mardi 26 janvier 2010

De la modération en politique : toujours sur François Hollande


Un des commentaires du dernier post, quand bien même il était volontairement provocateur, m’a donné envie de m’expliquer. Pourquoi un historien s’intéresse-t-il, me demande-t-on, à des personnages comme François Hollande, qui figureraient parmi les promoteurs de la grande abdication du politique, symbolisée par la construction européenne, la toute-puissance des États-Unis, la mondialisation libérale, etc. ? Pourquoi ne pas s’en tenir aux grandes figures, grands politiques, grands penseurs, ceux qui auraient vraiment eu de l’influence?
Le regretté Philippe Séguin aimait à répéter qu’il n’y avait pas de pouvoir politique, mais seulement une lutte contre l’impuissance. Grande vérité, encore plus grande en démocratie, le régime qui est conçu justement pour associer directement ou indirectement le plus grand nombre possible de gens au pouvoir, encore plus grande en démocratie libérale, où non seulement on veut cet émiettement collectif du pouvoir, mais où l’on veut laisser respirer la société, et où on souhaite qu’il y ait des contre-pouvoirs. C’était déjà ce que pressentait au XIXe siècle Antoine Cournot, mathématicien et philosophe : le règne de la loi, la diffusion des institutions rendait l’action individuelle des gouvernants moins décisive, et on pouvait émettre l’hypothèse d’une sorte de grande stabilisation politique. Tout politique, en démocratie libérale, quand bien même il est porteur de grandes orientations, doit négocier celles-ci. Et la négociation n’est jamais gratuite.
D’une certaine manière, en démocratie, le succès politique même masque un échec partiel.
Les modérés intériorisent facilement cette dimension de négociation. Ils cherchent des compromis, ne croient pas en leur propre infaillibilité : ils comprennent, mieux encore ils aiment la logique de la démocratie libérale. Ils ont compris que les institutions sont souvent un formidable réducteur de violence. Ils préfèrent l’ironie à l’invective (« Je préfère cette forme d’expression à l’outrance, l’indignation et au réquisitoire », p. 84), parce que l’ironie suppose à la fois que l’on accepte le jeu politique et que l’on s’en écarte pour son propre compte. L’ironie est une lucidité qui a renoncé à conduire les affaires du monde. Ils n’ont pas les fameuses colères de Philippe Séguin, ils savent que les avancées sont toujours partielles, et ce qui importe pour eux, c’est d’avancer dans le bon sens. Ils ont en quelque sorte intégré à leur vision politique un sens aigu et non tragique de la finitude humaine.
Les modérés ne sont pas seuls en lice, et leurs rêves raisonnables ont du mal à entraîner. Dans toutes les formations, ils sont débordés par les radicaux de tout poil. Discours intransigeants, identitaires qui voient partout des choix dramatiques, des pentes glissantes, des urgences, des précédents dangereux, de grandes conquêtes à réaliser. A eux l’hyperbole, la rhétorique de l’indignation, l’émotion, la vivacité. L’impatience aussi, le goût de bousculer, le refus des contraintes. Contraintes qui pourtant, continuent d’exister. Des radicaux, il en est partout, chez les libéraux, chez les socialistes, chez les conservateurs…
L’écueil des modérés, c’est l’impuissance. L’écueil des radicaux, c’est le verbalisme. Les deux peuvent se rejoindre dans l’immobilisme.
François Hollande est un modéré ; il a le goût du réel, des progrès concrets, des changements progressifs : cela est son tempérament et le pousse à affirmer que « la politique a besoin de fidélité, de cohérence et de continuité » (p. 76). Mais on sent aussi dans son livre une indécision.
Il ne se résout pas à certains abandons, et cultive les regrets. Je ne suis pas sûr que le projet de « confédération européenne », de François Mitterrand qui incluait la Russie mérite des regrets. Comment les anciens « pays de l’Est » auraient-ils pu l’accepter ? Dans d’autres pages, François Hollande regrette… le plan (p. 104-5), ce qui donne à sa modération un arrière-goût technocratique. De même, alors qu’on sait son engagement en faveur du « oui » au référendum de 2005, et plus généralement de l’Europe, le voilà qui tout à coup paraît donner raison à ses adversaires victorieux : « La cause de l’échec est plus profonde, elle tient au rapport critique que les Français ont nourri avec un mode de construction de l’Europe, à des abandons non consentis de souveraineté et à une incompréhension devant des décisions sans légitimité ». Il ajoute même une « crise de l’identité nationale », p. 253. Pourtant, ailleurs dans son ouvrage, il évoque les déterminants de politique intérieure du vote de 2005… Il faudrait au moins tenter d’articuler les deux modes d’explication, et savoir dans quelle mesure on donne raison aux uns ou aux autres, sans accumuler les concessions.
À plusieurs reprises, l’interlocuteur de François Hollande lui demande s’il n’aurait pas dû, à tel ou tel moment, et alors qu’il était premier secrétaire du PS, déclarer sa candidature. Avant 2005, ce n’était jamais le bon moment, et toujours la mission de maintien de l’unité l’emportait. Après l’échec de 2005, ce n’était plus possible… mais on voit bien que jamais François Hollande n’a tenté de bousculer le destin. De se mettre dans le jeu en posant une décision, en essayant que, pour une fois, les choses pivotent autour de lui. Il estime avoir laissé passer la possibilité d’imposer son autorité sur le parti lors de la campagne référendaire de 2005, quand il n’est pas parvenu à imposer de sanction contre Jean-Luc Mélenchon qui participait aux meetings nonistes (p. 252).
D’analyse lucide en analyse lucide, il a laissé jusqu’à présent passer le temps de la décision : lui qui estime que le plus rationnel serait que le premier secrétaire du parti socialiste soit candidat à la présidentielle (« La solution la plus simple serait d’établir que celui ou celle qui dirige le parti soit candidat », p. 295), a laissé passer son mandat sans l’être. Il accepte le système des primaires, qu’il désapprouve au fond. Il les souhaite « au plus tard fin 2010 » (p. 283) : Martine Aubry les a prévues au second semestre 2011. Bref, ce négociateur sans courant est emprisonné dans sa conception purement contractuelle de la politique.
Et nous nous trouvons ramenés à une grande question : la démocratie libérale fonctionne-t-elle uniquement sur ses propres valeurs, où a-t-elle besoin, pour fonctionner, que s’y exprime la « grande », avec son côté monarchiquo-dramatique ? J’avoue m’inquiéter pour le destin futur de François Hollande lorsque je lis ce genre de phrase : « L’élection présidentielle est bien plus que la rencontre entre une personne et le peuple. Je laisse ça aux gaullistes de l’élection présidentielle ! Il s’agit d’un contrat qui se noue entre le dirigeant d’une formation politique et la société » (p. 280). Oui dans le système britannique, quand on élit la Chambre des Communes en posant ainsi le choix du Premier ministre – mais est-ce la logique des présidentielles au suffrage universel ?
Cependant, tous les politiques peuvent être portés par les circonstances. D’une certaine manière, François Hollande est l’exact opposé de Nicolas Sarkozy. Il a des idées courageuses sur la fiscalité, des idées originales sur la manière dont on peut combiner le souci de la production et l’écologie. Il est encore populaire parmi les militants socialistes. Il prend position clairement sur la question des alliances, et est assez lucide sur ce que les socialistes peuvent attendre de l’extrême gauche : ils peuvent, nous dit-il, toujours courir vainement derrière elle, « ils ne recevront rien en retour. Pas même de la considération. Ils n’ont pas à imaginer une alliance, une convergence, même pas une sympathie. Au mieux, une préférence lors du choix décisif » (p. 362). On trouve chez lui les éléments d’une définition de la gauche modérée et l’ébauche d’un programme, et il est capable de fédérer. Il est donc apte à occuper l’espace du centre gauche, sachant que celui-ci, fort d’une grande légitimité intellectuelle et morale, n’a pas été ces derniers temps un lieu d’où l’on s’élève vers les sommets du pouvoir.

vendredi 8 janvier 2010

François Hollande et les années Mitterrand


Ce qu’on aime dans la politique, c’est aussi que différents caractères s’y expriment. Beaucoup de nos antipathies ou de nos sympathies politiques viennent de là, et quand on dit que la politique se « personnalise » trop, on dit en partie une chose vraie, et en partie une bêtise : la politique a toujours été affaire de personnalité, et tout simplement parce qu’elle concerne l’humain. Il n’y a que les idéologues pour dépersonnaliser totalement la politique, et ainsi la déshumaniser.
François Hollande est par excellence le type du modéré en politique. Il en a la distance critique, l’ironie, et jusqu’à un certain recul par rapport à la politique même qu’il qualifie, dans le livre d’entretien qui nous retient ici (Droit d’inventaires, entretiens avec Pierre Favier, Paris, Seuil, 2009), de « guerre civile froide » (p. 36). On savait déjà, avant cet ouvrage, que François Hollande avait certaines des qualités qu’on est habitué à rencontrer plutôt chez les meilleurs commentateurs que chez les leaders politiques. Mais nous reviendrons là-dessus dans le prochain post.
Ce livre offre un vrai plaisir de lecture, malgré des coquilles qui témoignent d’une hâte de fabrication. François Hollande s’y montre témoin privilégié des années Mitterrand. Proche de Jacques Delors, il a choisi en 1979, au congrès de Metz, le camp de François Mitterrand, tout en ayant de l’estime pour Michel Rocard. Il évoque ainsi la manière dont il a rejoint l’équipe de campagne, qui en dit long sur la désillusion qui a suivi l’échec de Michel Rocard : « Fin 1980, les réseaux de la haute administration, de l’Université, voire des entreprises, qui avaient tant espéré de la candidature de Michel Rocard, s’étaient volatilisés, ouvrant ainsi un espace à de nouvelles générations. Et c’est ainsi que j’ai rejoint la campagne de François Mitterrand. » (p. 22.) On notera que la question européenne, qui devait tant lui nuire en 2005, est déjà présente dans les déterminants de la jeune carrière politique de notre homme : il suit Jacques Delors, lui-même rassuré par le fait que « François Mitterrand ne transigeait pas sur son engagement européen et qu’il n’avait rien concédé au Parti communiste… ni au Parti socialiste, j’allais dire ». (p. 21.) François Hollande semble donc témoigner d’une sorte de « mitterrandisme minimal », mais il est bien difficile de faire sa part à la pure stratégie. Il est vraie qu’épousant l’idéal européen, il coïncidait avec une des vraies convictions de François Mitterrand, mais on reste songeur quand on lit la réponse faite à une question concernant le rejet de la modernité qui serait incarné par l’échec de Rocard en 1979 : « La modernité c’était de gagner pour permettre enfin le changement de majorité et ce n’était possible qu’avec une gauche ardente. Certes, je voyais bien les limites du volontarisme et l’irréalisme de certaines promesses. Mais il ne fallait pas laisser le parti communiste instruire notre procès en déviation et en trahison. » (p. 20-21.)
Hollande est d’abord conseiller à l’Élysée, puis, de 1983 à 1984, directeur de cabinet de Max Gallo, alors porte-parole du gouvernement.
Le titre même du livre, « droit d’inventaires », reprend, avec un pluriel, la revendication qu’avait eu Lionel Jospin, dont on sait l’importance du partenariat avec François Hollande, ce dernier à la tête du PS, de 1997 à 2002, revendication par rapport aux années Mitterrand. François Hollande, dans son évaluation globale des deux septennats, insiste sur la signification de la rupture de 1988. Tout d’abord, il se montre très critique par rapport à la campagne de François Mitterrand en 1988. « Sa « lettre à tous les Français » était une addition de principes, sans propositions fortes. Une sorte d’épître pour que la vie continue. (…) C’est une toute petite équipe qui a conçu cette stratégie de la France unie et qui a fait de François Mitterrand un objet publicitaire, souvenez-vous aussi du « Tonton, tiens bon » et de « génération Mitterrand ». La campagne de SOS racisme avait offert à François Mitterrand l’occasion de définir une ligne, généreuse sur les principes et ferme sur les valeurs, mais cette démarche ne pouvait résumer un projet politique. » (p. 40-42.)
Le parti socialiste de l’époque est aussi critiqué pour n’avoir pas théorisé le tournant de 1982-1983 et pour s’en être remis en 1988, inconditionnellement, à l’habileté stratégique de François Mitterrand. « Par la force des institutions, le PS est devenu – de 1988 à 1993 – le parti du pouvoir, comme l’UDR l’avait été autour du général de Gaulle ou l’UDF autour de Giscard d’Estaing. C’est-à-dire un parti qui décide de tout, qui contrôle tout, qui s’autorise tout, sauf l’exigence de la réflexion et du travail collectif. » (p. 44.) Le modéré Hollande s’offre d’ailleurs un peu d’empathie pour expliquer cette évolution, cet avachissement conservateur qui guette tout pouvoir en place : « Le PS a payé lourdement cette paresse. Il n’était pas un parti de gouvernement, mais un parti au gouvernement. C’est là que les socialistes se sont identifiés au pouvoir pour le pouvoir ; l’exercice leur apparaissait plus décisif que le sens à lui donner et que la définition de leur identité. Pas simplement pour les places et les honneurs, mais parce qu’ils se sentaient à leur tour comme les plus à même, les plus aptes à exercer les fonctions gouvernementales. » (p. 43.)
Les deux septennats s’opposent donc terme à terme pour François Hollande, qui nous fournit au passage une interprétation du gel de la vie politique française à partir de 1988, abordé du point de vue socialiste : alors que le premier septennat a été un septennat « de transformation » (et j’aurais tendance à inclure plus que ne le fait sans doute François Hollande la première cohabitation dans cette phase), « le second septennat est, en revanche, un septennat de circonstance : la réélection n’est rendue possible que par la gestion machiavélique de la cohabitation. La victoire n’est pas celle d’un projet, mais celle d’un homme. Le temps est utilisé moins pour agir que pour durer. La grande Histoire [la chute du mur de Berlin] s’invite comme pour mieux réduire les ambitions du quotidien. La maladie, celle du corps [du Président] mais aussi celle du parti majoritaire viennent ronger les volontés réformatrices [celles de Michel Rocard, sans doute] et aiguiser les rancunes et les revanches [liées à l’échec de Laurent Fabius, qui n’a pu s’emparer durablement du PS]. » (p. 79.)
C’est à une retombée du PS que François Hollande a eu le sentiment d’assister, brisé à la fois par la logique des institutions, dont François Mitterrand fut à la fois le principal critique et celui qui sut le mieux y adapter la gauche, et par son incapacité à penser le tournant de 1982-1983. François Hollande a voulu prendre le contre-pied de cette expérience. Est-il l’homme qui peut en compenser les effets ? Peut-il imposer un véritable projet au Parti socialiste, encore maintenant ? J’aborderai ces questions dans le prochain post.