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jeudi 21 avril 2011

Bentham / Tocqueville


Quand Jeremy Bentham, à la fin du XVIIIe siècle, a créé l'utilitarisme, il a fait scandale. Il définissait l'être humaine par la recherche du plaisir (du bien-être) et la fuite de la douleur (de la peine). Cette vision d'un homme guidé au fond par son intérêt héritait d'un certain pessimisme classique et entrait en résonnance avec l'économie politique, qui tournait autour du modèle de l'homo oeconomicus. C'est d'ailleurs un hériter critique de Bentham, John Stuart Mill, qui devait définir ce dernier.

Bentham était persuadé d'avoir dégagé là le fondement d'une science de l'homme. Il estimait que l'on pouvait mathématiquement mesurer le degré de plaisir et de peine connus par l'individu. Mais la science sociale qu'il pensait avoir fondé ne débouchait pas sur une apologie de l'égoïsme. À ses yeux, toutes les utilités personnelles étaient équivalentes, aucune ne pouvait prendre le pas sur les autres. Lui qui détestait toutes les abstractions, et restait pour cela indifférent à la métaphysique des droits de l'homme, retrouvait ainsi l'égalité comme valeur.

Les critiques n'ont pas manqué d'y voir une inconséquence. Grâce à elle, cependant, Bentham s'installait au cœur de la mentalité démocratique : la quête du bien être y est fondamentale, et le principe majoritaire capital. Il envisageait ainsi une vraie politique sociale, financée par un impôt redistributeur. La bonne politique était celle qui, selon ses termes, "maximisait" le bien-être du plus grand nombre.

Par ailleurs, Bentham était un libéral, partisan du gouvernement représentatif. Parmi les libéraux du XIXe siècle, beaucoup, cependant, ont pensé que l'utilitarisme était un péril grave pour la liberté. Au nom de bien-être, ne risquait-on pas de sacrifier celle-ci ? Les Constant, les Cousin, les Tocqueville ont eu cette crainte, qui m'a longtemps paru bien abstraite.

L'État-providence, au fond, repose sur une logique utilitariste. Il cherche à assurer le bien-être du plus grand nombre, et c'est là sa légitimité profonde. Il a profondément transformé les sociétés occidentales par une série de restrictions des libertés. Cela commence avec Bismarck et ses cotisations obligatoires pour patrons et ouvriers. Cela continue avec toutes les mesures que l'on prend pour la santé publique, par exemple l'obligation d'afficher des photos atroces sur les paquets de cigarettes, ou l'interdiction de certaines substances.

C'est un grand spectacle, au fond, que de voir s'affronter deux logiques dans nos sociétés : celle de l'utilitarisme, qui vise avant tout le bien-être, et, au fond, le préfère à la liberté, et celle de ce que Benedetto Croce appelait la "religion de la liberté" (et qui existe en deux versions, la libérale et la libertaire). Le match Bentham / Tocqueville est au fond un match nul, partant de deux points de vue très légitimes.

Entre la loi de la jungle et l'infantilisation des citoyens, entre la liberté et les contraintes nées de la solidarité sociale, nous n'aurons jamais fini de débattre. Quand bien même la démocratie libérale devrait s'étendre sur le monde entier, la politique ne s'éteindrait pas, parce que cette tension intime continuerait de travailler le corps social. Il suffisait pour s'en convaincre de sentir, au fond des réactions diverses à l'ajout des fameuses photos-choc, se combattre l'irritation contre un État paternaliste et la prise de conscience qu'il y avait là un vrai problème de santé publique.

mardi 11 août 2009

Bentham, un démocrate antimystique


Le personnage de Bentham (1748-1832) est fascinant, parce que ce penseur ô combien original a voulu à la fois fonder une science de l’homme en société et organiser la société selon des principes démocratiques. Comme pour Stirner l’autre fois, si nous cherchons ce qu’il y a de spirituel dans la démocratie, Bentham est pour nous un « bon client », mais malgré lui, puisqu’il a voulu fonder un ordre démocratique en tentant de se passer de toute dimension spirituelle.
Bentham est aussi un bon client pour les professeurs d’histoire des idées politiques en quête d’anecdotes croustillantes : sa momie trône dans la salle d’administration de l’Université qu’il a fondée à Londres, et il s’est fait disséquer devant ses étudiants pour servir la science. Il est aussi l’auteur du célèbre « panoptique », une prison dont les cellules, donnant sur une cour centrale, sont ouvertes : un gardien peut ainsi surveiller mille cellules… mais ce n’est pas ce qui nous retient aujourd’hui.
Bentham pensait avoir compris ce qui motivait le comportement de l’homme en société : celui-ci recherchait le plaisir (ou bien-être) et fuyait la peine (ou la douleur). Plaisirs et peines pouvaient faire l’objet d’un calcul. Chacun suivait ainsi son « utilité ». L’homme de Bentham, c’est l’homo oeconomicus de l’économie politique classique dont le champ se trouve étendu à tous les domaines de la vie. Mais il n’en tirait pas une vision individualiste de la société.
Son souci était en effet, depuis le début de sa vie intellectuelle, de chercher ce qui faisait qu’une loi était bonne. Il voulait fonder cela sur des considérations strictement scientifiques. Pas question pour lui de légitimation religieuse, ni de « droit naturel », bien sûr ; il lui fallait des considérations quantifiables et expérimentales. D’où cette formule magique : une bonne loi était celle qui maximisait le plaisir (le bien-être) du plus grand nombre, et ne lésait que les intérêts d’une minorité de citoyens. Le principe majoritaire, trouvait une extension considérable : outrepassant le strict respect de l’intérêt individuel et des droits personnels, Bentham pouvait envisager un État redistributeur, usant d’un impôt sur l’héritage pour assurer à chacun un revenu minimum. L’État-providence à l’horizon, en quelque sorte, une démocratie à la fois socialement efficace (au moins sur le papier) et privée de toute mystique (ce qui ne désolait bien sûr pas Bentham).
Rétrospectivement, la saisie de l’aspect social d’une démocratie qu’il envisageait comme représentative, et assise sur le suffrage universel, force l’admiration, parce que ce cocktail n’a finalement pas été anticipé par beaucoup de penseurs, au contraire. Mais outre le débat philosophique qu’a tout de suite soulevé l’œuvre de Bentham (peut-on fonder une morale sur l’intérêt ? Voilà de quoi faire s’entr’égorger une bonne centaine de philosophes), les commentateurs critiques de son œuvre ont souligné un phénomène étrange : les grands principes abstraits, qu’il avait cru pouvoir évacuer par la grande porte (aimé des révolutionnaires français comme philanthrope, Bentham méprisait la déclaration de 1789), rentraient en quelque sorte par la fenêtre. Pour faire valoir sa logique majoritaire, Bentham expliquait que toutes les « utilités » individuelles se valaient, donc que tous les individus étaient égaux en dignité. Comment justifier cela, sinon par un principe d’égalité ? Et ce principe, comment le fonder ? Finalement, le mystère du collectif, du respect de l’autre, demeurait entier… pour notre plus grand plaisir.