mercredi 5 décembre 2012

À quoi sert la politique ?



La politique ne peut pas tout parce que l’État ne peut pas tout. On le voit dans l’affaire Florange, on le voit dans les négociations européennes où la France n’en finit pas de découvrir que faute de partenaires, faute surtout d’avoir ménagé l’Allemagne, ses marges de manœuvres se trouvent considérablement réduites, on le voit dans l’impossibilité de générer immédiatement de la croissance.

Le constat est ancien, et nous feignons constamment de redécouvrir cette réalité, parce que périodiquement nous sommes subis à des surdoses de discours volontaristes, au point que la sphère médiatique, et avec elle l’opinion, semble devenue dépendante. Comme pour une drogue, les effets euphorisants s'atténuent à la longue, mais il semble que nous ne puissions plus nous passer de ces promesses toujours réitérées – les dealers eux-mêmes ne paraissent d’ailleurs pas plus convaincus que cela de la qualité des produits proposés.

Jamais le politique n’a dominé l’économie, jamais il n’a pu se passer des puissances financières, quand bien même il les brutalisait, jamais l’État n’a orienté l’ensemble de la vie sociale, jamais un pays n’a pu se passer d’alliés dans sa politique extérieure, sauf à se lancer dans des expériences totalitaires que tous répudient aujourd’hui, mais dont personne ne semble pressé de tirer vraiment les leçons.

Alors, à quoi sert la politique ? Ou plus exactement, que peuvent et que doivent faire les politiques ? Quelques grandes généralités ne sont peut-être pas inutiles pour clarifier un peu notre regard, et dissiper la brume amollissante qui gêne l’analyse et opacifie les choix.

Tout d’abord à fournir le cadre. La déclaration de 1789 mérite d’être relu, et singulièrement son article 2 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. » On dira qu’il s’agit de l’État minimum des libéraux. Oui, certainement. Le maintien de l’État de droit reste un socle indispensable, comme on le mesure à nos dépends chaque fois que l’on essaie de démocratiser un pays où l’appareil étatique n’existe pas vraiment, ou est par trop corrompu. Mais Marcel Gauchet l’a dit de manière frappante, « les droits de l’homme ne font pas une politique », et l’État ne saurait s’en tenir à sa première mission. Celle-ci demeure cependant essentielle, et, si elle est peu spectaculaire, elle demande une énergie forte. Comme le disait Auguste Comte, s’inspirant de la physique, il faut plus d’énergie pour maintenir un ordre que pour le désorganiser.

Ensuite à clarifier les choix : quels mouvements de la société le gouvernement veut-il encourager ? Lesquels veut-il contrebalancer ? Dans le cadre des futurs possibles, et dans les limites de nos facultés de prévision, vers lequel veut-il tendre ? Cela suppose une claire conscience, et une claire explication, de ce que l’État peut et de ce qu’il ne peut pas. Nous ne sommes plus ici seulement dans le libéralisme, nous allons soit vers la démocratisation (dans quelle mesure peut-on favoriser l’égalité des chances ?) soit vers le conservatisme (au sens noble : quelles traditions voulons nous protéger, préserver?).

Bien sûr, un gouvernement doit avoir aussi le souci de sa propre existence, et savoir quand il vaut la peine d’aller contre l’opinion dominante et de risquer l’impopularité. Mais cela, ce n’est pas un service que la politique rend à la société, c’est un service que les politiques momentanément dominants se rendent à eux-mêmes, et cela les regarde strictement.

À partir du moment où on a bien conscience de ces deux impératifs (maintenir l’État de droit et définir un projet politique réaliste), qui niera l’utilité de la politique ? Inversement, ces impératifs tendent à nous rendre sévère pour le spectacle offert actuellement par la politique française. Je reste persuadé que si ces deux impératifs ne sont pas perçus, c’est que le second, actuellement n’apparaît pas : il est comme noyé dans le discours de la toute-puissance et dans la tentative dérisoire de sauvegarder à tout prix une popularité qui, de toute manière, échappe aux gouvernants en période de crise et dont nous ignorons les recettes, tant les mécanismes de formation de l’opinion sont complexes. (Les mouvements de l’opinion ne sont lisibles et clairs qu’après coup.)

Ce qui me semble manquer à ce pays si politique, si friand d’idées et actuellement si dépressif qu’est la France, c’est une pensée du progrès qui s’attache à démêler ce qu’il peut y avoir de positif dans le mouvement actuel de l’Histoire des périls éventuelles. Elle ne viendra pas d’un penseur, ni d’un politique, mais de tout un foisonnement de réflexions et d’initiatives individuelles. La culture et la réflexion peuvent avoir un rôle, celui de contribuer à la mise en place d’un climat intellectuel différent, qui tenterait le mariage difficile de la lucidité et de l’espérance. Là encore, le politique ne peut pas tout.

mardi 20 novembre 2012

Le malheur des uns...


L’UMP paie par la crise qu’elle vient de traverser (et qui n’est pas terminée) ses faiblesses originelles. Créée en 2002 pour rassembler la droite et le centre, elle n’y a pas réussi, du fait de la résistance de François Bayrou pour une part, mais aussi parce qu’on n’y a pas organisé les tendances initialement prévues. Alain Juppé apparaît aujourd’hui comme un pacificateur, mais, premier dirigeant du nouveau parti, il porte, ainsi que Jacques Chirac, une lourde responsabilité. 

On a ironisé sur les propos du président de la fameuse COCOE, selon lequel les statuts de l’UMP n’étaient pas prévus pour qu’il y ait plusieurs candidats : c’est parfaitement exact. Le système des parrainages, très lourd, a empêché qu’une compétition ouverte fasse ressortir les enjeux idéologiques et stratégiques qui seuls auraient pu donner à la compétition pour la présidence du parti un intérêt réel. La réduction à deux candidats a fonctionné comme un étouffoir du débat : qui ne sait que la campagne du second tour des élections présidentielles, par exemple, est généralement beaucoup moins intéressante, par son contenu, que la campagne du premier tour ? Deux tours auraient bien évidemment mieux convenu.

Il ne faut cependant pas mésestimer la performance de Jean-François Copé, souvent donné battu avant l’élection, quand bien même sa victoire est plus que courte, et peut-être même contestable. Elle est le fruit d’une mobilisation importante (on parle de 170 000 votants, ce qui est considérable). Cette victoire du partisan d’une « droite décomplexée » confirme une tendance lourde de la vie politique : les militants sont généralement plus radicaux que les sympathisants, plus consommateurs de slogans, plus friands de la désignation d’adversaires caricaturés (la « gauche bien-pensante » dont on nous rebat les oreilles). 


La confusion des enjeux (prendre simplement la direction du parti ou se placer pour la présidentielle de 2017 alors que des primaires seront organisées) brouille la portée du résultat. Il n’est pas sûr que François Fillon soit vraiment marginalisé, peut-être même est-il préservé pour la future compétition, avec cependant une difficulté pour lui : comment maintenir une présence médiatique d’ici là ? On ne peut pas dire, cependant, que son discours ait été limpide durant cette campagne, et que des perspectives claires pour la droite française aient été tracées. Ce travail, pour lui et son équipe, reste à faire.

Je ne crois toujours pas à l’éclatement de l’UMP, que le Front national appelle fort logiquement de ses vœux. Un parti tient, surtout en France, par ses élus. Ceux-ci attendent de bons résultats aux futures élections locales, en faisant fonds sur l’impopularité actuelle du président de la République et du premier ministre. Il n’est donc pas évident que le Front national tire bénéfice de la victoire de Jean-François Copé.

L’UDI de Jean-Louis Borloo est potentiellement la grande bénéficiaire du triste spectacle donné ces derniers jours. Aucun des deux candidats n’a clairement critiqué, pour des raisons que nous avons dites plus tôt sur ce blog, la droitisation de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy, et celle-ci semble en quelque sorte validée par le résultat des courses. La moitié de la base militante la soutient clairement, et il n’est pas sûr que l’autre la rejette clairement. Il est difficile pour un centriste de se reconnaître dans les horizons de la « droite décomplexée ».

En effet, les centristes, quand bien même ils se situent au centre droit (mais où exister ailleurs ? Il faudra bien tirer les leçons de l’expérience Bayrou) ne se reconnaissent pas dans les discours de guerre civile, et surtout pas dans l’invocation d’un « peuple de droite » alors même que les socialistes ne brandissent plus l’étendard du « peuple de gauche ». Le ressort de la peur n’est pas celui qu’ils affectionnent en politique, leur rêve est, jusqu’à la naïveté parfois, l’édification d’une politique rationnelle et raisonnable. Leur souci actuel est sans doute bien davantage de combattre la montée, perceptible partout actuellement, non seulement dans le monde politique, mais aussi dans la presse et jusqu’à l’Université, des discours réactionnaires et sloganiques de gauche et de droite, qui mènent d’autant plus sûrement à l’impuissance qu’ils sont globalisateurs et défoulants.

Aussi l’UDI devra-t-elle veiller, pour grandir et rallier une part de la droite républicaine sans perdre la possibilité de s’adresser à une fraction de la gauche modérée, à avoir un discours mesuré, y compris sur l’action de l’actuel gouvernement. À clairement dire ce qu’elle refuse et ce qu’elle accepte : la place d’une opposition responsable me paraît encore à prendre.

dimanche 4 novembre 2012

Et L'UDI ?

Le débat fantomatique de l'autre soir, entre François Fillon et Jean-François Copé, a fait couler beaucoup d'encre pour dire qu'il ne s'y passait rien. Pourtant, une question aurait sans doute permis qu'il en sorte quelque chose : que comptez-vous faire, si vous êtes élu, par rapport à la nouvelle UDI ?

En effet, la fondation de l'Union Des Indépendants ressuscite bien l'ancienne UDF. Les centristes sont été les grands sacrifiés de la dernière campagne, et il n'est pas étonnant que, cantonnés au choix entre la stratégie suicidaire de François Bayrou et le rôle d'"idiots utiles" au sein de l'UMP, ils aient sauté sur l'occasion que leur offrait Jean-Louis Borloo.

Le nouveau dirigeant de l'UMP devra en fait choisir. S'il opte pour un franc partenariat avec l'UDI, incluant des négociations électorales, n'importe quel centriste de l'UMP comprendra qu'il vaut mieux être hors de l'UMP que dedans. (Encore que.. Alain Juppé affirmait que le principal parti de droite peinait à trouver pour toutes les élections des candidats de niveau suffisant.) Inversement, si le nouveau patron  de l'UMP se maintient dans la ligne de déploration adoptée jusque là par Jean-François Copé, il devrait alors refuser toute négociation d'ensemble avec les centristes indépendants.

En fait, la question de fond était : l'UMP reste-t-elle sur les bases du projet de 2002, cherche-t-elle toujours à unir toute la droite et le centre ? N'est-il pas trop tard pour y organiser des courants ? On aurait pu encore demander aux deux candidats ce qu'ils pensaient du scepticisme initial de Nicolas Sarkozy lors de la création de l'UMP, du refus chiraco-juppéiste d'y organiser les fameux courants....

Outre le peu de goût pour le débat dans la famille gaulliste, on mesure ici à quel point l'habitude des élections présidentielles a profondément simplifié (pour ne pas dire plus) les émissions politiques autour des personnalités en vue du moment. Il devient difficile de penser en terme de familles politiques, de partis, voire même de stratégie. La communication est essentielle, son analyse passionnante, mais elle ne peut tenir lieu de tout.

Prendre un parti suppose que l'on lui impulse une stratégie. Les alliances en font partie. Nos institutions supposent l'organisation de deux camps, elles semblent postuler un bipartisme qui nous échappe, tout simplement parce que le clivage droite/gauche n'est pas le seul en France. Il y a la frontière qui passe entre le PS et le Front de gauche, et celle qui traverse en partie l'UMP aujourd'hui, séparant pro- et antieuropéens.

Et c'est cela qui explique les échecs récurrents du bipartisme... aujourd'hui dimanche 4 novembre, sur Canal +, Anne-Sophie Lapix, en excellente professionnelle a posé la question des rapports avec l'UDI à Bruno Lemaire (qui refuse de prendre position entre Jean-François Copé et François Fillon)... et la réponse de celui-ci a été symptomatique : le nouveau président de l'UMP devra se déterminer. On pourrait penser qu'en ce moment précis, l'élection du président allait être l'occasion d'un choix clair.

Mais il faut dire que tout conspire à l'opacité : la tradition de non-débat des gaullistes, la courte défaite de Nicolas Sarkozy et les débuts très difficiles du tandem François Hollande- Jean-Marc Ayrault. Il faut de grandes défaites, et l'impression que tout est à reconstruire pour que de fortes propositions puissent naître dans un parti. L'heure n'est pas à l'autocritique, quand on a pour dans quelques années la perspective de succès électoraux faciles. 

lundi 15 octobre 2012

L'Europe : une cause plaidable sans avocat ?


Le traité européen de stabilité est ratifié depuis plusieurs jours, et cela est sans doute beaucoup plus important que l’octroi à l’Europe du prix Nobel de la paix. Après tous les débats et retournements que  l’adoption éventuelle du traité : suscitait depuis quelques mois, on est presque surpris de constater que selon un sondage BVA publié le 1er octobre par le Parisien et effectué les 27 et 28 septembre, 64% des Français y seraient favorables - qu'on compterait même 72% de nos compatriotes parmi les partisans de la règle d'or qui limite un éventuel déficit budgétaire.

Pourtant, les résultats de ce sondage paraissent logiques. On peut considérer que les deux tiers de l'électorat, comme on pouvait le constater en suivant la campagne présidentielle, acceptent globalement les règles de la vie économique, considérant qu’un État doit être bien géré et que l’endettement excessif est un problème.

D’où vient l’impression qu’il s’agit d’une majorité silencieuse ? Le traité a trouvé finalement peu d’avocats en France, qui auraient pu y voir une étape décisive dans la résolution d’une question cruciale : comment doter la zone euro des outils d’élaboration d’une politique économique compatible avec l’existence d’une monnaie unique ? La discipline budgétaire ne fait pas tout, certes, mais comment envisager de concilier l’exigence d’une monnaie unique avec une liberté budgétaire inconditionnelle des États membres ?

Autant de constats simples et peu excitants. Le débat, pour les partisans de la construction européenne, se joue pourtant dans ce cadre, dans la quête d’un équilibre entre les exigences d’une saine gestion, le maintien d’une politique d’investissement tournée vers l’avenir, et les exigences de la solidarité sociale. Ce cadre contraignant est, à bien y regarder, celui de la politique contemporaine depuis la fin du XIXe siècle. La construction européenne conduit à dégager et formaliser cette contrainte à l’intérieur de laquelle s’exerce l’action des pouvoirs publics. Il le fait d’ailleurs avec une souplesse (possibilité de porter le déficit à 1 %, prise en compte des situations exceptionnelles, agenda plus souple pour les pays dont la dette est supérieure à 60 % du PIB depuis 2011) que l’on sait peu – faute que les « Européens » aient été audibles.

Depuis une trentaine d’années en France, la croissance de la dépense publique a servi soit à éviter de faire des réformes d’adaptation, soit à « faire passer » les réformes que l’on parvenait à faire, soit à financer le versant démagogique des campagnes électorales. Il est amusant de relire aujourd’hui les critiques que l’on adressait au livre de Nicolas Baverez, La France qui tombe, paru en 2003. Au moins sur un point, son diagnostic était juste : nous avons progressivement consacré la dépense publique de moins au moins aux investissements d’avenir et de plus en plus au maintien de l’existant. Sans réduire la voilure, l’État est devenu ainsi de moins en moins efficace pour accomplir les missions qu’il se donnait. Quand on ne réforme pas l’outil, il n’est plus adapté – on rougit de devoir rappeler de tels truismes.

Encore un : si la France veut pouvoir donner une orientation plus volontariste à la politique européenne, cela ne peut commencer pour elle par un signal de laxisme budgétaire chronique envoyé à ses partenaires.

Oui, les partisans du traité avaient bien des arguments à développer. Mais ils ne sont pas enthousiasmants et nécessitent un certain courage. Les élus, et plus généralement les gouvernants, et plus généralement encore les commentateurs, sont à la charnière entre les requêtes multiformes de l’opinion et la réalité comme contrainte. Ils sont de ce point de vue des médiateurs. Cela, ils doivent l’assumer – et le refus de le faire devient parfois comique, quand par exemple on fait de la rigueur, parce qu’il le faut bien, mais qu’on ne veut pas le dire…

Les opposants au traité restent largement, malgré quelques défections et ralliements, le front du refus du référendum de 2005. Et les partisans de la solution miracle, tout comme les patients qui ratent leur psychanalyse en cherchant la clef de leurs problèmes. Donnez-nous de la démocratie directe, et tout ira bien. Rendez-nous le franc, refusez toute limitation de la souveraineté nationale dans le domaine budgétaire, et tout ira bien. Faites du respect de l’environnement l’alpha et l’oméga de la politique, et tout ira bien. Laissez-nous dépenser l’argent que le pays n’a pas, et tout ira bien. Ils sont au maximum de leur efficacité dans un rôle : celui de porte-voix des difficultés et des frustrations du pays. En théorie, cela pourrait les mener au pinacle.


Pourtant, ils n’entraînent pas la majorité de leurs concitoyens. D’où un rêve plus ou moins conscient de grande catastrophe. Que l’euro s’écroule, ils exulteront. Mais ce ne sont pas les problèmes du présent qu’ils cherchent vraiment à régler. Ils se croient en avance d’une apocalypse – je crains qu’ils ne soient plutôt en retard d’une guerre.

lundi 24 septembre 2012

Impressions rémoises

Discussion dans la nuit rémoise, en marchant avec un ami. Expert en politique extérieure, éminent observateur et analyste de la politique intérieure française, riche d’une expérience diplomatique, j’ai la surprise de voir qu’il partage mon inquiétude, et qu’il lui donne de nouveaux aliments. La conversation sinue entre le passé et l’avenir, entre la chute du communisme, les ratés de la politique française face à la réunification de l’Allemagne (que tant de bons esprits essaient aujourd’hui de camoufler habilement), et l’actuelle politique européenne de François Hollande.

La nuit serait douce si un petit vent coupant ne rappelait qu’on entre dans l’automne. La vie française de ces années est peut-être ainsi. 

J’essaie depuis longtemps de me garder du pessimisme à long terme, qui me semble une attitude de défiance a priori par rapport à mon pays ; pendant l’été,  j’ai attendu de voir se dessiner les contours de la nouvelle politique du pays en Europe. Dans cette attente, une impression s’est formée, pas très agréable, mais très persistante. Je voudrais savoir si mon compagnon de promenade, esprit incisif, la partage.

Il me semble que l’expression pompeuse de « réorientation de la politique européenne » masque un abandon du leadership partiel de la France en Europe. 

« Leadership partiel »… Le tandem franco-allemand a structuré la construction européenne jusqu’à la chute du mur de Berlin. Certes, Georges Pompidou avait voulu se donner une possibilité de sortir du tête à tête exclusif avec la République Fédérale Allemande en acceptant enfin, rompant avec le veto du Général, l’entrée du Royaume-Uni dans l’Europe. Il n’en reste pas moins que les progrès de la construction européenne ont dû beaucoup aux tandems Helmut Schmidt / Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Kohl / François Mitterrand.

Même après la réunification, le tandem s’était ressoudé, autour du troc historique de l’abandon du mark contre la perspective d’une union européenne rigoureuse. Nicolas Sarkozy a su nouer également, malgré des débuts un peu difficile, une relation de confiance (pour autant que le mot ait un sens en politique) avec Angela Merkel, après, semble-t-il, avoir connu quelques tentations d’alliances de revers avec l’Europe latine.
Il y avait peu de franche démagogie dans la campagne de François Hollande, qui a visiblement cherché à limiter les dégâts. Malheureusement, cette démagogie portait sur le point central de l’Europe. Dans la nuit rémoise, la conversation nous emmène en un autre point, il a quelques mois, au Maroc, à Rabat. Un remarquable historien du socialisme, proche de François Hollande, avait bien voulu répondre à ma question sur ce point. En gros, il m’avait dit : nous savons que nous ne pourrons pas renégocier le traité. Nous le ratifierons, mais nous obtiendrons en échange quelques mesures sur la croissance. Nous étions quelques semaines avant l’élection…

Il m’apparaissait alors évident que la manœuvre, avec ce qu’elle supposait de duplicité électorale, serait difficile à « faire passer » auprès de l’électorat de gauche, très divisé, comme on sait, sur la question  européenne. Je sous-estimais par contre grandement la dégradation pourtant prévisible des rapports franco-allemands qui s’ensuivrait.

On a voulu nous rassurer par la compétence linguistique d’un premier ministre germanophone. Faible argument, d’autant plus que ce dernier est déjà marginalisé. Et argument qui en dit long sur la vision des relations internationales, et des Allemands, qui le sous-tend.

Nous continuons à marcher sous les arbres, dont l’alignement évoque une cour de récréation. Cette image continue bien à m’obséder : j’ai l’impression que dans l’Union Européenne, en ce moment, les Français se sont transformés en chef de file des élèves en difficulté et des élèves turbulents. En porte-parole des élèves en difficulté et des élèves turbulents. Au mieux, ils parviendront peut-être à être élus délégués de classe. Mais ils ne seront pas « tête de classe », encore moins professeurs. Ils peuvent défendre les intérêts des uns ou des autres, mais l’initiative, l’élaboration de la ligne leur échappe. Ils s’expriment, ils peuvent contrebalancer : ils ne pèsent plus.

L’illusion d’un bras-de-fer avec l’Allemagne masque cet abaissement. Nombre de ceux qui sont inquiets du statut de la France sont distraits par le souverainisme. Les souverainistes rejouent, en 2012, la carte de 2005 : ils estiment que du rejet du traité de souveraineté, ou de l’effondrement de l’euro, la France sortirait à terme libre et agrandie.

Amoureux de la grandeur française, amoureux de la souveraineté nationale française, ils ne saisissent pas que cette grandeur et cette souveraineté se jouent en partie à l’intérieur de la construction européenne ; que dans un organisme en perpétuelle évolution, c’est en se plaçant en tête, non en queue, que l’on peut orienter les autres. Fondamentalistes conséquents de la souveraineté nationale, c’est finalement en elle, dans une sorte d’ultra-démocratisme patriote, qu’ils placent toutes les solutions. Sincères, logiques, ils se condamnent, me semblent-ils, à l’impuissance.

Le vent balaie plus fortement la ville, la nuit est un peu plus noire. Malgré le vent, la douceur refuse décidément de disparaître. Une impression fugace de ce que nous vivons. Entre les renoncements des uns et la myopie des autres, la France recule en Europe. Mais elle est là. J’aimerais que ces impressions nocturnes prennent un jour la figure d’un simple mouvement de doute.

mardi 11 septembre 2012

Méditation Estonienne pour mes amis souverainistes et du Front de gauche



Le XIXe siècle a vu se multiplier les récits de voyages, les enquêtes et les essais de comparaison internationale tournées vers la France. Nos grands ancêtres, confrontés aux conséquences des grands bouleversements révolutionnaires, aux mutations spectaculaires de la société, à la difficulté, en France, de mettre en place un régime garantissant à la fois l’ordre et la liberté, cherchaient, quand ils se rendaient à l’étranger, à guetter des expériences profitables, mais aussi à saisir de l’extérieur la clef d’une énigme, l’identité française. Ils cherchaient des exemples et des contre-exemples, et cherchaient aussi à ramener dans leur bagage des plantes dont ils pensaient qu’elles pourraient d’enraciner dans le terreau national. Ils voulaient élargir leur espace d’expérience sans perdre de vue le souci de leur pays. Guizot, Victor Cousin, Tocqueville avaient leur manière à eux d’être Français, Européens et, comme on ne disait pas encore, citoyens du monde, quand bien même certains de leurs aperçus nous semblent aujourd’hui schématiques ou caricaturaux.

Aujourd’hui encore, nous n’en avons pas fini de chercher, pris que nous sommes dans le courant de la mondialisation et engagés que nous sommes dans l’aventure de la construction européenne – car cela demeure une aventure -, le point d’équilibre entre le souci de notre pays et le péril de l’étroitesse nationaliste. Et j’ai personnellement l’impression d’être souvent coincé entre des souverainistes qui regardent vers le passé et des modernisateurs béats qui oublient au passage notre « cher et vieux pays », obsédés par le « mal français » qu’Alain Peyrefitte stigmatisait en 1976 dans un essai célèbre.
Une délicieuse escapade d’une grosse semaine en Estonie a fait rejouer ces vieilles interrogations. Affranchie de la domination russe est enfin indépendante en 1920, l’Estonie, comme les autres pays baltes et comme la Pologne, a été victime des accords secrets du pacte germano-soviétique de 1939. Champ de bataille entre les Allemands et les Russes de 1941 à 1944, elle a connu jusqu’en 1991 la domination soviétique. « L’occupation », tel est le mot qui désigne cette longue période. Les logements collectifs isolés en pleine campagne, non loin de grands bâtiments d’exploitation en tôle, sont les témoins kolkhoziens et dégradés de cette époque, avec les monuments à la gloire de la lutte soviétique contre l’Allemagne nazie.

Partout, le patrimoine médiéval est remis en valeur, et l’on trouve nombre de statues récentes des penseurs et héros de l’indépendance estonienne depuis le XIXe siècle. Et bien souvent on indique que l’Union européenne permet la mise en valeur des trésors du passé. On est en pleine affirmation culturelle d’une nationalité, sur le modèle quarante-huitard. De cette affirmation, sont exclus les 25% de Russes, mais le plus frappant c’est que l’on voit à quel point l’ancrage dans l’OTAN et la participation à l’Union européenne (depuis 2004, avec entrée dans la zone euro en 2011) est vue là-bas comme la plus sûre garantie de l’indépendance nationale.

Ce qui domine est un mélange de libéralisme et d’affirmation nationale combinée à une forte gratitude vis-à-vis de l’Union européenne et aux effets d’une vaccination durable contre la démagogie. On trouve ainsi dans le Baltic Times bien des choses qui donnent à réfléchir au lecteur français : on y explique que l’héritage du communisme ne doit pas conduire à croire que tout ce qui disfonctionne vient de l’Etat, les dirigeants expliquent au fonctionnaire qu’ils vont tenter de revaloriser leur salaire mais qu’ils ne faut pas s’attendre à des miracles, et le président social-démocrate IIves affirme que l’Estonie, qui a beaucoup reçu de l’Europe, doit  maintenant se préoccuper de ce qu’elle peut lui apporter.

Tout n’est pas rose en Estonie, bien sûr… mais face à ce mélange de sortie libérale du communisme, dans un pays dont certaines villes faisaient partie de la Hanse au Moyen Age, et d’affirmation d’une nationalité avec le soutien de l’Europe, au contact aussi de cette impression que pour les Estoniens, l’avenir vaut mieux que le passé, je pensais à mes amis, à mes collègues et à mes étudiants souverainistes et proches du Front de gauche. Je me disais qu’alors que nous avons (et c’est heureux) tiré moult leçons du cauchemar nazi, nous n’avons décidément pas tiré toutes les leçons de l’effondrement du communisme. Nous continuons à opposer nation et construction européenne quand il s’agit de les combiner, nous persistons à ne pas voir que l’effondrement du communisme soviétique n’a pas été seulement une formidable libération, la vraie reconquête des libertés démocratiques, mais aussi, par-delà la chute des illusions mortifères et du mensonge institutionnalisé, une formidable réouverture des possibles.




mardi 21 août 2012

Une opposition constructive et intelligente ?



"Pensez-vous que ce régime permette une "opposition intelligente" et réellement constructive ?" Cette question m'a été posée il y a déjà plusieurs semaines. Plus j'y pensais, et plus sa portée m'intimidait. Elle m'a beaucoup accompagnée durant cet été qui, sur le plan de la politique intérieure française, n'a pas été très motivant : au moins en apparence, nombre de grands arbitrages ont été renvoyés à la rentrée par le gouvernement, et la lutte au sein de l'UMP n'est pas encore très spectaculaire.


Il faudrait déjà nous faire une idée de ce qu'est une opposition intelligente et constructive. On supposera ici qu'intelligent est un peu le contraire de systématique : une opposition intelligente est parfois capable d'être favorable à ce que propose le gouvernement. Individuellement, de ce point de vue, les opposants sont parfois plus "intelligents" que collectivement. Que le gouvernement, par exemple, propose une loi sur la possibilité pour les homosexuels de se marier, il se trouvera probablement des députés de l'opposition pour voter avec la majorité son adoption. Les opposants sont parfois, à titre individuels, favorables à des mesures que leur camp ne peut porter électoralement : ainsi Jacques Chirac, qui vota l'abolition de la peine de mort.



Une opposition constructive, c'est certes une opposition assez intelligente pour ne pas être systématiquement hostile à tout acte gouvernemental, mais surtout une opposition capable d'articuler des contre-propositions. De ne pas se cantonner à la critique aisée, mais de s'essayer à l'art difficile de la proposition concrète.



Derrière cette volonté d'une opposition intelligente et constructive, se profile un vieux rêve, ô combien louable, celui d'une politique rationnelle, et, plus encore, raisonnable. Eh oui, souvent, nous sommes las de la rhétorique apocalyptique des uns et des autres, de ceux qui se croient en 1917 et de ceux qui se croient en 1940 ou qui font semblant - la question de savoir s'ils parviennent à se duper eux-mêmes étant insoluble, tant la sincérité est comme diluée dans l'énervement structurel du militantisme.



Pour bien répondre à la question, il faut distinguer ce qui relève du régime : est-ce que notre Cinquième République favorise ou défavorise l'aspect "intelligent-constructif" de l'opposition ?



Pour qu'une opposition soit intelligente et constructive, non pas dans quelques-uns de ses membres (en général les plus estimés et les moins souvent placés durablement dans un leadership d'ensemble), mais collectivement, il faut qu'elle y ait intérêt. C'est-à-dire que cette attitude la serve dans la conquête du pouvoir. Ou plus exactement, car les gens ne suivent pas toujours leur intérêt, que le sentiment domine, dans une opposition, que d'avoir une attitude raisonnable est un préalable indispensable à la conquête du pouvoir. 



Considérons que notre régime a été vraiment en place à partir de la réforme de 1962, et regardons si la conquête du pouvoir par une opposition a jamais été liée à l'exercice préalable par celle-ci d'une critique mesurée, circonstanciée et créative du pouvoir en place.



Il faut attendre 1981 pour une véritable alternance. La gauche qui l'emporte n'est plus vraiment unie depuis la rupture du programme commun en 1977. Les 110 propositions comportent des mesures importantes (décentralisation, abolition de la peine de mort, libéralisation des ondes) mais l'échec de la politique anti-crise et des transformations structurelles du capitalisme prévues est assez largement anticipé à l'époque, et le tournant de la rigueur de 1983 n'est pas véritablement une surprise quand on relit la presse de l'époque. La défaite de Valéry Giscard d'Estaing est plutôt l'expression d'un rejet, frappant un gouvernement qui a dû encaisser les effets de deux chocs pétroliers.



Quand la majorité de gauche est battue aux législatives de 1986, ce n'est pas en raison d'une adhésion au programme de la droite, mais l'effet direct des désillusions liées au tournant de la gauche au pouvoir, et à la disparition de la perspective d'une sortie rapide de la crise économique. La défaite de Jacques Chirac en 1988 montre assez qu'il n'y avait pas une adhésion majoritaire du corps électoral par rapport au programme libéral de la droite de l'époque.



La victoire de François Mitterrand en 1988 se fait au terme d'une campagne où les ambitions programmatiques sont très réduites. La défaite de la gauche en 1993 se fait dans un climat de décomposition du pouvoir en place, que l'on peut retrouver de manière frappante en lisant un livre que Franz-Olivier Giesbert avait rédigé alors, intitulé La fin d'une époque (1994). La victoire de la droite en 1995 est alors tellement prévisible que le grand combat oppose, au premier tour, Edouard Balladur et Jacques Chirac. 



Là encore, pas d'adhésion massive à un programme qui serait jugé crédible : c'est la gauche qui l'emporte, par rejet de l'équipe en place, aux législatives anticipées de 1997. Le programme de Jacques Chirac est dès plus ténu en 2002. 



On a cru un temps que la victoire de Nicolas Sarkozy en 2007 marquait le retour d'un vote d'adhésion. Ce fut une erreur ; l'antisarkozysme n'a, au final, pas si mal réussi à la gauche, face a une majorité qui a essuyé une double crise. Certes, François Hollande n'était pas (ce n'est pas dans sa manière) le plus violent des opposants. Cependant, l'incertitude où nous sommes de savoir ce que sera sa politique d'ensemble dit assez que ce n'est pas l'aspect constructif et intelligent de l'ancienne opposition qui l'a porté au pouvoir.



On peut compléter cette analyse trop rapide par le sort politique de ceux qui ont incarné l'attitude constructive au sein de l'opposition : Raymond Barre ou Michel Rocard furent populaires, mais ne parvinrent jamais à rassembler leur camp, doublés qu'ils furent par des opposants plus résolus.



Les gouvernements ont parfois voulu favoriser une mutation de l'opposition : le premier ministre Jacques Chaban-Delmas aurait voulu que son projet de "nouvelle société" rassemble au-delà de la droite et du centre, le président Giscard d'Estaing rêvait de "décrispation", et tout cela n'a guère fait évoluer les rapports droite-gauche. "L'ouverture" de François Mitterrand en 1988, celle de Nicolas Sarkozy en 2007, ont été des échecs notoires, ne parvenant pas à faire bouger les choses.



Il y a pourtant des espaces pour cette attitude : la vie parlementaire, le travail en commission, les débats du Sénat... mais ce ne sont pas les lieux où se jouent la conquête du pouvoir. L'expérience de ces trente dernières années en France pousse en fait les oppositions à se démarquer au maximum du pouvoir en place, sachant que celui-ci va être assez rapidement l'objet d'un rejet de la part de la majorité de l'opinion.



Il ne faut au final peut-être pas sous-estimer l'effet de la réforme constitutionnelle de 2008 : elle donne plus de poids au parlement. Comme l'avait remarqué Jean-Jacques Urvoas dans un excellent article de Commentaire, l'embouteillage législatif de la présidence précédente l'a empêché jusqu'à présent de produire tous ses effets. Elle peut contribuer à redonner progressivement au discours politique des oppositions une qualité qui lui a souvent manqué.

mardi 17 juillet 2012

Petit billet pour l'histoire politique


L’histoire politique est actuellement peu en vogue dans la communauté historienne. Bien des facteurs y concourent.

Tout d’abord, elle semble très traditionnelle, parce que, depuis Thucydide, le pouvoir a été au centre du discours historique. Quand on lit L’histoire des Francs, de Grégoire de Tours, on voit bien que s’y entremêlent des considérations très générales tenant au cadre chrétien de l’Histoire, vu comme une histoire du salut, et aussi comme une histoire où les « bons » sont récompensés et les méchants punis, et un récit très politique, où l’on voit à quel point l’évêque de Tours, héritier des élites gallo-romaines, juge de haut les actions des monarques mérovingiens, suit pas à pas ruses et compromis, et s’attache à l’idée que l’on peut les utiliser pour la « bonne » cause.

Déjà, on mesure que faire l’histoire du politique, c’est faire une histoire orientée vers un « mieux », vers un idéal, et suivre les méandres de manœuvres parfois peu édifiantes. Travailler à la charnière de l’idéal et de la réalité, entre rêve et prosaïsme. Avoir la tête dans la philosophie et les pieds dans l’intrigue. Cela ne gêne pas ceux pour qui l’histoire est une discipline culturelle, et tourmente ceux qui rêvent d’en faire une « science ». Une science qui ne se salirait pas les mains et trouverait dans ses procédures dominées sa propre justification.

Outre ce côté traditionnel, qui peut toujours la faire verser dans l’idéologie ou dans le moralisme, l’histoire politique souffre d’être une histoire de la réflexion, du calcul et de la décision, au milieu de sciences humaines parfois marquées par un déterminisme primaire. Pour ceux qui pensent que les structures socio-économique ou que la « culture » nous déterminent, pour ceux qui en sont restés à une lecture simple du premier Michel Foucault ou de Pierre Bourdieu, le politique n’est qu’une illusion, pas un objet d’étude en soi. On pourrait être tenté par réaction d’écrire une histoire politique « en l’air », faisant bon marché de toutes les déterminations, de toutes les contraintes, qui serait une erreur jumelle, quoiqu’inverse de la précédente.

Pourtant, l’histoire est un outil remarquable d’analyse politique : le poids des situations, des héritages, le choc des projets et de la réalité, la finitude de l’action humaine, la naissance des grandes catastrophes et des belles réalisations, cela mérite d’être replacé dans la profondeur du temporelle.

Toute cette curiosité de l’humain qui fait l’histoire, qui se penche inlassablement sur les rapports complexes entre l’individu et la collectivité, tout ce qui pousse à comprendre avant de juger – on sent bien que cela peut nous mener à une perception moins sectaire, plus pluraliste, plus profonde de notre vie politique.

À l’heure de la communication politique triomphante, je crois que l’histoire politique a aussi une autre mission, celle d’être démythificatrice. L’historien est là pour regarder derrière les slogans et les effets d’image, précisément parce que l’histoire repose sur un souci constant de distinguer le prouvé, le probable et l’hypothétique. De distinguer le fait et l’interprétation. Et, finalement, le possible et l’impossible : cette dernière distinction n’est-elle pas le meilleur des vaccins contre le démagogie ? 

dimanche 1 juillet 2012

La politique française présentée aux Sud-coréens....

Grâce à la bienveillance d'une amie, je présente lundi 2 juillet, à l'ambassade de Corée du Sud, le paysage politique français à une délégation de responsables politiques sud-coréens. Je reproduis ici le texte de mon intervention : c'est amusant de devoir décrire, en termes simples, les caractéristiques de notre vie politique. On ne dit rien de vraiment nouveau, mais les paradoxes et les lignes de force apparaissent plus clairement.


Le paysage politique français est par certains côtés très classique : une droite et une gauche qui, depuis 1981 alternent au pouvoir. Tout au plus peut-on remarquer que cette alternance a été très rapide : depuis 1981, toutes les majorités sortantes ont été battues aux législatives, sauf en 2007. Cette alternance a par contre été très difficile pour le Sénat, qui a été à droite de 1958 à 2011, et n’est à gauche que depuis cette dernière année. Mais la France est clairement une démocratie à alternance, une démocratie libérale.

Par contre, il y a des particularités, comme dans tous les pays, de la vie politique française. La droite est marquée par une tradition particulière, celle du gaullisme. A gauche, le parti socialiste, actuellement au pouvoir depuis les dernières élections, a eu une histoire particulière, qui l’a longtemps contraint à faire le grand écart entre son idéologie et son action au gouvernement. Enfin, si les institutions favorisent la bipolarisation, aucun des partis de gouvernement (le parti socialiste à gauche depuis 1969-1971, l’UMP à droite depuis 2002), ne parvient à représenter vraiment l’ensemble de la gauche ou l’ensemble de la droite.

Rappelons avant de développer ces points particuliers la contrainte institutionnelle : nos institutions de la Cinquième République remontent à 1958, mais en 1962, il y a eu une réforme très importante. Le président de la République, d’abord élu par un collège de 80 000 grands électeurs (donc au suffrage universel indirect) est depuis cette année 1962 élu au suffrage universel direct.

L’élection présidentielle est très vite devenue l’élection la plus importante aux yeux des Français. Cependant, au départ, le mandat présidentiel était de 7 ans, alors que les députés sont élus pour 5 ans. En 1986 et en 1993, l’opposition avait gagné les élections et il y avait eu à chaque fois une cohabitation de 2 ans : le premier ministre et le gouvernement n’étaient pas du même « bord » que le président. En 1997, le président de droite, Jacques Chirac, avait dissous l’Assemblée nationale et la gauche avait gagné. La cohabitation avait duré 5 ans. Au départ, l’opinion avait apprécié le fait que gauche et droite travaillent ensemble, mais rapidement, l’ambiance s’était dégradée. En 2000, les Français ont approuvé par référendum la réduction du mandat présidentiel de 7 à 5 ans. Les présidentielles précèdent de quelques semaines les législatives, et le risque de cohabitation est moins important.

Deux grands partis de gouvernement, l’UMP et le parti socialiste

Les socialistes ont d’abord été divisés, à la fin du XIXe siècle, en petits groupes, et puis ils se sont unis en 1905 pour former la SFIO, Section Française de l’Internationale Ouvrière, membre de la Seconde internationale. En 1920, ce parti éclate pour donner deux partis : la SFIC (Section Française de l’Internationale Communiste), qui devient le Parti communiste, et un autre parti qui garde le nom de la SFIO, qui refuse de rejoindre le camp communiste.

Officiellement, la SFIO, comme beaucoup de partis socialistes avant le denier tiers du XXème siècle, reste un parti révolutionnaire, où Marx reste une référence, et qui veut collectiviser l’économie. Si les militants de la SFIO ne sont pas communistes, c’est qu’ils sont attachés à la démocratie, et qu’ils pensent soit qu’on peut transformer l’économie dans le cadre de la démocratie, soit que la révolution viendra d’elle-même, plus tard, quand l’économie sera suffisamment développée. Le principal homme politique de la SFIO, Léon Blum, en 1926, avait formulé une distinction très subtile entre « l’exercice » et la « conquête » du pouvoir. La SFIO peut exercer le pouvoir, si le résultat des élections le lui permettent, mais si l’heure de la grande transformation de la société n’est pas venue, elle se contentera de faire une politique sociale sans remettre en question les bases du capitalisme, de l’économie de marché. La « conquête du pouvoir », ce sera plus tard, au moment où se produira la grande Révolution, pacifique ou non, qui changera toute la société. La SFIO au pouvoir sera donc un parti qui fait des réformes en faveur des ouvriers sans changer le système économique, la Révolution est toujours là, mais dans un horizon lointain.

La SFIO va exercer le pouvoir à plusieurs reprises : en 1936-1937, et pendant quelques années de la Quatrième République (1946-1958). Mais les socialistes n’aiment pas cela, et pensent toujours qu’ils risquent d’y perdre leur âme. D’ailleurs, avec Guy Mollet (février 1956-1957) elle se compromet dans la guerre d’Algérie. Marginalisé par le retour de Charles de Gaulle en 1958, la SFIO est mourante en 1969. Elle est remplacée par un nouveau parti, le Parti socialiste, celui qui est au pouvoir actuellement.

Un homme a permis à ce parti de devenir véritablement un parti de gouvernement. Cet homme, c’est François Mitterrand. Il vient du centre, et il a été candidat unique de la gauche aux élections présidentielles de 1965 (les premières au suffrage universel direct) face à Charles de Gaulle. En 1971, il rejoint le parti socialiste et en prend le contrôle au congrès d’Épinay. Pour lui, le Parti socialiste doit viser à conquérir le pouvoir. S’il parle encore de Révolution, s’il veut la « rupture avec le capitalisme », il ne sépare pas cette idée de la victoire électorale et de la conquête légale du pouvoir. Il faut unir la gauche, faire alliance avec les communistes, remporter les présidentielles (ou les législatives, à défaut) nationaliser les plus grandes entreprises, planifier l’économie, donner plus de pouvoir aux syndicats, créer une société d’économie mixte où l’État dominera le marché.

A partir de 1971 et du programme commun de la gauche signé en 1972, les socialistes, qui sont dans l’opposition depuis les débuts de la Cinquième République, ont bien un parti de gouvernement, mais ils n’en ont pas encore une idéologie de parti de gouvernement. Alors que l’économie française s’est ouverte après la Seconde guerre mondiale, ouverture accrue par la construction européenne et le Marché commun mis en place après le Traité de Rome de 1957, les socialistes, pour la plupart, pensent désormais qu’une victoire électorale suffit pour transformer la société.

Quand François Mitterrand devient président de la République en 1981, il y a beaucoup de réformes importantes, comme l’abolition de la peine de mort ou la décentralisation (les départements et les régions sont désormais gérées par des élus) mais les socialistes se heurtent à la réalité du pouvoir. Ils comptaient sur les nationalisations pour changer le mode de fonctionnement des entreprises, sur le plan pour relancer l’économie, sur la relance par la consommation. La relance économique échoue, les entreprises nationalisées sont dirigées comme les autres, la France dépend beaucoup de ses échanges extérieurs, il faut lutter contre l’inflation, le commerce extérieur se dégrade, les dépenses publiques (déjà) pèsent lourd : ils prennent en 1983 ce qu’on a appelé le « tournant de la rigueur ». Ils découvrent qu’ils ne vont pas rompre avec le capitalisme.

Ils ont prouvé qu’ils pouvaient exercer le pouvoir, mais c’est aux dépends de beaucoup de leurs anciennes idées. Le parti socialiste évolue idéologiquement, mais non pas, comme la social-démocratie allemande (qui a changé son idéologie au congrès de Bad Godesberg de 1959) avant d’exercer le pouvoir, mais après, sous la pression de la réalité.

La chute du mur de Berlin, en 1989, marque le début de l’écroulement du communisme en Europe, en 1991, l’Union soviétique s’effondre. Au parti socialiste, on songe même à abandonner l’adjectif de « socialiste ». En 1990, la déclaration de principes du congrès de Rennes reconnaît que toutes les libertés se tiennent, et qu’on ne peut donc séparer la liberté économique des autres. Mais c’est véritablement en 2008, alors que l’actuel président de la République, François Hollande, est premier secrétaire du PS, qu’une nouvelle déclaration de principes du parti déclare que son idéal social est désormais « l’économie sociale et écologique de marché ».

Quand on compare les campagnes socialistes de 1981 et de 2012, on mesure le changement : on invoquait en 1981 le « peuple de gauche », en 2012 la patrie et la République.

La droite française a elle aussi beaucoup évolué depuis les débuts de la Cinquième République. Auparavant, on y trouvait essentiellement les démocrates-chrétiens du MRP (Mouvement Républicain Populaire), parti de centre droit, et la droite républicaine marquée par le libéralisme. Mais une nouvelle force avait fait son apparition en 1947 avec le RPF (Rassemblement du Peuple Français) : les gaullistes.

Le milieu d’origine de Charles de Gaulle est catholique et monarchiste. Lui-même a été marqué dans sa jeunesse par des auteurs nationalistes : le monarchiste Charles Maurras, les républicains Maurice Barrès et Charles Péguy.  Il ne croit pas possible un retour de la monarchie et a retenu des deux derniers la volonté d’un rassemblement national. Militaire, il a cherché en vain pendant l’entre-deux-guerres à faire évoluer la doctrine stratégique de la France pour la préparer au choc avec l’Allemagne, a rencontré beaucoup d’hommes politiques, en a conclu qu’ils étaient en général médiocres, et cela a renforcé sa critique d’une Troisième République jugée trop parlementaire.

De 1940 à la Libération, à la tête de la France Libre, il a fédéré les résistants à l’occupation allemande. De 1944 à 1946, il est à la tête de la coalition qui dirige la nation, mais en 1946, il a démissionné, refusant l’emprise des « partis », les partis politiques qui, à ses yeux, divisent la nation. Au printemps 1946, il a expliqué dans un discours célèbre chez nous, le discours de Bayeux, la République qu’il voulait. C’est un mélange entre un régime parlementaire et un régime présidentiel. Le président de la République devrait être un grand personnage prestigieux, au-dessus des partis, qui ne se contente pas d’être le gardien des institutions, mais donne les grandes orientations nationales, rend les grands arbitrages, en travaillant avec le premier ministre qui lui, représente la majorité parlementaire.
Un proche de de Gaulle, Michel Debré,  son premier ministre de 1958 à 1962, a explicité cela par une formule frappante : « dépolitiser l’essentiel national ». Le président de la République doit incarner l’unité nationale de manière active, comme un monarque en fait, qui ne serait pas qu’un monarque comme au Royaume-Uni.

De Gaulle veut rassembler les Français autour de trois axes :
-          L’unité nationale autour d’un État fort
-          Une politique extérieure de prestige
-          La modernisation pour le progrès économique et social.

Mais il est difficile de se réclamer de l’unité nationale, de vouloir rassembler, dépasser le clivage droite-gauche et de rassembler ses partisans dans un parti. Quand, en 1947, le général de Gaulle avait fondé le RPF (Rassemblement pour la France), il voulait que ses adhérents puissent en même temps demeurer membres d’un  autre parti, sauf le parti communiste (la guerre froide commençait). Mais cela n’avait pas fonctionné, et le RPF, qui a duré jusqu’en 1953, est devenu un parti comme les autres.

Quand le général de Gaulle revient au pouvoir en 1958, et fonde la Cinquième République, il faut bien rassembler ses partisans pour les élections législatives : c’est la fondation de l’UNR, Union pour la Nouvelle République, qui changera de nom plusieurs fois, mais vivra jusqu’en 1976.

Très tôt, on se rend compte que l’espoir d’un rassemblement national tourne court : dès 1959, il n’y a plus de socialistes dans le gouvernement du général de Gaulle. En 1962, les démocrates-chrétiens le quittent à cause de ses réserves sur la construction européenne. L’élection du président de la République au suffrage universel, qui se tient pour la première fois en 1965, accentue et confirme cela : le général de Gaulle n’est élu qu’au deuxième tour, face au candidat unique de la gauche, et en rassemblant essentiellement des voix de droite.

C’est donc un paradoxe : malgré l’action du petit groupe des « gaullistes de gauche », assez marginalisés, le général de Gaulle, qui voulait dépasser le clivage droite-gauche qui n’aimait pas les partis politiques, a donné naissance au parti politique le plus nombreux et le plus organisé de la droite française.

Les gaullistes ont l’habitude de se rassembler derrière un leader sans trop discuter, et la démocratie interne, dans le parti, est très faible. Bien sûr, les gaullistes vont connaître des divisions, des rivalités, mais ils se rassemblent toujours derrière leur chef. Quand, en 1976, Jacques Chirac fonde le RPR, Rassemblement Pour la République, qui succède à l’ancien parti gaulliste et vit jusqu’en 2002, rien ne change de ce point de vue : son autorité sera parfois contestée, mais il gardera toujours un contrôle sur le parti.

Le gaullisme a changé durant cette période : Charles de Gaulle avait accepté le traité de Rome qui fondait le Marché commun européen, mais il voulait une «Europe des nations ». Jacques Chirac, en 1992, est favorable à la ratification du traité de Maastricht, qui mène à la création de l’euro. Les gaullistes étaient plutôt des dirigistes, qui, sans être socialistes, voulaient un État modernisateur impliqué dans la conduite et la stimulation de l’économie : ils deviennent plus libéraux à partir des années 1980. Ceux qui contestent ces virages vont se retrouver dans la mouvance dite « souverainiste », mais ils ne sont jamais parvenus à fonder de grands partis politiques.

En 2002, au lieu du traditionnel affrontement droite-gauche, le second tour de l’élection présidentielle a vu le président sortant, Jacques Chirac affronter non pas son premier ministre socialiste, Lionel Jospin, mais le leader de l’extrême-droite, Jean-Marie Le Pen. Après une facile victoire, Jacques Chirac a cru l’heure venue de créer une nouvelle force politique, qui rassemblerait les gaullistes, les centristes et les libéraux-non gaulliste, l’UMP (Union pour la Majorité Présidentielle, puis Union pour un Mouvement Populaire). Nous verrons que la tentative de rassemblement des droites a échoué, mais il faut noter que les gaullistes sont demeurés dominants dans ce mouvement : il était prévu d’y créer des tendances qui n’ont jamais vu le jour.

En 2004, Nicolas Sarkozy s’est emparé de l’UMP, et cela a été déterminant pour sa marche vers la présidentielle. Aujourd’hui, après l’échec de sa réélection, ce mouvement dominé par les gaullistes se trouve dans une situation inédite : il n’a plus de leader incontesté : Jean-François Copé, qui ene st à la tête, l’ancien premier ministre François Fillon et l’ancien ministre Xavier Bertrand s’affrontent pour le leadership.

Parmi les forces de gouvernement, il en est une qui a quasiment disparu : les centristes. Dans les années 1960, ceux-ci se sont divisés sur la question du soutien à apporter au général de Gaulle. Un homme va les réunir dans une grande formation de centre droit : Valéry Giscard d’Estaing. Venu de la droite républicaine, il a longtemps été ministre des finances, sous de Gaulle et sous le successeur de celui-ci, Georges Pompidou. Après la mort de ce dernier avant la fin de son septennat, en 1974, il a été, avec l’appui de Jacques Chirac, élu premier président non-gaulliste de la Cinquième République. Jacques Chirac est devenu premier ministre, mais les deux hommes ne sont pas entendus, et le premier ministre a démissionné en 1976. Pour contrer le RPR, VGE, qui avait cru pouvoir se rallier durablement les gaullistes, crée en 1978 l’UDF (Union pour la Démocratie Française). Elle rassemble des libéraux, d’anciens démocrates-chrétiens, des radicaux. C’est plus une fédération qu’un parti.

L’UDF, parti de centre droit, ne s’est jamais vraiment remise de la défaite de VGE en 1981, mais elle est restée jusqu’en 2002 un indispensable partenaire des gaullistes. Un homme, François Bayrou, a refusé que les centristes rejoignent l’UMP en 2002. Il a d’abord maintenu une UDF diminuée, misant tout sur une éventuelle victoire à l’élection présidentielle. Déjà candidat en 2002, il se représente aux élections de 2007. Arrivé en troisième position au premier tour, il n’appelle pas à voter au second pour Nicolas Sarkozy, provocant le départ de la plupart des élus du mouvement qui fondent le Nouveau Centre.  Il poursuit le projet de la construction d’un centre indépendant de la droite et de la gauche. En 2012, il ne donne pas de consigne de vote pour le second tour, mais déclare qu’à titre personnel il votera pour le candidat socialiste, François Hollande. Les élections législatives ne donnent que deux députés au Modem.

Les centristes aujourd’hui sont donc principalement partagés entre l’UMP, où ils constituent une minorité, le Nouveau Centre, allié à l’UMP, dont l’audience est assez faible, et le Modem en voie d’extinction. Ils n’ont pas réussi à trouver un candidat aux dernières présidentielles : le radical Jean-Louis Borloo, issu de l’UMP, a renoncé à poser sa candidature, Hervé Morin, du Nouveau Centre, a jeté l’éponge durant la campagne du fait de ses faibles scores dans les sondages, et François Bayrou n’a pas entraîné derrière lui l’ensemble des centristes. Il ne reste donc pas grand-chose de ce qui fut, autrefois, l’UDF.

La résistance au bipartisme et les nouvelles forces politiques

Les institutions de la Cinquième République poussent au rassemblement de la droite et de la gauche et mènent la vie dure aux centristes. Le mode d’élection du président de la République et celui des députés, qui est le scrutin d’arrondissement uninominal à deux tours (sauf un essai de proportionnelle en 1986-1988) favorisent donc nettement le parti socialiste et la droite gaulliste. On le voit bien aujourd’hui où le PS est majoritaire dans toutes les instances nationales. Cependant, ni l’UMP ni le PS n’ont réussi à rassembler l’ensemble de la droite et de la gauche.

En effet, le bipartisme se heurte dans notre pays à une forte résistance. Si les partis de gouvernement acceptent l’économie de marché, s’ils acceptent la construction européenne et la monnaie unique, ils n’ont pas réussi à entraîner l’ensemble du pays dans ce choix. Nous ne nous intéresserons plus ici à la tentative de François Bayrou, finalement héritière de l’ambition première du gaullisme : rassembler la droite et la gauche. Mais à ceux qui, à gauche et à droite, échappent aux grands partis.

À gauche, le Parti communiste a profondément marqué la culture politique française. Il rassemble environ un tiers des électeurs à la Libération. Il a une bonne implantation dans le monde ouvrier, et contrôle jusque dans les années 1970 le principal syndicat ouvrier, la CGT (Confédération Générale du Travail). Et puis, en France, une partie de l’opinion est très attachée à l’idée d’une révolution qui amènerait une vraie égalité, c’est un des souvenirs, avec les droits de l’homme, laissés par la Révolution française. Il a connu un déclin avec la perte d’attraction du modèle soviétique. A partir du milieu des années 1970, il est dominé par le Parti socialiste, et son déclin s’accélère dans les années 1980. La participation au gouvernement en 1981-1984 ne lui a pas profité.
Mais le parti communiste conserve une forte implantation locale (en particulier dans la région parisienne) et des militants. Par exemple, dans la dernière élection présidentielle, il s’est rangé derrière un ancien socialiste, Jean-Luc Mélenchon. Le « parti de gauche » que celui-ci a fondé en 2008 après son départ du parti socialiste a constitué avec le Parti communiste le « Front de gauche ». Il est anticapitaliste, mais se place sur le terrain légal. Par contre, il ne se réclame plus de l’héritage de l’URSS.

Enfin, les années 1960 ont vu apparaître en France, comme dans d’autres pays très développés économiquement, une contestation de la « société de consommation ». Elle a donné lieu d’un côté à un certain renouveau de l’extrême gauche, c’est-à-dire ceux qui étaient plus à gauche que le parti communiste. Ils ont trouvé un leader populaire aux élections de 2002 et surtout de 2007 en la personne d’Olivier Besancenot, mais le parti ensuite lancé par celui-ci, le NPA (Nouveau Parti Anticapitaliste) n’a pas rencontré de succès. De l’autre côté, on a vu surgir dans les années 1970 et 1980 une nouvelle sensibilité, les écologistes, qui veulent remettre en question le « système » en se plaçant surtout dans la perspective de la défense de l’environnement. Les Verts ont été fondés en 1984 et ils ont hésités entre deux stratégies : refuser de se situer entre la droite et la gauche (Antoine Waechter) ou s’allier avec le parti socialiste (Dominique Voynet). C’est la seconde qui l’a finalement emporté.
A droite, c’est le Front national qui représente la principale menace pour les partis de gouvernement. Elle gêne beaucoup plus l’UMP que les écologistes ou le Front de gauche ne sont en mesure de gêner le PS, parce que l’alliance électorale avec lui ne semble pas possible.

Le Front national est né en 1972 sous la férule de Jean-Marie Le Pen, dont la fille Marine dirige aujourd’hui le parti et dont la petite-fille vient d’entrer à l’Assemblée nationale. C’est au départ le rassemblement de groupuscules d’extrême droite nationalistes. Il commence à gagner des électeurs dans les années 1980, en prenant position contre l’immigration, contre l’insécurité et en critiquant la les partis de gouvernement. Il inquiète beaucoup la majorité de l’électorat, beaucoup voient alors en lui un parti « fasciste » et, en France, les souvenirs de l’occupation allemande et de la période du régime de Vichy et de la collaboration sont très vifs. Marine Le Pen, président depuis 2011, voudrait en faire un parti de droite populiste, comme il en existe aux Pays-Bas, en Autriche, en Suisse… Elle critique la politique migratoire, les élites, la construction européenne et la mondialisation.

En conclusion, si on regroupe les Français en oubliant la frontière entre droite et gauche, on pourrait dire qu’environ 70 % des électeurs acceptent la mondialisation, la construction européenne, l’économie de marché, et (globalement) les institutions. Et que d’un autre côté, environ 30% des électeurs les remettent en question, soit parce qu’ils veulent avant tout émettre un vote contestataire, soit parce qu’ils veulent effectivement une transformation de la politique et de la société.

Si la frontière entre droite et gauche, entre le PS et l’UMP n’est pas toujours aussi claire que le disent leurs leaders, c’est parce que l’Etat-Providence existe en France depuis 1945. La Sécurité sociale a été mise en place en 1945, théoriquement financée par les cotisations des entreprises et des salariés, en fait, parce que le système est déficitaire, financé en grande partie par l’impôt. Le PS et l’UMP sont en désaccord sur les moyens de financer le système, sur la manière de le réformer, pas sur son existence. Ils sont également d’accord sur l’euro et sur le fait que la France doit rester dans l’Union européenne. Ils s’opposent sur les choix budgétaires, sur le nombre de fonctionnaires, sur le fait d’augmenter les recettes de l’Etat ou de réduire les dépenses. La gauche est un peu plus dirigiste et la droite un peu plus libérale. La gauche insiste un peu plus sur la réduction des inégalités, la droite sur la sécurité… mais tout cela est plutôt, en fait, une question de dosage. Cela ne facilite pas les choix politiques, et rend parfois difficile de mettre en place des réformes courageuses, d’autant plus que les forces de contestation sont parfois vives dans le pays. Mais est aussi la source d’une certaine stabilité.