vendredi 22 août 2008

Pour la rentrée scolaire


La rentrée scolaire approche. Enfants et adolescents vont, dans le flot d’informations qui va les bombarder, entendre de l’histoire. Une vision du passé qui dépasse leur mémoire, leur expérience, qui, d’une manière ou d’une autre, les situe dans l’humanité, leur sera proposée.
Quelle vision du passé proposer aux enfants ? Comme toujours quand une question compliquée se pose, il y a des gens pour tenter de la résoudre en la niant. L’obsession contemporaine pour la méthode en histoire, la technicisation croissante de notre discipline dans le secondaire à coup de prescriptions méthodologiques, de décomposition de chaque exercice en de multiples étapes, avec le risque de mourir en vue de la terre promise (qui a jamais fait dans une dissertation/composition une introduction parfaite, avec une ou des problématiques parfaites, un plan irréprochable, un développement impeccable suivi d’une conclusion d’une sûreté modèle ? Au bout de tout cela, quand vous êtes membre du jury d’écrit de l’agrégation, on vous dit : ne cherchez pas la copie parfaite, elle n’existe pas…), tout cela peut faire croire que le problème ne se pose plus.
Enseigner l’histoire aux enfants et aux adolescents, c’est toujours simplifier. Toujours laisser de côté des événements, des analyses et en mettre d’autres en avant. Cet acte ne peut être neutre, mais il est inévitable. On parle beaucoup de « retour au récit » dans l’enseignement de l’histoire, et je m’en réjouis… mais ne croyons pas que cela nous mènera à une histoire neutre. Pierre Nora a fait dans cet ouvrage classique, Les Lieux de mémoire, une analyse passionnante du « petit Lavisse », le manuel que le grand historien rédigea pour les classes du primaire, racontant l’histoire de France. Il en met au jour l’axe dominant, celui de la construction de l’État nation, et le manque d’une approche pluraliste à l’anglo-saxonne. Cela pourrait nous conduire à être bien sévères, mais posons-nous le problème à l’envers : qu’écririons-nous si, dans un petit volume illustré en gros caractères, nous devions raconter l’histoire de France ? Que mettrions-nous en avant ?
Aucun discours méthodologique ne nous fera échapper à la dialectique du Même et de l’Autre. Nous pouvons proposer aux enfants et aux adolescents un enseignement qui les aide à essayer de répondre à deux questions fondamentales : d’où venons-nous ? et : qui sommes-nous ? Les programmes du lycée (ceux du collège viennent d’être renouvelés) insistent beaucoup sur le « d’où venons-nous » en explorant les racines du monde contemporain. J’ai un regret pour le programme de seconde : l’éclipse du monde romain, et le fait qu’on ne puisse pas suivre la construction de l’État au Moyen Age. Cela conduit à enseigner l’histoire de la démocratie à la W. Bush : la citoyenneté, les grands principes démocratiques et le vote suffisent pour faire une démocratie. L’idée que la construction d’un État de droit, lente et difficile, soit un préalable n’apparaît pas. J’ai un second regret, qui peut surprendre de la part d’un contemporanéiste : au lycée, à partir du troisième trimestre de seconde, on ne fait que de l’histoire contemporaine. Cela n’éduque pas assez à l’Autre. L’habitude de comprendre des civilisations qui ont fonctionné différemment de la nôtre me paraît formatrice pour des jeunes qui grandissent à l’heure de la mondialisation…
Et puisque nous sommes dans les regrets, j’en exprime un dernier : nulle part, on ne trouve dans les programmes une vision tant soit peu continue de l’histoire nationale. Peut-être aurait-on pu la placer au collège ? Cela aurait constitué un axe, permettant de s’élargir ensuite à l’Europe et au monde…
Sortant de quelques années de travail dans l’univers des manuels scolaires, je ne voudrais pas cependant m’en tenir à la dialectique du Même et de l’Autre et à un point de vue relativiste. Il y a aussi le fait, tout simplement. Des gens, des actions… on ne peut pas tout dire en histoire, mais tout ce qu’on dit doit être vrai et vérifiable. On peut ne pas tout raconter, mais il faut raconter précisément. Et ce n’est pas la « leçon de morale » qu’un universitaire assènerait à ses collègues du secondaire : quand je prépare un cours sur des sujets que je crois bien connaître, je suis toujours surpris de tout ce que j’apprends en cherchant simplement à faire une chronologie des faits bien établis.

jeudi 7 août 2008

Spiritualisme ou matérialisme ?

L’expérience de l’historien, s’il ne veut pas vivre complètement dans une bulle (ou dans un mausolée), est parfois un peu schizophrénique, mais je pense qu’elle peut donner à notre regard la profondeur qui lui manque. Je travaille en ce moment sur Victor Cousin, un philosophe spiritualiste du XIXe siècle. Rationaliste, mais persuadé que la raison atteste l’existence de Dieu, l’autonomie de l’âme par rapport au corps, l’éternité et la permanence des valeurs morales. Partisan de la sécularisation, il pensait cependant qu’il fallait éviter le basculement dans le matérialisme, et comptait pour cela sur la collaboration de la libre philosophie et de la religion…
En même temps, parce que c’est la période des vacances (et on sait bien que les universitaires ne sont jamais totalement au boulot et jamais totalement en vacances, éternels étudiants qu’ils sont un peu), je fréquente aussi ces grandes surfaces (d’alimentation, de meubles, d’articles de sport) plantées dans cette plaine de Caen où nous allons, ma famille et moi, dès que nous pouvons.
Entre les grandes envolées de Cousin, l’élévation continuelle où il se maintient, ses réflexions sur la liberté, sur le règne souhaitable de la Raison, et le prosaïsme des rayons bien garnis entre lesquels déambulent des consommateurs interchangeables (moi itou), je me trouve face à un double spectacle : les réflexions d’un penseur qui se préoccupe de maintenir des valeurs spirituelles, quand bien même on ne peut vraiment l’inclure dans une tradition religieuse, et le triomphe de la société de consommation, qui repose sur le modèle du consommateur. Grande est la tentation d’opposer la nature humaine telle que Cousin la rêve, et la nature humaine telle qu’elle se révèle au milieu de la paix, de la prospérité et de la liberté.
Mais cela serait typiquement du mépris d’intellocrate. Qu’est-ce que je sais de ces consommateurs que je croise dans les rayons, de leurs aspirations, de leurs espérances ? En fait, la société de consommation est un mystère : un miracle historique, le recul, pour des millions de femmes et d’hommes, de la misère, de la faim, de la maladie… Un îlot de prospérité, mais que la mondialisation tend à accroître. Une nouvelle étape pour l’humanité, qui peut-être sera enfin, au moins majoritairement, délivrée de nombres d’angoisses qui tenaillent l’espèce depuis les origines.
Et toutes les vieilles questions qui pourtant sont toujours là. Celles qui hantaient Victor Cousin et ses pairs. L’histoire de l’humanité a-t-elle un sens ? La vie individuelle a-t-elle un sens ou est-elle un pur phénomène ? Comment agir au mieux de l’intérêt de la nation ? de l’humanité ? Sommes-nous simplement des animaux supérieurs ou la conscience représente-t-elle profondément autre chose ? Les traditions religieuses font-elles partie du passé, où ont-elles encore quelque chose d’irremplaçable à nous dire ?
Ce ne sont pas seulement les plats surgelés, les fruits, les articles de sport ou les meubles qui sont plus facilement à la disposition de plus de gens. Ce sont aussi les informations, ce sont aussi les grandes œuvres, ce sont aussi les trésors culturels de l’humanité, et du même mouvement. J’aime dans notre temps ce renvoi continuel à notre responsabilité, et j’ai la conviction qu’on avance parce qu’on cherche encore et toujours à répondre à ces vieilles questions…