtes mal à l’aise ». Le tutoiement de Daniel Cohn-Bendit, le voussoiement de François Bayrou s’opposent au long de l’échange : on a l’impression que le second éloigne le premier pour mieux épauler et viser.
C’est alors que Daniel Cohn-Bendit qualifie l’attitude de son adversaire d’ « ignoble », et il s’en explique : le président du Modem sait que les présidents de groupe sont amenés à déjeuner avec le président de la République. C’est François Bayrou qui passe au substantif, essayant de dire quelque chose sur l’ignominie (il s’apprête probablement déjà à relancer la polémique de 2001 qui avait déjà touché Daniel Cohn-Bendit) ; il ne peut interrompre son adversaire, qui lance le fameux, « ben mon pote, jamais tu seras jamais président de la République parce que t’es trop minable ». Ce n’est pas cette dernière phrase, semble-t-il, qui a fait sortir François Bayrou de ses gonds, puisque celui-ci essayait déjà de rebondir sur « l’ignominie » avant que Daniel Cohn-Bendit ne l’insulte. François Bayrou n’est pas sorti de ses gonds. Il a choisi de contrer son adversaire, qui vient de neutraliser l’argument de la proximité avec Nicolas Sarkozy, en sortant une arme d’un autre calibre… Et il retourne l’accusation d’ignominie en relançant les accusations de 2001.
Je penche pour la vérité de ce qu’on dit aujourd’hui au siège du Modem : l’argument était prêt. Cela en dit tout de même long sur la faiblesse (numérique et/ou intellectuelle) de l’entourage du candidat Bayrou. Que personne n’ait dissuadé le président du Modem de descendre aussi bas dans la polémique politique est en soi une information intéressante. Les conseillers sont souvent plus précieux par les bêtises qu’ils empêchent de faire que par les directions qu’ils proposent. Peut-être y a-t-il eu quelques voix lucides, qui n’ont pas été entendues ? Peut-être cet argument était-il tenu en réserve « au cas où » ?
Tout cela apprend des choses sur François Bayrou, sur le centre et sur la situation du débat démocratique français.
Sur François Bayrou. Homme certainement courageux, mais seul et voulant l’être. La stratégie du « tout présidentiel », ce pari audacieux de se servir de l’élection la plus défavorable aux centristes pour remettre le centre au premier plan aboutit à une fixation névrotique sur le président de la République actuel. Sur quel enjeu François Bayrou a-t-il utilisé cet argument massue nauséabond ? Sur la question de la proximité ou pas de son adversaire avec… Nicolas Sarkozy. Pour quelles élections ? Les européennes. Que venait faire Nicolas Sarkozy dans un débat entre le Modem et Europe-écologie sur les élections européennes ? D’autre part, comment est organisé l’entourage de François Bayrou pour qu’un argument aussi lamentable soit « validé » avant un débat ?
Enfin, François Bayrou a-t-il relancé le centrisme, ou l’a-t-il profondément transformé ? L’usage de plus en plus fréquent de l’argument ad hominem, le fait de voir la main de Nicolas Sarkozy, du « système » ou des milieux d’affaires derrière chaque contradicteur direct, tout cela, c’est ce que l’on fuit en politique quand on est de tempérament centriste. Quand on est centriste, c’est que l’on ressent un certain malaise vis-à-vis des tendances manichéennes de la politique démocratique. Que l’on cherche à les limiter, à les surmonter. À ce qu’elles ne nous aveuglent pas. Ce n’est pas croire qu’on a autant d’ennemis mortels à droite qu’à gauche et à gauche qu’à droite. La thèse du complot, traduction politique de la paranoïa, ne sied qu’à ceux qui considèrent la politique comme une guerre.
Pauvre centre, finalement. Entre le centre gauche inaudible au parti socialiste, le centre droit muet dans l’UMP, il reste donc un conglomérat écologico-catholique entraîné par son chef vers un refus profond de la politique démocratique, un « ni droite ni gauche » dont la seule justification est une affaire de stratégie présidentielle. Ni le Pen ni Besancenot, mais leur empruntant ce qu’ils ont en commun. Et pourtant, quel boulevard, actuellement, aurait un centre, combattant la démagogie anti-européenne au lieu d’y participer, privilégiant le travail de fond sur les effets d’annonce, assumant un rôle modernisateur, refusant l’infantilisation politique, ne confondant pas l’alliance du libéralisme et de la dimension sociale avec l’antilibéralisme stérile, et abordant enfin cette redoutable impasse théorique qu’a été pour lui la question nationale. Mais peut-être est-ce surtout le temps de la réflexion pour cette famille d'esprits…
Pauvre débat démocratique : avoir déjeuné avec le président de la République devient une marque d’infamie. Il faut s’en défendre. On me dira que prendre un repas en commun, c’est le rite social par excellence. Justement. Il est bon que le président reçoive des opposants à sa table, et il est bon que les opposants s’y rendent. Il est bon qu’ils mangent ensemble. Cela rappelle aux partisans des oppositions qu’ils ne sont pas des citoyens de seconde zone, aux partisans de la majorité qu'ils ne sont pas seuls dans le pays, cela distingue le président en fonction du chef de la majorité présidentielle. Cela montre qu’il y a quelque chose en commun entre toutes ces familles politiques, qui sont françaises et républicaines. Que des révolutionnaires de gauche ou de droite refusent cela, c’est logique : la politique est pour une guerre, et l’adversaire politique l’ennemi. Que des partis qui acceptent l’alternance démocratique partagent ce refus, c’est préoccupant. Que Daniel Cohn-Bendit et Nicolas Sarkozy puissent se parler autour d’une table me paraît une bonne chose. En faire une accusation, c’est tenir un discours de guerre civile. On a souvent reproché aux centristes de ne faire l’unanimité que contre eux, par un effet imprévu de leur souci de conciliation. Il était réservé à notre époque de voir l’un d’entre eux tenter la stratégie inverse.

vendredi 15 mai 2009

Lettre à une collègue


Chère commentatrice et chère collègue
Je suis très flatté que vous peiniez à comprendre ma position : bien sûr, on peut toujours se plaindre de n’être pas compris, mais je trouve cela plutôt agréable. D’abord parce que vous me lisez attentivement et cherchez à me comprendre, ensuite parce que votre démarche postule qu’il y a quelque chose à comprendre. Enfin, parce que vous me faites implicitement crédit d’une position originale (peut-être incohérente…), qui n’entre pas dans les cadres existants. Vous exposez votre perplexité d’une manière si précise, que vous levez bien des lièvres. Je vais essayer de les rattraper, ou de n’en pas trop laisser filer.
Je n’ai pas cherché à livrer sur le « mouvement » une position clef en main, et j’ai moi-même eu du mal à me fixer. Je ne pense pas mépriser les collègues qui y sont engagés, d’abord parce que je ne les juge pas en bloc ; je ressens par contre vis-à-vis d’une partie d’entre eux une colère sourde que j’ai du mal à maîtriser, et qui transparaît parfois. La colère que l’on ressent devant un gâchis évitable, qui me fait parfois penser que « sauvons l’Université » devrait changer de nom... Mais soyons plus précis.
Vous me lisez depuis longtemps et vous savez que j’essaie de relier l’actualité aux évolutions à moyen et long terme, mais aussi à des principes qui me semblent constituer des invariants de l’action politique – et aussi à une vision de la démocratie libérale.
Je vais commencer par distinguer deux choses qui sont mêlées dans votre commentaire : le jugement sur les modalités du « mouvement » et le jugement sur le fond.
Sur les modalités, je serai très clair : les collègues qui manifestent, qui font grève et renoncent comme la loi leur en fait obligation à leur journée de salaire, qui multiplient tribunes, pétitions, ont droit à tout mon respect. Ils ne font qu’utiliser les moyens que l’on a de faire connaître son mécontentement et de tenter d’influencer le gouvernement et les législateurs dans une démocratie représentative. Je suis tout à fait d’accord pour qu’ils se réunissent en Assemblées Générales. Ces AG représentent ceux qui sont mobilisés, elles peuvent servir à choisir la manière dont la mobilisation va se poursuivre, les principes qu’elle va défendre. (Je ne peux cependant m’empêcher de sourire quand on m’évoque les collègues tournant en rond autour de l’Hôtel de Ville, inconscients du symbole qu’ils matérialisent, mais on ne se refait pas…)
Je n’ai aucun respect envers ceux qui ne respectent pas la loi de la République, qui m’empêchent de faire cours et empêchent les étudiants qui le désirent de suivre leurs cours. Je prends bêtement au sérieux ce qu’il y a dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen que nous serinons à nos chères têtes blondes. Nul ne peut obliger à faire ce que la loi défend ni empêcher de faire ce qu’elle permet. On ne peut sortir de l’État de droit démocratique, sortir de la légalité politique que lorsque l’État de droit lui-même est menacé. Une loi sur l’enseignement supérieur ne le menace pas.
Surtout, je ne crois pas que « la fin justifie les moyens ». Au contraire, accepter l’État de droit, c’est précisément accepter de n’employer pour parvenir à ses objectifs politiques et syndicaux que des moyens légaux. C’est peut-être frustrant, parce que cela limite l’efficacité de notre action, mais c’est ce qui nous permet de vivre ensemble avec nos divergences. Je regrette que le gouvernement n’écoute que les plus radicaux, mais pour moi ce n’est pas un argument en faveur de l’action illégale : en démocratie, il faut aussi, parfois, savoir perdre.
Je ne suis pas d’accord avec ceux de mes collègues qui ont appelé les étudiants au secours de leurs revendications, même justifiées. Quand certains affirment par exemple devant des étudiants de licence qu’ils sont évalués « par les colloques », j’ai honte. Je n’aime pas qu’on profite de l’idéalisme des étudiants, ni de la confiance qu’ils nous font, pour leur imposer notre point de vue.
Je n’ai aucun respect pour une AG quand elle prétend décider si on va ou pas bloquer la faculté, c’est-à-dire si on va ou pas respecter la loi de la République. Je n’ai aucun respect pour une équipe présidentielle (vous voyez de qui je veux parler) qui organise la subversion et pratique le double langage (« Il faut pouvoir reprendre les cours… Oh, quelle surprise les salles sont fermées. »)
Comme tout un chacun, je crois que nous manquons de contre-pouvoirs et c’est pour cela que je cherche, comme beaucoup d’autres, à ce que la question institutionnelle soit posée. Mais je ne crois pas que l’on puisse identifier le fait qu’un gouvernement légitimement désigné fasse des réformes que l’on conteste et la « tyrannie de la majorité ». La tyrannie de la majorité selon Tocqueville, c’est quand les droits de la minorité ne sont pas respectés. La culture de l’alternance suppose que l’opposition reste dans un cadre légal et surtout prépare cette alternance. Je déplore que le gouvernement ait présenté des textes mal ficelés, comme le statut des enseignants chercheurs, ou brusqué inutilement le milieu dans l’affaire de la mastérisation. Mais où sont les réformes de fond engagées après les « larges concertations » ? Je crains que la gauche ne se stérilise en voulant contrer l’actuel gouvernement en permanence, alors qu’elle a une alternance à préparer. Pour l’instant, en s’alignant sur les syndicats, elle se prive par avance de toute marge de manœuvre, pour un bénéfice politique douteux.
Parlons maintenant des objectifs du mouvement. Il n’était pas au départ, comme vous le dites dans votre second commentaire, l’abolition de la loi LRU, qui avait été soutenue par la gauche modérée et combattue surtout par la gauche radicale. Cet objectif n’a été mis en avant qu’au début de la phase de radicalisation/pourrissement du mouvement. Il est d’ailleurs une des raisons (avec le souci des étudiants) pour laquelle le travail a repris dans nombre d’universités. Je ne suis personnellement contre ni l’autonomie des universités qui doivent pouvoir avoir une politique d’établissement, ni contre le principe même de l’évaluation. Les chercheurs du CNRS sont évalués, pas nous. Ce n’est pas normal. Membre du CNU et de divers comités de spécialistes, je vois trop de candidats munis d’excellents dossiers rester en dehors de l’Université pour être opposé à ce qu’on envisage d’autres types de contrats pour les recruter. Je ne communie pas avec l’optique du renforcement des garanties des gens en place pour laisser les jeunes dehors.
Une réforme mal faite qui va dans la bonne direction peut être soutenable, quitte à la modifier ensuite (c’est le cas de la loi LRU, dont un brossage d’ailleurs se prépare, et dont je suis persuadé que la gauche l’amendera peut-être mais ne le supprimera pas). Le statut des enseignants-chercheurs était à mon sens trop mal fichu pour être soutenable, par contre son aspect inapplicable aurait rendu très vite nécessaire de l’amender.
Je suis contre tout ce qui coupe l’Université du monde environnant et en fait un antimonde. Le refus par exemple (au moment du mouvement anti-LRU de l’an dernier) d’accueillir dans les conseils des représentants de la société civile et des entreprises est une aberration, qu’on ne peut soutenir que si l’on rêve d’une étatisation totale de l’économie, tous nos étudiants devenant alors de futurs fonctionnaires. C’est même à mon sens un refus de nous présenter devant des non-chercheurs en expliquant ce que nous faisons. Un manque de confiance énorme dans la valeur de ce que nous faisons.
J’essaie d’inscrire ma réflexion dans le moyen et le long terme : la loi LMD a commencé le désenclavement des universités, la loi LRU permet de réfléchir davantage à notre offre de formation, nous redevenions compétitifs par rapport aux classes prépa et au privé supérieur dont on oublie toujours à quel point il est important dans notre pays. L’image que nous donnons à l’extérieur (je discute très souvent avec des gens qui ne sont pas du milieu universitaire) est désastreuse. Le résultat le plus clair du mouvement, c’est de faire régresser les établissements que fréquentent les jeunes issus des milieux les plus larges de la société, et de renforcer les lieux de la reproduction sociale. Est-ce que le jeu en vaut la chandelle ? À un moment donné, il faut se demander si empêcher cette loi de passer est un objectif absolu, qui vaut le sacrifice d’un semestre pour les étudiants et une baisse de 25% des inscriptions en fac. Le gouvernement a sa part de responsabilité dans ce gâchis, mais le milieu universitaire a aussi la sienne. Il nous faudra repartir avec quelques années perdues et une image en ruine. Mais nous repartirons. Les étudiants, la recherche, l’Université en valent la peine.
J’espère que ma position est plus claire à vos yeux. Je suis toujours un peu gêné quand je suis contraint d’être affirmatif à ce point ; on lie toujours des propositions contestables à d’autres qui le sont moins. Mais le rôle d’un blog est aussi de se rendre « discutable »… Et puis, je ne voudrais pas terminer par du négatif. Nous avons entre les mains un moyen considérable pour peser sur les évolutions de long terme : notre enseignement. La pensée diffusée ne fait pas tout, mais elle compte. Nos sciences humaines sont des disciplines de formation : formons, ne nous en lassons pas. Quand nous paralysons le système, nous nous désarmons pour les combats qui comptent vraiment. En tout cas, merci encore, chère commentatrice que je ne connais pas, de m’avoir poussé dans mes retranchements, et poussé, par la finesse de votre critique, à lever des ambiguïtés dont, finalement, celui qui écrit est toujours responsable.