dimanche 23 février 2014

Le long chemin de l'Ukraine

Nous avons toujours besoin d'une sorte de grammaire des révolutions. Comme beaucoup, je suis avec intérêt ce qui se passe en Ukraine. Tout comme Alexandre Terletzski (http://iphilo.fr/2014/02/21/ukraine-un-chemin-etroit-entre-romantisme-revolutionnaire-et-prudence-politique/) je suis parfois atterré de voir que le romantisme révolutionnaire, dont l'essor est bien compréhensible chez les manifestants, chez les insurgés ukrainiens, sert ici de grille d'analyse pour nombre de commentateurs.

Historien, j'ai tendance à accuser la méconnaissance générale de l'histoire de nos révolutions nationales, et en particulier de la Révolution française et de 1848. Il suffit de suivre leur histoire fascinante, charriant grandeur, héroïsme et mécomptes, pour se convaincre de certaines vérités que nous oubliions déjà avec enthousiasme au moment des révolutions dites du "printemps arabe".

1. Une révolution n'entraîne jamais l'ensemble d'un peuple. Un pouvoir qui tombe garde toujours des partisans. Elle met donc toujours en question l'unité nationale, qu'il faut se préoccuper de rétablir d'une manière ou d'une autre.

2. Une révolution porte l'espoir d'un changement total et du règlement de tous les problèmes aux yeux de ses partisans. Elle est donc conduite à décevoir rapidement ses soutiens les plus enthousiastes, parce qu'un changement politique, même désirable, ne suffit jamais à régler tous les problèmes auxquels une société est confrontée.

3. Une révolution doit savoir se terminer rapidement, sous peine de voir monter dans le pays qui la touche une requête d'ordre qui peut être politiquement traduite et utilisée.

Les diplomates européens ont bien compris cela, mais la journée du 22 février a montré toute la difficulté d'une stabilisation. Au moins ont-ils montré que l'Europe, dans sa double dimension confédérale et fédérale, pouvait être acteur et pacificatrice, et qu'elle était présente sur le terrain. Quand bien même ils n'ont pas pu freiner la dynamique révolutionnaire, ils ont pu poser une échéance électorale, seul moyen sans doute de dénouer la crise.

Maintenant, plusieurs questions se posent : tout d'abord celle de l'unité du mouvement de la place Maïdan et de ses prolongements sur l'ensemble du territoire. Le ralliement à Ioulia Timochenko était concerté, est-il unanime ? Celle-ci gèrera-t-elle un rôle symbolique en passant le relais à une nouvelle génération politique ? 

Ensuite, celle du devenir de l'Est du pays. Il aurait été touché par la contestation, mais le risque d'une sécession de la Crimée demeure. En ce cas, Vladimir Poutine transformerait sa défaite en victoire.

Enfin, comment gérer les liens de l'Ukraine avec l'Union Européenne d'une part et la Russie d'autre part, si l'on évite la partition du pays ? 

Tout cela nécessite la poursuite du travail diplomatique, et la construction d'un nouvel ordre politique en Ukraine, avec toute la difficulté, perceptible dans le discours de Ioulia Timochenko hier, d'une mise en procès de l'ensemble d'une classe politique corrompue et de s'appuyer uniquement sur la poursuite d'une mobilisation populaire. Acter ce qui doit l'être, et construire un ordre démocratique : les difficultés commencent, quand bien même ce sont des problèmes qu'on est heureux de se poser. La révolution promet des raccourcis, et parfois elle en offre ; mais la politique, dans sa vérité, est un long chemin.

jeudi 6 février 2014

L'histoire, l'âge et l'espérance


J’ai terminé il y a quinze jours mon cours de l’interâges. La Sorbonne, comme nombre d’universités, organise ces cours où un public composé essentiellement de retraités suit un cycle de conférences sur un thème choisi par l’enseignant. Je suis toujours touché par ces gens qui acceptent de se faire enseigner par de plus jeunes qu’eux, qui sortent de chez eux, et parfois viennent de loin, pour entendre ce que nous pouvons avoir à dire.

Ils sont notre public. L’histoire a d’abord été un des plus délicieux loisirs du grand âge. Il faut avoir vécu, vu changer bien des choses, avoir mesuré, parfois à ses dépens, la formidable résistance ou la force d’entraînement de l’Histoire, fait les deuils de bien des illusions et connu bien des surprises pour acquérir cette curiosité informée et doucement sceptique qui fait apprécier l’histoire écrite ou parlée.

Combien, parmi les historiens de métier, ont d’abord compris l’épaisseur du temps en faisant parler un de leurs grands-parents. Combien, dans leur innocence, étaient dévorés de l’étrange appétit d’avoir vécu afin de pouvoir raconter ? Je me souviens avoir dit un jour à un collègue avec qui je discutais de l’interâges, que notre discipline était à l’origine un « loisir de vieux » (et je ne mettais pas de mépris dans ce terme). Il avait pris la mouche et m’avait asséné un « nous n’avons pas la même conception de notre métier » qui avait clos l’échange.

Écouter nos aînés et lire de l’histoire, c’est au fond la même chose. Ici, les « sciences humaines », dont je ne suis pas bien sûr qu’elles soient des sciences, sont très différentes des sciences où le laboratoire révolutionne périodiquement le savoir et périme vite les théories antérieures. Nous inventorions certes des ruptures, nous historiens, mais nous constatons aussi bien des permanences. Porte-paroles, quand nous en sommes conscients, de la finitude humaine et de la relativité, nous tombons parfois sur de redoutables constantes. Il est dommage que la spécialisation, qui nous cantonne dans des périodes étroites, ne nous permette pas de les constater davantage.

Il y a une humanité dispersée dans l’espace. Nous en sommes conscients. Il y en a une dispersée dans le temps, nous l’oublions bien plus facilement. Peut-être parce que l’échange entre générations, dépouillé des vieux codes, est devenu plus brutal, à la fois plus franc et moins profond. Pourtant, chaque fois que j’enseigne à l’interâges, chaque fois que des questions, des remarques et des échanges d’après-cours se prennent place dans le grand amphi de l’Institut de géographie, je me dis que c’est dans notre rapport au passé et à l’expérience accumulée que se noue notre perception de l’avenir – et donc une partie de  la dépression collective où se morfond et se complait notre pays depuis bientôt trente ans.