mardi 9 août 2011

Dette et bon sens


Il me semble que la question du "bon sens" ou du "sens commun" est centrale dans ce qu'on appelle (peut-être à tort) les "sciences humaines", par exemple en histoire, en sociologie ou même en économie.

Etudiant, j'avais rencontré des partisans fanatiques de la rupture avec le sens commun en sciences humaines. Il y voyaient même la condition d'une approche vraiment "scientifique". "Avec le sens commun, répétaient-ils - et c'était intimidant - le soleil tournerait encore autour de la Terre."

Ils pouvaient invoquer l'exemple de Durkheim : le sociologue ne pouvait selon lui aborder un sujet qu'en se débarrassant des "prénotions" qui l'encombraient et relevaient d'une approche non-scientifique du social. Plus souvent, ils se réclamaient de Bourdieu : le monde des non-sociologiques est régi par l'illusio : tous se méprennent sur les véritables motivations, voire sur les finalités réelles de leurs actions.

J'avoue une réticence qui confine certains jours à l'allergie pour ce type d'approche, et préférer le recul à la rupture avec le sens commun. L
En "sciences humaines", le savant n'est pas, et ne peut être le seul producteur de savoir. Les humains pensent, réfléchir, délibèrent, oscillent entre lucidité et illusion, et nos méthodes ne nous libèrent pas toujours, loin de là, de cette oscillation.

Bref, sans aller avec Hegel jusqu'à proclamer que tout ce qui est réel et rationnel, je crois qu'il faut commencer par envisager en premier la part consciente de l'action humaine, du moins en histoire et dans le commentaire politique, avant que de chercher les motivations cachées. Celles-ci sont bien hasardeuses. La psychologie, la psychanalyse plongent dans l'inconscient et la logique des interractions et les trouvent, mais elles ont le garde-fou et la vérification de la thérapie.

Il y a une première rationalité des actions humaines, et nous devons nous y arrêter avant de savoir s'il est besoin d'aller plus loin. Il y a tout ce que le sens commun suffit à comprendre, et il faut déjà l'inventorier afin même de savoir ce qui peut nous rester à débusquer. Telle était le point de vue du sociologue Raymond Boudon dans La logique du social (1976).

Je me suis souvent dit que la rupture avec le sens commun, prise de manière systématique, était l'équivalent, chez les scholars, de la thèse du complot en politique. Et qu'elle pouvait se transformer en une source d'erreurs remarquables. Je ne dis rien ici de bien original : tous ceux qui, en sociologie, préfèrent Max Weber à Émile Durkheim tiennent de ce point de vue des propos similaires.

Mais je revenais à tout cela à propos de la crise financière, en me disant que tout de même, un peu de bon gros bon sens aurait pu nous aider. Quand nous avons remplacé de l'argent virtuel (celui, entre autre de la titrisation) par un autre argent presque aussi virtuel (celui d'Etat déjà endettés) comme source de garantie pour le système, il ne fallait pas être grand clerc pour se dire qu'une crise des dettes publiques pouvait se profiler à l'horizon.

Et quand une agence de notation baisse d'un cran la note qu'elle attribue aux Etats-Unis, il ne faut pas non plus beaucoup de finesse d'analyse, juste un peu de calme, pour comprendre

1) Que ce n'est qu'une agence de notation, qui donne des indications, et signale à sa manière ce que nous savons depuis longtemps, c'est-à-dire que l'endettement américain est préoccupant et qu'on touche sans doute là à ses limites, limites plutôt prévisibles ;

2) Qu'elle n'est pas la seule, et que le pluralisme des agences de notations est justement un appui pour se faire une idée de ce qu'elles indiquent ;

3) Qu'elles ne sont pas infaillibles, car évaluer le risque est extrêmement complexe ;

4) Que les interdire, les censurer ou confier aux Etats l'évaluation directe de leur crédibilité financière ne pourrait que nous faire descendre une marche supplémentaire dans l'endettement ;

5) Que cet endettement lui-même est un problème quand il est lié à de forts déficits, car on ne peut indéfiniment dépenser l'argent que l'on n'a pas.

Bref que les crises économiques, ou les alertes, surgissent en raison du comportement insensé de certains acteurs, en l'occurence les Etats les plus endettés. Qu'elles sont un rééquilibrage violent et pénible du système. Et qu'au delà de l'aspect erratique et caricatural des fluctuations boursières, il est indéniable qu'un Etat mal géré devient rapidement un Etat inefficace, esclave précisément des capitaux et des aléas de la bourse.

Mais ils s'offre tant de mirages pour que nous oubliions tout cela : le premier est de se dire que tous nos problèmes viennent des méchantes agences de notation.