vendredi 25 avril 2008

Auguste Comte et le pessimisme ambiant


Auguste Comte (1798-1857), acteur majeur de la vaste méditation sur la modernité qui a suivi la Révolution Française et occupé tout le XIXe siècle, père de la sociologie et du concept de « société industrielle », a aussi mis en avant une notion qui me semble avoir une pertinence actuelle : celle de « pouvoir spirituel ». Cette autorité, à ses yeux, n’était pas directe, cela ressemblait plutôt à un vaste magistère d’influence ; mais, à la différence des libéraux, Comte pensait qu’une société ne pouvait pas fonctionner sans elle. Dans sa jeunesse, il pensait que désormais, les savants devaient l’exercer, puis il compléta cette idée dans son âge mûr en inventant une « religion de l’humanité »…
La religion de l’humanité a fait long feu, et je crois que peu de gens pensent encore aujourd’hui que la science à elle seule puisse régler les problèmes de l’humanité contemporaine. À première vue, Comte est loin de nous… Pourtant, on pourrait traduire sa vision : remplaçons la « science » par toutes les projections que nous essayons, à l’aide de notre raison, de lancer vers l’avenir, par la manière dont nous voyons la modernisation, par tous les projets collectifs que nous essayons de construire. Remplaçons donc, en fait la « science » par les visions de l’avenir que nous essayons de construire. Remplaçons également la religion de l’humanité par l’ensemble des forces religieuses, complétées par tout ce qui produit des valeurs spirituelles.
Précision enfin la notion de pouvoir spirituel. Qu’est-ce qui le compose dans notre société ? Qu’est-ce qui produit des idées, des représentations, des projets, qu’est-ce qui structure notre vision de l’avenir ? Les forces religieuses sont toujours présentes, l’école, l’enseignement secondaire, l’enseignement supérieur également ; la science est présente sous ses diverses formes ; le livre compte toujours beaucoup. Depuis le formidable développement de la presse avant 1914, avec l’essor de la radio dans l’entre-deux-guerres, avec ensuite la télévision, avec la révolution de la communication des années 1970, les mass médias représentent un « pouvoir spirituel », en même temps qu’ils filtrent les autres forces.
Le pouvoir spirituel n’est pas unifié comme le pensait Comte : il est, revanche des libéraux, morcelé ; il n’est pas seulement un « pouvoir » mais aussi en partie le reflet des espérances et des angoisses qui traversent nos sociétés. Cependant, certaines tendances dominantes émergent.
Les Français, les jeunes en particulier, sont pessimistes, plus que les jeunesses des autres pays, nous disent les enquêtes d’opinion. Je reste persuadé que dans ce « cher et vieux pays » à la fois contestataire et raisonneur, nous tous qui exerçons comme enseignants, comme journalistes, comme militants politiques, comme responsables religieux, comme producteurs de discours, dans les salles de classe, les livres, les articles… qui participons donc, que nous le voulions ou non, au pouvoir spirituel moderne, nous devrions passer un peu plus de temps à nous interroger sur la vision de l’avenir que nous diffusons. Non pas pour nous convertir à un optimisme béat et niais qui se déclinerait en slogans, mais pour essayer de penser les mutations contemporaines.
Et les grandes adversaires de tous ceux qui essaient de penser sont la peur et l’indignation. On peut brocarder le « positivisme » de Comte, et plus largement le positivisme de tous ceux qui ont cru qu’on pouvait produire une analyse strictement scientifique de la société contemporaine. Mais ne jetons pas le bébé recul avec l’eau du bain positivisme. Les médias jouent volontiers sur la peur comme sur tous les comportements instinctifs, sur l’indignation comme sur tous les comportements affectifs, mais la vieille opposition raison/passion a gardé ses vertus : pourquoi ne pas remettre en honneur, à la manière du récent numéro spécial des Échos sur la politique économique du gouvernement Sarkozy, la vieille habitude du jugement nuancé ? Rien n’y pousse en ce moment, mais la raison sert aussi à tempérer les passions, quand l’indignation ou la colère aveuglent.
La croyance au progrès automatique et aux « lendemains qui chantent » est certes morte, et c’est tant mieux. Il me semble que la gauche française, dont le poids est majoritaire dans le « pouvoir spirituel » de notre pays, en porte le deuil interminable. Comme si l’effondrement du communisme nous avait atteints bien au-delà du poids qu’avait le Parti, comme s’il avait emporté avec lui la partie la plus naïve du progressisme républicain. Quand on relit les grands auteurs du XIXe siècle, les Comte, les Tocqueville, les Saint-Simon, les Victor Cousin, les Stuart Mill, les Hegel, les Benjamin Constant, tous essaient de se faire une idée de l’avenir, et d’y conformer leur action, et tous ont commencé… par réfléchir calmement. Tous ont tenté de construire une espérance raisonnable.
Et pour la France ? Penser son évolution politique autrement qu’en s’enthousiasmant pour tel ou tel ou en le vouant aux gémonies ; penser l’articulation de la nation et de la mondialisation autrement qu’en évoquant la remontée des nationalismes avec des tremblements dans la voix, ou en peignant la mondialisation sous des couleurs terrifiantes ; penser l’intégration et le respect des minorités autrement qu’en hurlant au communautarisme ; penser la politique sociale autrement qu’en jetant l’État aux orties ou en voyant de l’ « ultralibéralisme » partout ; penser la nouvelle place des femmes et les nouvelles formes de la famille autrement qu’en évoquant la décadence des mœurs ou le retour de l’ordre moral : je persiste à penser que s’atteler à ces tâches est le meilleur moyen, quand on dispose de tant soi peu d’influence, de combattre l’espèce de dépression collective dans laquelle nous nous attardons.

vendredi 18 avril 2008

À la recherche du "pacte républicain"


L’invocation d’un « pacte républicain » à « refonder » est devenue rituelle, ce dont témoigne sa large diffusion politique. Elle laisse souvent perplexe l'historien que je suis : quand a été fondé ce pacte républicain ?
On peut évoquer la journée du 14 juillet 1790, la fête de la fédération, avec 14 000 délégués représentant les gardes nationaux de toute la France, et où après une messe célébrée par Talleyrand, encore évêque d’Autun, le roi Louis XVI et La Fayette (représentant les gardes nationaux fédérés) prêtèrent serment à la Constitution. Cette journée symbolise une nouvelle conception de la nation, associant des citoyens égaux en droit. Certes, deux forces traditionnelles, le roi et l’Église catholique (300 prêtres autour de Talleyrand, ceints de l’écharpe tricolore) sont présentes ; on peut cependant en faire un moment fondateur du « pacte républicain » pour deux raisons.
La première, c’est que le centrage sur la souveraineté nationale et l’idée selon laquelle la loi était l’expression de la volonté générale (présents tous deux dès la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789) laissaient bien peu de place au roi dans cette France de 1790. Malgré eux, les membres de l’Assemblée constituante s’étaient bel et bien situés dans une logique républicaine.
La seconde, c’est qu’à partir des années 1870-1880, les républicains sont apparus, ce qui n’était pas le cas auparavant, comme les seuls héritiers de 1789, de la mouvance « bleue » qui comprenait auparavant des monarchistes et des bonapartistes.
Les citoyens égaux en droit constituant une nation unie, par-delà les particularismes, des citoyens actifs marquant volontairement leur participation, voilà bien les fondements d’un pacte républicain. C’est bien encore ce que l’on retrouve dans le courant de philosophie politique dénommé le « républicanisme », qui se différencie du communautarisme valorisant les appartenances culturelles diverses, comme du libéralisme plus soucieux d’autonomie de la société civile que de participation politique. Plus de problème, nous tenons notre « pacte républicain »…
Oui, sauf que la République concrète a été assez différente. L’esprit républicain, celui du «modèle républicain » de la Troisième République, qu’on a un peu tendance à enseigner comme un régime totalitaire (le consensus, l’émotion collective devant les grands symboles du drapeau, du défilé du 14 juillet et de la marseillaise, la valorisation de l’unité nationale), était beaucoup plus divers que cela – heureusement pour lui, à mon sens.
Il s’agit en fait d’un mélange entre républicanisme et libéralisme : les républicains mettent en place l’enseignement public laïque, mais ils conservent, quitte à la limiter, la liberté de l’enseignement et permettent ainsi le maintien d’un enseignement confessionnel. Ils veulent l’unanimité nationale, mais ils accordent en 1881 une législation sur la presse extraordinairement libérale, et en 1901 la liberté d’association qui permet la structuration de partis politiques… Sauf exceptions pour la mouvance anarchiste après la vague d’attentats et le catholicisme intransigeant, la République parlementaire laisse la porte ouverte à sa contestation… Elle laisse s’organiser le monde catholique après la loi de 1905, qui supprime pratiquement toute tutelle de l’État sur le religieux. La république est tout autant acceptée par les Français que l’objet de l’investissement affectif et militant qu’on attendrait du « pacte ».
Et puis, après 1945, la République intègre bien des requêtes, bien des courants qui s’étaient développés en partie hors d’elle : le socialisme, le catholicisme social, le nationalisme de tendance bonapartiste, une certaine conception monarchique du pouvoir colorent à des degrés divers la quatrième et la cinquième républiques. L’esprit proprement républicain y demeure, mais comme une tendance parmi d’autres.
Et peut-être même comme une tendance très affaiblie.
Notre célébration rituelle, politique et scolaire, du « pacte républicain » et de « l’esprit républicain » correspond ainsi curieusement à un moment où la France politique paraît se réduire à un curieux face à face entre une monarchie élective (dont il se pourrait qu’elle corresponde depuis 1962 à ce qu’on appelait autrefois le « tempérament national ») et une contestation quasi-institutionnalisée pour laquelle le respect de l’ordre légal est facultatif.
Il en va de la République comme des Lumières : les célébrer comme images mythiques n’est souvent qu’une manière de les abandonner comme projet…

samedi 12 avril 2008

Il y a du religieux dans le politique


Il y a des petits livres qu’on rencontre par hasard et qui ne vous lâchent plus, qu’on lit avec une impatience juvénile, en sachant déjà que ce n’est pas grave si l’on va trop vite, parce qu’on sait qu’on les relira. Je suis tombé il y a quelques semaines sur Les Religions politiques, d’Éric Voegelin (éditions du Cerf, 1994). Il faut dire que la préface du traducteur, Jacob Schmutz, nous met en appétit. En voici les premières lignes : « Le petit ouvrage qu’on va lire connut une destinée bien particulière. Il fut publié une première fois en avril 1938 par les éditions Bermann-Fischer à Vienne, quelques semaines après la proclamation de l’Anschluss, par Hitler. A l’exception de quelques exemplaires, toute cette première édition, à peine sortie des presses, fut confisquée par la Gestapo et son auteur inscrit sur la liste noire. Un an plus tard, l’ouvrage fut réédité à Stockholm mais ce furent les ravages de la guerre qui empêchèrent sa diffusion et le firent tomber dans l’oubli le plus total. » Ce qui, heureusement, ne fut pas le cas de son auteur, qui a pu développer par la suite sa pensée et devenir célèbre aux Etats-Unis.

Pascal disait que l’homme était plus grand que l’univers qui le broie, parce qu’il sait que l’univers l’écrase et que l’univers ne le sait pas. Il y a une grandeur certaine dans cette pensée persécutée, au moment même où l’ombre s’étend, et qui porte en elle le secret du totalitarisme. Car, derrière George L. Mosse (La Révolution fasciste. Vers une théorie générale du fascisme, Paris, Seuil, 2003), nous nous habituons désormais à voir le fascisme (au sens large) comme une religion civile, et c’était déjà le cœur de l’interprétation de Voegelin. Mais à mon avis, ce que nous dit Voegelin dans cet essai va plus loin, et aide à comprendre non seulement le totalitarisme, mais la politique contemporaine dans tout ce qu’elle a de non rationnel, de passionnel. J’emploie souvent dans mes cours ce vieux triptyque : la politique, c’est de la raison, des passions, des intérêts. Ce sont les passions que fouille Voegelin.

Pour lui, bien enfant en cela de la pensée allemande, nous avons un besoin religieux chevillé à l’âme, le besoin de nous rattacher à quelque chose qui nous dépasse : « L’homme vit son existence comme celle d’une créature, et dès lors comme perpétuellement en question. Quelque part dans la profondeur, au nombril de l’âme, là où elle se raccroche au cosmos, se laisse ressentir un tiraillement. » (p. 35.) Les penseurs du religieux tentent d’exprimer cela à la manière du théologien protestant du début du XIXème siècle, Schleiermacher, qui évoquait un sentiment de dépendance à l’égard de l’infini… Les mystiques, les théologiens et les philosophes recherchent le contact avec l’ens realissimum, l’être le plus réel, l’être en soi, le dieu d’Anselme de Canterbury, l’être absolu de Kant. Cette aspiration a l’absolu peut être détournée : si à quelqu’un « n’est donné que le plaisir d’arides regards sur la réalité, peut-être même uniquement un seul : sur la nature, un grand homme, son peuple, l’humanité – ce qu’il aura vu deviendra pour lui le Realissimum, l’être le plus réel, qui s’élève à la place de Dieu et lui cache ainsi tout le reste – notamment, et surtout, Dieu lui-même. » (p. 37). Voegelin propose ainsi toute une lecture des grandes idéologies qui dominent son temps, qu’il relie aux grandes « religions de l’humanité » du XIXème siècle, produisant des « apocalypses », c’est-à-dire des révélations dans l’Histoire, et, plus grave divisent l’humanité. L’apocalypse donne un rôle particulier à une communauté dans la marche en avant de l’humanité : pour Fichte, il s’agit des Allemands. « Auguste Comte développe les théories de Vico et de Saint-Simon dans le cadre de la loi des trois stades historiques, l’âge religieux, l’âge métaphysique et l’âge positif-scientifique, et estime que ce sont les Français qui sont les porteurs de l’esprit positif. Marx (…) voit dans le prolétariat le porteur de la réalisation du règne final. Les théoriciens de la race depuis Gobineau perçoivent l’histoire mondiale comme le mouvement et le combat des races, et voient comme porteur une race élue germanique ou nordique. » (p. 89). Chaque apocalypse a son Satan, le bourgeois pour les uns, le juif pour les autres…

Chez Voegelin, les totalitarismes sont le produit de la sécularisation… On voit toutes les simplifications auxquelles cela peut donner lieu, tous les espoirs de restauration religieuse qui peuvent s’ancrer sur ce type de théorie, jetant le bébé « sécularisation » avec l’eau du bain « totalitarisme »… mais je ne vais pas entrer maintenant dans ce type de discussion. Je crois que Voegelin a pointé quelque chose de fondamental : la dimension religieuse, productrice de sentiments de type religieux, que peut contenir le politique. Et pas seulement dans les totalitarismes. Les thèses du complot, par exemple, qui nourrissent tant l’imaginaire politique des mouvements extrêmes, font croire à leurs tenants qu’ils sont des initiés, qu’ils peuvent contempler une réalité « plus réelle », enfin dévoilée, et elles désignent des Satan(s). Elles sont à la fois simples et mobilisatrice, elles permettent une communion rudimentaire, elles peuvent ainsi aider à la production d’émotion collective, se servir pour unir de ces puissances souterraines de l’âme, de ce tiraillement au nombril de l’âme dont parle Voegelin. La sécularisation de la politique sera-t-elle jamais achevée ? Je ne le crois pas ; après tout, le marxisme se présentait comme l’achèvement d’un désenchantement de la politique, comme une critique des illusions, comme un dévoilement, et l’une de ses branches, qu’il serait trop simple de proclamer purement et simplement infidèle, a abouti a une immense, protéiforme et meurtrière illusion…

lundi 7 avril 2008

Dans la nasse

Dans un texte sur 1968, j’évoquais l’autre jour le livre de Raymond Aron, La Révolution introuvable, livre d’entretiens avec Alain Duhamel, écrit-parlé à chaud, publié en 1968. Il s’y trouvait au passage (on trouve toujours de tout chez ce diable d’homme libre qu’était Raymond Aron), une petite pique sur le gaullisme, en tant que système politique issu de la constitution de 1958 et de la réforme de 1962 : « Le gaullisme a considérablement renforcé les défauts structurels de la société française. La centralisation bureaucratique ne date pas de 1958, mais cette centralisation a encore été renforcée par, d’abord par la réduction au minimum du rôle du Parlement. Les parlementaires jouaient un rôle d’intermédiaire entre leurs électeurs, les circonscriptions et l’administration, le Pouvoir. Probablement les parlementaires remplissaient-ils une fonction méconnue et utile. En deuxième lieu, le pouvoir gaulliste a choisi très souvent ses ministres parmi les fonctionnaires qui ont adopté un style d’autorité typique de fonctionnaires, souvent hommes très remarquables, mais non pas hommes politiques. (…) Le général de Gaulle se déclare investi par le mandat populaire de la suprême légitimité, il a interprété la Constitution de manière telle que son Premier ministre soit l’expression de sa politique, que, par conséquent, il ne se présente pas en arbitre entre les partis, mais tienne le rôle d’un véritable chef de l’Exécutif. (…) Dernière remarque. La contestation générale de l’autorité tient pour une part à la psychologie nationale, elle représente la contre-partie de la répression hiérarchique et autoritaire, qui semble venir du fond des âges et qui prend de nouvelles formes dans la société moderne, sans disparaître pour autant. » (Raymond Aron, Penser la liberté, penser la démocratie, Paris, Quarto Gallimard, 2005, p. 674-5). Centralisation, bureaucratisation du pouvoir, mentalité française contestataire : tout cela contribuait à créer un fossé.

Aron n’est d’ailleurs pas entièrement pessimiste dans cet ouvrage : influencé par la théorie wébérienne de la bureaucratie, il y voit encore dans les fonctionnaires l’expression d’une rationalité qui méconnaîtrait les contraintes de l’opinion. Or la confusion entre administration et politique n’est pas seulement un affaiblissement de la rationalité par rapport à la pression de l’opinion. Elle était grosse aussi, comme on ne pouvait pas encore le voir dans les années 1960, d’une incapacité à faire des choix. Il pouvait également estimer qu’une certaine décentralisation pourrait ré-ancrer la politique dans le pays, recréer des intermédiaires : c’était compter sans le cumul des mandats dont nous ne sommes pas parvenus à nous débarrasser, et sans le maintien d’une dépendance financière des collectivités locales par rapport à l’Etat, faute de décentralisation fiscale. En retour, cette décentralisation a peut-être aussi eu pour effet, alliée au scrutin d’arrondissement, de renforcer le conservatisme des députés, comme on l’a vu dans l’affaire de la réforme de la carte judiciaire. Et nous apercevons là à une autre difficulté, qu’Aron pouvait déjà toucher du doigt dans l’enseignement supérieur français (qu’il critiquait beaucoup), et qui est devenue beaucoup plus forte aujourd'hui : l’État modernisateur des années 1946 (premier plan Monnet) jusqu’à la fin des années 1960 est depuis les années 1980 à la traîne par rapport à la société, incapable qu'il est de se moderniser lui-même. La crise de l’État, qui est devenue celle du régime, gît dans ce retournement.

Les ministres et les membres de leurs cabinets, quelles que soient leurs orientations politiques, le vivent eux-mêmes, quand ils se débattent au sein de la technostructure de leur ministère. C’est un microcosme qui ouvre sur un part inquiétante de la réalité nationale. Je dois avouer ici un fort moment d’angoisse, vécu l'autre jour en relisant pour le plaisir le début de l’œuvre magistrale de François Furet, La Révolution de Turgot à Jules Ferry, 1770-1880 (parue en 1988, réédition dans La Révolution française, Paris, Quarto Gallimard, 2007). L’historien y décrit la situation de la noblesse au XVIIIème siècle, en panne de vocation politique depuis l’installation de la monarchie absolue. Trois voies pouvait s’ouvrir à elle, trois devenirs : celui d’une noblesse « polonaise » opposante et nostalgique ; celui d’une noblesse « prussienne » associée au despotisme éclairé, sauvegardant son assise foncière mais participant à la construction de l’État ; celui enfin d’une noblesse « anglaise », « aristocratie parlementaire d’une classe politique plus vaste où l’argent donne un libre accès » (p. 233). Mais l’État ne lui a offert aucune de ses voies, il l’a dominé en s’y imbriquant et en l’épousant en quelque sorte, l’anoblissement et la vénalité des offices l’impliquant dans la gestion de ce groupe et dans ses querelles internes. « De là, écrit François Furet, cette manie française du « rang » qui se répercute du haut en bas de la société, et où se trouve sans doute, par réaction, une des grandes sources de l’égalitarisme révolutionnaire. Sous l’Ancien Régime, l’État devient inséparable de ce nœud de passions et d’intérêts, puisque c’est lui qui distribue les rangs, bien trop parcimonieusement pour une société en expansion » (p. 232). C’est en son sein même que naissent blocages et contestations. « Là se noue la crise à la fois sociale et politique du XVIIIème siècle français, où trouve sa source une partie de la Révolution et de ses prolongements au XIXème siècle. Ni le roi de France ni la noblesse ne proposent de politique qui puisse rassembler État et société dirigeante autour d’un minimum de consensus : l’action royale oscille de ce fait entre despotisme et capitulation. » (p. 234.)

Mélange d’égalitarisme et de défense des avantages acquis, d’aspiration démocratique et de repli sur soi, impuissance de l’État trop impliqué dans la société pour pouvoir imposer une ligne directrice, pour pouvoir même la penser clairement… si on remplace la noblesse par la société française de ce début du XXIème siècle, l’analogie devient troublante.

Inventorier les contraintes fait toujours naître en nous un sentiment d’impuissance. On peut toujours penser que la prise du conscience d’un problème est le début d’une marche vers la solution – c’est ce que se disait Tocqueville après avoir écrit L’Ancien Régime et la révolution, livre qui pouvait incliner au pessimisme. Je crois surtout qu’il faut saisir « l’épaisseur » des choses, de la réalité, de ce qui nous résiste, pour nous dégager du mythe consulaire, qui date de 1799 : un homme surgit, qui en quelques années règle tous les dossiers chauds, tranche, réorganise. Ce n’est plus cela qu’il faut attendre. C’est se demander si droite et gauche rament dans le bon sens qui est la vraie, la seule vraie question.

dimanche 6 avril 2008

Situation du centre

François Bayrou a pris son risque au moment des élections présidentielles; on peut reconstituer le plan qui était le sien. Etre au second tour, c'était à la fois être sûr de gagner face à Nicolas Sarkozy, avec les voix de la gauche, et pouvoir enclencher une recomposition politique. On pouvait estimer que le PS n'allait pas résister à une seconde absence consécutive au second tour des présidentielles, qui aurait semblé la perte de son statut de parti de gouvernement, et que l'éclatement entre pro- et anti- européens, suivant les pointillés de 2005, allait logiquement s'ensuivre. Alors, François Bayrou aurait pu, pour la première fois peut-être de sa carrière, rassembler.

UDF, Force démocrate, Modem... autant d'étapes dans sa carrière. Au début de la campagne de 2007, certains le prenaient déjà au sérieux, sachant son opiniâtreté et son courage, mais faute est de constater aujourd'hui que le centre en France n'est pas en bonne santé.

Il y a des centristes à l'UMP, ceux qui ont répondu à l'appel du président Chirac en 2002, pour réaliser une grande union politique de la droite et du centre ; il y a en a au Modem autour de François Bayrou (mais le Modem ne rassemble pas que des centristes, il y a aussi, par exemple, pas mal d'écologistes en rupture de ban ou d'électeurs de gauche en attente d'une modernisation du PS) ; il y a enfin le Nouveau Centre, qui rassemble tous ceux qui n'ont pas épousé la stratégie de François Bayrou entre les deux tours, qui n'étaient donc pas prêts à la rupture totale avec la droite. Inutile de préciser que Modem et Nouveau Centre peinent à définir leur identité, tandis que les centristes de l'UMP, en marge du gouvernement, et peut-être grandes victimes de l'ouverture, peinent à se faire entendre.

Alors, « la faute à Bayrou » ? Pas seulement. Il n'a pas pris l'initiative de la fondation de l'UMP, il n'est pas non plus responsable du fait que ce nouveau parti n'ait pas vraiment organisé de tendances. Surtout, la réforme de 1962 et la définition subséquente du concept de « majorité présidentielle » fonctionnent comme un laminoir pour les centres. Dans ce cadre, donner la priorité à la conquête de la présidence, frapper le système en son cœur n'est pas absurde... mais très coûteux politiquement, car le « ni droite ni gauche » comme le « droite et gauche » sont d'un maniement très délicat si on veut éviter l'immobilisme en pratique et la surenchère verbale (critiquer la droite avec les arguments de la gauche et la gauche avec les arguments de la droite, écrivait Alain Duhamel).

Et puis, le centre français est des plus composites : on y trouve des radicaux, des libéraux, des démocrates-chrétiens, qui ne sont d'accord que sur l'Europe. Seul un libéralisme modéré (un « libéralisme social » comme le définissait Raymond Barre) pourrait en être l'armature idéologique, en y ajoutant un projet de réforme institutionnelle, et une vision renouvelée de l'Europe, dépassant la seule revendication fédéraliste. Et le grand handicap est que ce centre a du mal a développer la rhétorique contestataire chère au cœur de nombre de nos compatriotes – sauf à s'acharner dans un « ni droite ni gauche » difficile à tenir jusqu'au bout quand on a besoin de faire des alliances.

On peut toujours opposer à François Bayrou une épure rationnelle (j'aime cette expression pour désigner des vues de l'esprit, nonobstant les conditions historiques) : une droite à tendances face à une gauche à tendances, les modérés de chaque camp soucieux de réalisme, les radicaux de chaque camp osant soulever les problèmes devant lesquels les modérés se bouchent les yeux, les deux camps alternant, chacun faisant les réformes qu'il peut faire et défendant ce qu'il peut défendre... Mais la vie politique française est bien plus volatile, plus heurtée, traversée de multiples clivages, tous assez profonds... L'audace et la ténacité de François Bayrou trouveront peut-être à s'y faufiler !

Totalitarisme et Révolution

L'opinion nous rabat à la surface du temps, et nous conduit le plus souvent à juger du présent par le présent, ce qui ne nous mène pas bien loin, sauf à recourir à de grandes généralisations moralisatrices, ou à mobiliser le seul critère de l'utilité immédiate. Je ne veux pas ressusciter les « leçons de l'histoire », mais je crois que quand nous cherchons à nous faire notre opinion, à construire, à perfectionner nos opinions politiques, quelles qu'elles soient, nous ne devrions pas oublier cet énorme capital d'expérience politique, non pas brut, mais déjà pensé, même déjà théorisé, qui dort sous nos pieds.

La démocratie elle-même a son histoire, dont nous sommes sans doute loin d'avoir dit le dernier mot. Les crises de la démocratie ont-elles-même leur histoire, et ne sont pas sans lien avec ce que nous nommons le totalitarisme, que nous avons un peu trop tendance à penser spontanément « à part » de l'Histoire, comme une monstruosité absolue. Le point de contact entre démocratie et totalitarisme existe pourtant, et il semble bien qu'il s'agisse de l'idée de révolution. Non pas que toute révolution soit totalitaire : après tout, en 1989, ce sont bien des révolutions qui se sont produites dans l'Europe de l'Est, et Helmut Kohl, en brusquant les choses, à bon droit selon moi, pour la réunification allemande, a, d'une certaine manière employé une méthode que l'on peut qualifier de révolutionnaire. Et les principes de 1789 sont nés d'une révolution. Mais il n'y a pas que cela dans la Révolution française...

Grand événement, événement immense, indubitablement... De ce point de vue, l'attaque d'Eric J. Hobsbawn contre l'œuvre de François Furet, dans un ouvrage par ailleurs extrêmement intéressant, Aux Armes, historiens. Deux siècles d'histoire de la Révolution française (1990, traduction française La Découverte, 2007), porte complètement à faux. Furet n'a jamais relativisé ni la démocratie, ni la Révolution française, au contraire, il soulignait le caractère à ses yeux indépassable de 1789 ! Au contraire encore, l'étude de la Révolution le conduisait à mettre en avant les tensions internes de la démocratie, qui constituent désormais le cadre de notre vie politique... Mais laissons cela, il faudrait simplement prendre l'habitude de lire attentivement ceux que l'on veut réfuter...

Il y a aussi, dans la Révolution, cette Terreur dont les travaux d'Anne de Mathan, spécialiste des Girondins, nous permet d'avoir une image plus précise. Anne de Mathan a publié trois témoignages exceptionnels de proscrits bordelais, sous le titre Mémoires de Terreur : l'an II à Bordeaux (Presses Universitaires de Bordeaux, 2002). J'avoue avoir été ensorcelé par le témoignage d'Abraham Furtado. Une anecdote en particulier m'a frappé : proscrit, réfugié chez les uns, chez les autres, alors que la Terreur se déchaîne, il réussit à se faire passer quelques ouvrages, dont La Guerre du Péloponnèse de Thucydide... ma curiosité s'affute à cette lecture, parce que je me souviens du mot de Raymond Aron, disant que l'histoire, comme discipline intellectuelle, n'avait pas fondamentalement changé depuis Thucydide. Abraham Furtado y trouve un passage éclairant, celui où Thucydide, dans le Livre III, décrit la guerre civile à Corcyre et son extension par contamination à d'autres cités grecques. L'analogie entre ce que décrivait Thucydide et ce qu'il était en train de vivre lui sauta alors aux yeux. Il est vrai qu'il pouvait y être aidé par la phrase suivante : les démocrates l'emportent parce que, dit l'historien antique, « les femmes les secondèrent avec intrépidité, en jetant des tuiles sur l'ennemi du haut des toits ». Cela dût évoquer les événements du 7 juin 1788, la « journée des tuiles » de Grenoble, moment important de l'agitation pré-révolutionnaire. Mais surtout, ce qui frappa notre homme, et ce dont il nous parle, c'est la subversion du langage en temps de révolution. « Les hommes en vinrent, écrit Thucydide, pour qualifier les actes, à modifier arbitrairement le sens habituel des mots. L'audace insensée passa pour du courage et du dévouement au parti, l'attentisme prudent, pour de la poltronnerie dissimulée sous des apparences honorables, et la modération, pour le masque de la lâcheté. (...) L'auteur d'un attentat réussi passait pour un grand esprit, mais on jugeait plus habile encore celui qui flairait un complot. (...) On se sentit désormais moins solidaire de ses parents que de ses camarades de parti (...) Les chefs des partis dans les cités adoptaient de séduisants mots d'ordre, égalité politique de tous les citoyens d'un côté, gouvernement sage et modéré par les meilleurs de l'autre. L'État, qu'ils prétendaient servir, étaient pour eux l'enjeu de ces luttes. Tous les moyens leur était bon pour triompher de leurs adversaires et ils ne reculaient pas devant les pires forfaits. » (Traduction de Denis Roussel.) Radicalisation et inauthenticité maximale du discours politique sont liés à la guerre civile, et une révolution violente (toutes ne le sont pas, les pouvoirs s'écroulent parfois presque seuls) n'est autre chose qu'une guerre civile pour le pouvoir. Et cela va jusqu'à la subversion du langage. Comment ne pas penser ici à 1984 et à la Ferme des Animaux, œuvres de George Orwell, qui, comme Furtado, avait été révolutionnaire, l'était d'ailleurs encore quand il écrivait 1984, comme le montre le magnifique ouvrage de John Newsinger (La politique selon Orwell, tr. fr., Agone, 2006). C'est le totalitarisme stalinien qui inspirait Orwell, qui était proche des trotskistes... radicalisation poussée jusqu'à l'absurde des mots d'ordres démocratiques, jusqu'à la subversion... Quand Furtado lisait Thucydide, il touchait du doigt l'utilité profonde de la modération et de l'État de droit, ces soubassements tout à la fois culturels et juridiques de la démocratie...

vendredi 4 avril 2008

Une nouvelle donne stratégique à l'horizon du PS ?

En ces lendemains de victoire pour lui au municipales, penchons-nous un peu sur le cas du PS. On a envie de lire, ou d'écrire la suite du beau livre d'Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, Les Socialistes français et le pouvoir. L'ambition et le remords (Paris, Fayard, 2005, rééd. « Pluriel », 2007). Non pas que le PS soit forcément au seuil du pouvoir, mais maintenant que François Hollande a gagné son pari (rester jusqu'aux municipales pour partir sur un beau résultat) , alors qu'on pouvait légitimement s'attendre à un « putsch » après les présidentielles, ce parti de gouvernement doit se poser la question de sa stratégie sur le plan national.

De sa stratégie, parce que d'elle dépendent les questions de leadership, de doctrine, de programme. La vraie durée de la politique, en effet, ce n'est pas le long terme, inaccessible lieu des vœux pieux, ce n'est pas le court terme, même si la médiocrité l'y cantonne souvent (notre endettement en témoigne), c'est le moyen terme. Elle est bien difficile à atteindre, cette durée, et quand on croit la saisir, elle se dérobe. Elle est peut-être un idéal, peut-être une sorte de mythe mobilisateur du pauvre, ou de l'intellectuel qui analyse la politique...

C'est une stratégie politique qui inscrit les choses dans cette durée moyenne. Qui dicte des alliances s'il en faut, un programme, des priorités, qui identifie les problèmes auxquels on va s'attaquer prioritairement, qui dégage des axes directeurs permettant de savoir jusqu'où on peut faire des concessions. Qui donne au message une forte lisibilité.

Ces dernières années, le PS a multiplié les obstacles en fragmentant les enjeux : la préparation de la dernière présidentielle a été un chef d'œuvre du genre : élaborer le programme en faisant une synthèse d'un côté, ce qui était le plus sûr moyen d'étouffer toute idée originale, choisir le candidat de l'autre, ce qui plaçait le ou la candidate dans la pire des situations, avec très peu de temps pour prendre une carrure présidentielle, et qui obligeait à répéter que les questions de personnes n'étaient rien, dans une élection où elles sont tout. Enfin, aborder la révision idéologique comme un enjeu en soi, découplé de tout le reste. Le miracle serait, après tout cela, d'être audible sur le plan national.

C'est la nécessité qui pourrait permettre à cet ensemble épars de se réunir, de se nouer en une ligne politique. En particulier, la nécessité d'opter entre une alliance au centre (qui pèse lourd en terme idéologique tant que le Modem refuse de se situer à gauche) et une alliance avec l'extrême gauche (qui est moins institutionnalisée et moins implantée que le PCF de 1971 et veut la faire payer très cher, si même il la veut, car elle craint le sort du PC sur la critique duquel elle s'est construite et qu'elle commence enfin à pouvoir, ici ou là, remplacer). Bien sûr, les deux lignes peuvent tenir ensemble au sein du parti, mais il faut que l'une des deux domine l'autre pour que le PS puisse trouver une certaine cohérence. La peu glorieuse solution trouvée pour le vote du traité modifié à Versailles illustre le coût de la juxtaposition pure et simple. Il faudrait peut-être écrire en lettre d'or, au siège du PS : l'héritage de François Mitterrand a volé en éclat. 1989 a d'un même élan diminué la réserve de voie longtemps disponible du PCF et réactivé une extrême gauche incontrôlable du point de vue d'une force de gouvernement. Le développement de la construction européenne a rendu indéniable son aspect libéral, présent dès le départ, et qui a, comme le montrent Bergounioux et Grunberg, dès le départ divisé les socialistes.

Prenons l'Etat : la LCR en veut plus tout en refusant sa réforme. François Bayrou dans sa campagne tous azimuts a dit qu'il ne fallait plus compter l'État pour résoudre tous les problèmes. Que choisira le PS, ou plus exactement, quelle troisième voie ? Il faudra de toute manière choisir pour les socialistes avec qui on s'allie et qui on combat politiquement.

Chaque stratégie a un risque. Le drame, pour la France qui a besoin d'un débat clair, est sans doute qu'à gauche (comme à droite, sans doute), le mirage d'une stratégie politique reposant sur une sorte de principe de précaution et de risque zéro est loin d'être dissipé.

Mai 68 : Histoire et Mémoire

On a peut-être abusé de la distinction entre histoire et mémoire, mais elle fonctionne assez bien quand les témoins d'un événement sont parmi nous, quand la génération dans laquelle l'événement s'est inscrit le plus, au cœur d'une jeunesse, pour laquelle l'événement a le plus fait référence, est en position de s'exprimer, de donner, parfois d'imposer, sa version des faits.


20 ans en 1968, 60 ans en 2008. Une position charnière dans notre société qui ne sait pas vraiment faire une place à l'expérience, et où les quinquagénaires eux-mêmes sont fragilisés, toujours menacés de perdre leur emploi et de vivoter en attendant la retraite définitive. Bien sûr, il y a le décalage de la politique, de l'Université, de l'édition aussi peut-être, où on attend plus longtemps sa place et où on la garde plus longtemps. La génération 68 est, là, plus présente. Culturellement, par le biais de l'image des « bobos », suivis par leurs petits frères des « 20 ans dans les années 1970 », ils paraissent, à tort ou à raison, être ceux qui donnent le ton. Ils sont porteurs d'une mémoire, d'une image construite à chaud et retravaillée ensuite.

Le travail de la mémoire s'inscrit dans la durée, il est un des éléments centraux de la construction de la durée, comme Charles Péguy l'avait bien saisi. Il a donc tendance à privilégier dans un événement ce qui dure. On l'a souvent dit et répété, mai 68 fut l'expression politique d'une crise sociétale, la manière française d'exprimer le grand basculement social des années 1960 et 1970. La prise de parole, la critique de la hiérarchie et de la tradition en tout domaine, l'aspiration à une extension à toute la société de l'égalité démocratique, la mise en avant de l'épanouissement individuel, la quête de relations absolument authentiques entre les individus, entre hommes et femmes aussi, ce côté libertaire fut durable, parce qu'il exprimait, condensait, le travail profond de la société dont les fondamentaux, comme De Gaulle le sentait, étaient recomposés par les Trente Glorieuses. Le nouveau code social de l' « épanouissement personnel » et la relance de l'idée égalitaire se combinaient. Aujourd'hui, c'est de cela qu'on parle le plus, jusqu'à en faire « la » vérité de 1968. En la personne des soixante-huitards, notre société célèbre ainsi ses propres fondements. Pourquoi pas ? Il faut bien se rassurer de temps en temps, la mémoire sert aussi à savoir qui nous sommes, et de ce point de vue, nous savons bien qu'il n'y aura pas de « restauration ». Ce qu'ont cru dans les années 1980 les milieux de droite, et en particulier la droite religieuse, c'est qu'il y aurait moyen de « revenir » à la société du début des années 1960, de reconstruire des « autorités », des cadres, des structures, des repères culturels. Curieusement, cela est devenu dans les années 1990 une obsession qui touchait aussi la gauche, pas seulement d'ailleurs la gauche religieuse, et un des ressorts de la célébration du « modèle républicain », du repli de Marx à Combes... Distinguer un « avant » et un « après » mai 1968 n'est pas absurde.

Légitime mémoire, sans doute. L'histoire, à mon sens, peut nous emmener un peu plus loin. Elle a commun avec la mémoire de suivre les postérités, de chercher les racines... mais elle aussi une autre dimension, dont Henri-Irénée Marrou était bien conscient : faire connaître ces futurs du passé qui ne sont jamais (ou qui ne sont pas encore, pourquoi pas ?) advenus, ces projets enfouis, ces occasions manquées ou ces désastres évités de justesse, ces autres manières de voir que les nôtres, terrifiantes ou stimulantes. École de complexité, de relativisme aussi. Revenons aux soixante-huitards les plus militants : ils voulaient aussi la fin de la société de consommation, la révolution prolétarienne, ils admiraient Mao (peut-être 20 millions de morts rien que pour le « grand bond en avant »), ils détestaient profondément la culture occidentale « bourgeoise », ils rêvaient de fraternité universelle, d'une révolution qui unifierait enfin le Nord et le Sud, ils disaient ne pas vouloir « faire carrière », mépriser l'argent et le pouvoir. Ils voulaient tourner sur sa gauche le parti communiste, devenu trop installé, trop réformiste, réactiver le marxisme-léninisme. Bref, ils étaient révolutionnaires.

Ils étaient pénétrés de « contre-culture », ils pensaient que la société de consommation était aliénante, qu'elle réduisait l'homme à n'être qu'un rouage, qu'elle le soumettait aux monde des « choses », qu'il faudrait la mettre à bas pour restaurer une communauté humaine authentique. Au point qu'il ne semblait pas absurde au philosophe Maurice Clavel, auteur en 1976 d'un best-seller intitulé Dieu est Dieu, nom de Dieu de voir dans le mouvement de mai 1968 un mouvement religieux, une sorte de retour de l'Esprit dans une société bourgeoise niant Dieu, qui se drapait sous les oripeaux marxistes-léninistes...

Nos soixante-huitards s'inscrivaient ainsi dans une tradition révolutionnaire française, dans l'aile des républicains « rouges », dans ce terreau identifiable dès la Révolution française, qui rêve de démocratie directe, d'égalité sociale et constitue le sol le plus fertile pour la mystique politique. Ils sont bien loin du 68 « raisonnable » et incontestable que l'on nous présente souvent aujourd'hui, consensuel, à base de rapports sociaux apparemment décontractés, de libération sexuelle, d'intégration démocratique par la lutte contre les discriminations, et de souci de l'environnement.

Cette tradition-là, issue des « républicains rouges » existe toujours dans le paysage politique français. On n'y trouve pas seulement ce qui reste du parti communiste, mais une extrême gauche en plein essor (dont on commence à mesurer le problème politique qu'elle va poser à la gauche modérée), l'ensemble de la mouvance altermondialiste, les écologistes... Généralement, ils ne sont pas attirés par un héritage « raisonnable » de mai 68. C'est la perspective du changement social qui les attire... On peut ici relire un ouvrage que, généralement, la génération 68 apprécie peu, parce que son approche est très peu empathique, mais qui a bien perçu le problème posé par la radicalité soixante-huitarde : La Révolution introuvable, de Raymond Aron.

mercredi 2 avril 2008

Ouverture : 1988 - 2007

Nous commençons à disposer d'une certaine épaisseur temporelle pour analyser la politique d'ouverture du président Sarkozy : celle-ci a d'abord été essayée par François Mitterrand en 1988, ce qui permet une comparaison, et d'utiliser la ressource de l'histoire proche.


L'ouverture correspondait alors à une stratégie politique déployée pendant la campagne présidentielle ; c'était le temps du « ni-ni » (ni nationalisation, ni privatisation) le temps où il fallait prendre acte du déclin du parti communiste. Elle correspondait aussi à une conjoncture politique précise, puisqu'aux élections législatives, le parti socialiste ne disposait pas à lui seul de la majorité. Il fallait pratiquer une politique de bascule, en allant parfois chercher le soutien du parti communiste, parfois le soutien des centristes. Michel Rocard, l'homme de gauche le plus populaire à droite, était d'ailleurs le premier ministre le plus adapté à cette situation. Ces années post 1988 étaient sans doute celles qui étaient le plus indiquées pour une modernisation idéologique consciente et explicite de la gauche, d'une gauche qui revenait au pouvoir après avoir eu deux ans pour digérer sa première expérience gouvernementale de la Cinquième république. Bref : la campagne s'était jouée au centre, il fallait gouverner au centre gauche, il était donc logique d'aller débaucher quelques centristes, parfois très bien implantés localement, comme Jean-Pierre Soissons, devenant ministres d' « ouverture ».

La stratégie présidentielle de Nicolas Sarkozy a quant à elle connu une inflexion notoire et audacieuse au cours de la campagne. La stratégie numéro 1 était inscrite dans la durée, elle a été maintenue contre vents et marées, et témoigne de la ténacité du personnage : fédérer les droites pour les rassembler, quitte à juxtaposer des discours pas toujours compatibles. Miser donc sur la frustration des électeurs de droite, médiatiquement sous-représentés, et un peu mal à l'aise face au côté « radical-socialiste » de Jacques Chirac, amplifié par la défaite de 1988. Cette stratégie a fait de Nicolas Sarkozy le candidat incontournable de la droite, l' « anti-Chirac » par excellence, l'homme capable de reconquérir une partie de l'électorat du front national sans trop modifier son discours. Je me souviens d'une discussion avec des amis, au moment où Nicolas Sarkozy avait lancé l'idée d'un ministère de « l'identité nationale ». Tous s'indignaient, et on m'avait demandé ce que j'en pensais. C'était à mes yeux le piège par excellence : toute la gauche allait s'indigner, le candidat allait pouvoir dire que cette indignation était suspecte (avec une formule du type : « l'identité nationale n'est pas un gros mot »), et les électeurs du Front national serait récupérés sans qu'il y ait pour cela besoin de dire des choses indéfendables. Cette stratégie « identitaire » de droite, appuyé sur le discours de la « rupture », était le socle de la campagne du premier tour.
À cette première stratégie, s'en est ajouté une seconde, qui a commencé à poindre dès l'investiture du candidat Sarkozy, ce qui donne à penser que cela était très construit : laissez-moi, disait-il, aller vers les autres, vers ceux qui ne pensent pas comme nous.

D'où un élargissement du discours du candidat, qui correspondait aux thèmes que développait Henri Guaino : à partir d'un discours national, on intègre le discours de la gauche. Ces deux lignes ont bien fonctionné dans la campagne, à mon avis pour deux raisons : la première était déjà enracinée, inscrite dans la durée, et la seconde a bénéficié d'une atonie, qui semble rétrospectivement assez incroyable, de la part de l'équipe de Ségolène Royal. Je me souviens d'avoir suivi la retransmission de certains discours sur la laïcité, où une synthèse de ce type s'opérait (« Dieu et Voltaire »), qui qui auraient mérité de lancer au moins une polémique, voire un vrai débat de fond. Champ qui a été laissé en friche.

L'ouverture est apparue comme le couronnement de cette seconde ligne, avec un petit air d' « union nationale ». Or, très tôt, à mon avis dès le second tour des élections législatives, on a vu qu'elle n'était pas payante. Je crois que les raisons en sont les suivantes :

- Elle a été vue comme une tentative de « dynamiter » la gauche. Le Canard Enchaîné titrait : « Sarkozy veut nettoyer la gauche au Kouchner ». Du coup, elle a eu, je crois, un effet remobilisateur pour les électeurs de gauche, qui encaissaient déjà leur troisième défaite électorale à la présidentielle. La fiction du « je reste de gauche, tout en participant à un gouvernement de droite », inopérante ailleurs que pour les affaires étrangères, montrait assez le côté artificiel du procédé, mais accroissait l'impression que le gouvernement voulait priver l'opposition de ses forces vives, et empêcher la gauche de se moderniser.

- Elle a ainsi accru les soupçons de concentration du pouvoir, en donnant un petit air de « entre les communistes et nous, il n'y a rien. » (On dirait aujourd'hui : entre l'extrême gauche et nous...). Le fait qu'elle n'ait pas été présentée comme une mesure circonstancielle (après tout, il y avait pas mal de points d'accord en politique extérieure entre Bernard Kouchner et Nicolas Sarkozy) mais qu'on ait voulu en faire le début d'une recomposition politique a accru les choses.

- Elle a été mal reçue par le cœur de l'électorat de Nicolas Sarkozy, ceux qui ont voté pour lui à cause de la « première ligne ». Peut-être l'ouverture avait-elle été mal reçue par une partie de l'électorat de gauche en 1988, mais elle était plus univoquement préparée par la campagne, et François Mitterrand avait capitalisé aux yeux de son électoral un immense prestige en étant l'homme qui avait amené la gauche au pouvoir en 1981. Tandis que Nicolas Sarkozy avait envoyé dans un premier temps à son électorat un message du type : « fini les compromis ».

Ajouterai-je qu'à mes yeux, elle rappelle aussi le fait que 1988 marque le début de l'immobilisme français ? Depuis 1946 jusqu'en 1988, pratiquement tous les gouvernements, de droite et de gauche, on fait des réformes, bonnes ou mauvaises, électoralement payantes ou non. C'est à partir de 1988 que les dossiers les plus importants ont été l'objet de stratégies dilatoires. Dans la mesure où il est maintenant clair que le « choc de confiance » sur lequel comptait l'équipe actuelle ne s'est pas produit, j'ai le sentiment qu'on attend de part et d'autre (droite et gauche) une certaine clarification et une certaine lisibilité du débat.

Jérôme Grondeux

mardi 1 avril 2008

Une époque passionnante

Dans les mémoires de Simone Veil (Une vie, Paris, Stock, 2007), cursifs, tendus, et qui donnent le plaisir de voir fonctionner une intelligence politique, on trouve, entre autres pépites, un passage extraordinaire sur la construction européenne, aux pages 221 et 222. Elle y explique que dans les années 1980, quand elle était la première président du Parlement européen élu au suffrage universel en 1979, elle croyait à la mise en place d'une Europe fédérale, mais que cette perspective lui semble aujourd'hui irréaliste. "Les citoyens, écrit-elle, semblent beaucoup plus attachés à leur identité nationale qu'il y a vingt ans, au point que partout se développent des tentations communautaristes." Elle pense que la nation a remonté comme une valeur-refuge, contrepoids de la mondialisation, et d'abord de la mondialisation de l'information : l'enracinement "devient une valeur refuge, une protection contre toutes les tragédies que la télévision et Internet nous font vivre en temps réel, où qu'elles se produisent."

En travaillant, et avec de bons auteurs, sur un manuel scolaire de terminale, qui, conformément aux programmes, retrace l'histoire de la construction européenne, et alors que nous devions reconstituer cette histoire, ces débats, ces accords, ces aller-et-retours, une vérité d'évidence (on ne découvre jamais que celles-là en histoire, et après de longs détours), s'est imposée à moi. Une des ces choses que tout le monde sait, ou presque, et dont on répugne ç prendre conscience : la construction européenne combine de manière inextricable logique confédérale et logique fédérale, Europe des nations et Europe fédérale, et il y a fort à parier que nous ne reviendrons jamais vers aucun des deux modèles. Ce provisoire, ce compromis, est devenu la caractéristique essentielle de la construction européenne. Et je crois que ce n'est pas seulement dû à une sorte de remontée nationale identitaire ces vingt dernières années.

Cela vient du fait que la nation reste une réalité politique déterminante, le cadre politique de référence. Que sans doute les deux traditions de pensée qui ont dominé l'époque contemporaine, le libéralisme et le socialisme, l'ont évacuée ou relativisée un peu vite. Et que parler d'Europe, cela va rester parler de l'Europe en France et parler de la France en Europe. Il semble même que ce "résidu national" des pensées politiques soient bien plus qu'un "résidu", qu'il soit une forme majeure de la contrainte politique. Libéraux et socialistes doivent, s'ils veulent mordre sur le réel, s'ils veulent exercer une influence politique, penser la nation. Libéraux européens et socialistes européens doivent, s'ils veulent aboutir à quelque chose en Europe, penser la nation. A certains moments, on a l'impression, au détour d'une lecture, que nos générations contemporaines (pas seulement la mienne au sens étroit) a bien une sorte de mission intellectuelle, et que cette mission transcende largement les clivages politiques.

Il y a un peu de cela, un élément de revalorisation non nationaliste de la nation, dans le dernier ouvrage d'Hubert Védrine, (écrit avec Adrien Abdécassis et Mohamed Bouabdallah), Continuer l'Histoire, (Paris, Fayard, 2007). Il ne suffit pas à réfuter le schéma proposé il y a plus d'une quinzaine d'années par Francis Fukuyama, ni à réfuter la thèse du "choc des civilisations", qui présentent des grandes options fondamentales, mais il explore une voie moyenne autour d'une réflexion sur la nation et le rôle nécessaire des Etats dans l'établissement de tout "nouvel ordre mondial".

Pour nous donner un peu d'air en phase de décompression du débat politique, on peut s'attarder un peu dans ces perspectives. Penser l'enracinement, penser la nation, cela sonne barrésien (et à vrai dire, pourquoi pas une lecture critique de Barrès, qui oscilla entre nationalisme d'exclusion et de synthèse ? C'est bien là une des sources majeures du gaullisme). J'ai l'impression que le camp du "oui" au référendum de 2005 est un peu passé à côté d'une réflexion sur l'intégration de la spécificité nationale dans le discours européen... Peut-être est-ce maintenant que l'on y vient. La nation a été très présente lors de la dernière campagne présidentielle, à vrai dire plutôt sous les espèces de l'invocation des grands mythes, ce qui est normal en période électorale, et on se plaît à voir qu'elle peut devenir l'enjeu d'un véritable débat intellectuel.

Nous avons souvent présenté l'Europe comme si elle était fédérale, comme si l'Etat-nation constituait une simple étape désormais dépassée, et comme si nous marchions vers les Etats-Unis d'Europe. Ceux-ci paraissent plutôt avoir joué le rôle de "mythe mobilisateur", qui ont lancé la marche en avant de l'Europe. Et quand un "mythe mobilisateur" est à bout de course, c'est le champ de la réflexion qui s'ouvre.

Trêve de plaintes... nous vivons bien une époque passionnante.

Jérôme Grondeux