mardi 1 avril 2008

Une époque passionnante

Dans les mémoires de Simone Veil (Une vie, Paris, Stock, 2007), cursifs, tendus, et qui donnent le plaisir de voir fonctionner une intelligence politique, on trouve, entre autres pépites, un passage extraordinaire sur la construction européenne, aux pages 221 et 222. Elle y explique que dans les années 1980, quand elle était la première président du Parlement européen élu au suffrage universel en 1979, elle croyait à la mise en place d'une Europe fédérale, mais que cette perspective lui semble aujourd'hui irréaliste. "Les citoyens, écrit-elle, semblent beaucoup plus attachés à leur identité nationale qu'il y a vingt ans, au point que partout se développent des tentations communautaristes." Elle pense que la nation a remonté comme une valeur-refuge, contrepoids de la mondialisation, et d'abord de la mondialisation de l'information : l'enracinement "devient une valeur refuge, une protection contre toutes les tragédies que la télévision et Internet nous font vivre en temps réel, où qu'elles se produisent."

En travaillant, et avec de bons auteurs, sur un manuel scolaire de terminale, qui, conformément aux programmes, retrace l'histoire de la construction européenne, et alors que nous devions reconstituer cette histoire, ces débats, ces accords, ces aller-et-retours, une vérité d'évidence (on ne découvre jamais que celles-là en histoire, et après de longs détours), s'est imposée à moi. Une des ces choses que tout le monde sait, ou presque, et dont on répugne ç prendre conscience : la construction européenne combine de manière inextricable logique confédérale et logique fédérale, Europe des nations et Europe fédérale, et il y a fort à parier que nous ne reviendrons jamais vers aucun des deux modèles. Ce provisoire, ce compromis, est devenu la caractéristique essentielle de la construction européenne. Et je crois que ce n'est pas seulement dû à une sorte de remontée nationale identitaire ces vingt dernières années.

Cela vient du fait que la nation reste une réalité politique déterminante, le cadre politique de référence. Que sans doute les deux traditions de pensée qui ont dominé l'époque contemporaine, le libéralisme et le socialisme, l'ont évacuée ou relativisée un peu vite. Et que parler d'Europe, cela va rester parler de l'Europe en France et parler de la France en Europe. Il semble même que ce "résidu national" des pensées politiques soient bien plus qu'un "résidu", qu'il soit une forme majeure de la contrainte politique. Libéraux et socialistes doivent, s'ils veulent mordre sur le réel, s'ils veulent exercer une influence politique, penser la nation. Libéraux européens et socialistes européens doivent, s'ils veulent aboutir à quelque chose en Europe, penser la nation. A certains moments, on a l'impression, au détour d'une lecture, que nos générations contemporaines (pas seulement la mienne au sens étroit) a bien une sorte de mission intellectuelle, et que cette mission transcende largement les clivages politiques.

Il y a un peu de cela, un élément de revalorisation non nationaliste de la nation, dans le dernier ouvrage d'Hubert Védrine, (écrit avec Adrien Abdécassis et Mohamed Bouabdallah), Continuer l'Histoire, (Paris, Fayard, 2007). Il ne suffit pas à réfuter le schéma proposé il y a plus d'une quinzaine d'années par Francis Fukuyama, ni à réfuter la thèse du "choc des civilisations", qui présentent des grandes options fondamentales, mais il explore une voie moyenne autour d'une réflexion sur la nation et le rôle nécessaire des Etats dans l'établissement de tout "nouvel ordre mondial".

Pour nous donner un peu d'air en phase de décompression du débat politique, on peut s'attarder un peu dans ces perspectives. Penser l'enracinement, penser la nation, cela sonne barrésien (et à vrai dire, pourquoi pas une lecture critique de Barrès, qui oscilla entre nationalisme d'exclusion et de synthèse ? C'est bien là une des sources majeures du gaullisme). J'ai l'impression que le camp du "oui" au référendum de 2005 est un peu passé à côté d'une réflexion sur l'intégration de la spécificité nationale dans le discours européen... Peut-être est-ce maintenant que l'on y vient. La nation a été très présente lors de la dernière campagne présidentielle, à vrai dire plutôt sous les espèces de l'invocation des grands mythes, ce qui est normal en période électorale, et on se plaît à voir qu'elle peut devenir l'enjeu d'un véritable débat intellectuel.

Nous avons souvent présenté l'Europe comme si elle était fédérale, comme si l'Etat-nation constituait une simple étape désormais dépassée, et comme si nous marchions vers les Etats-Unis d'Europe. Ceux-ci paraissent plutôt avoir joué le rôle de "mythe mobilisateur", qui ont lancé la marche en avant de l'Europe. Et quand un "mythe mobilisateur" est à bout de course, c'est le champ de la réflexion qui s'ouvre.

Trêve de plaintes... nous vivons bien une époque passionnante.

Jérôme Grondeux

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