dimanche 15 décembre 2013

À propos d'un grand historien.

Un ami m'a demandé un hommage à Jean-Marie Mayeur. Je le reproduis dans ce blog, surtout pour ce que je dis sur son dernier ouvrage...

Jean-Marie Mayeur nous a quittés le 8 octobre 2013. Pour plusieurs d’entre nous, c’était un maître qui ne voulait pas être un maître, mais qui l’était, à sa manière discrète et exigeante. Quand on était son thésard, ou son ancien thésard, et qu’on le disait autour de soi, on se rendait vite compte qu’il existait autour de lui un consensus, qui passait assez largement les frontières des querelles historiographiques et politiques. Dans un milieu où l’on parle beaucoup et où les susceptibilités sont chatouilleuses, je ne lui ai pas rencontré de véritable ennemi.

Et cela était d’autant plus étrange qu’il disait nettement ce qu’il pensait. Qu’il avait une sorte de culte naturel pour l’indépendance d’esprit, qu’il aimait aussi chez les autres. Qu’il avait exercé beaucoup de responsabilités, et eu dans les années 1970 le redoutable honneur de commenter dans Le Monde les publications des autres Fils d’inspecteur général, il avait, je crois, une sorte de religion du service public, fortifiée par cette alliance devenue rare, mais qui l’était moins dans sa génération, de patriotisme, d’esprit républicain, de foi catholique et de libéralisme intellectuel. Son goût des responsabilités, sa curiosité pour la politique lui avaient donné une autre sensibilité rare : un sens du concret et des arrangements nécessaires. La conception de la laïcité qui irrigue les études rassemblées dans La Question laïque (Fayard, 1997), originale et pragmatique, en témoigne. C’est peut-être à cause de cela, qui lui permettait de ne pas perdre de temps sur les débats secondaires, d’aller droit à ce qui comptait, qu’il générait du consensus.

Il avait pu prendre place dans le monde des contemporanéistes avec une biographie parue chez Casterman en 1968, celle de l’abbé Lemire, sans trop se préoccuper de l’air du temps, et rester attentif au développement de la recherche sans jamais cesser de lire les anciens. Je le revois expliquer, se moquant de lui-même, qu’il avait écrit sur l’esprit républicain dans un ouvrage publié en 1963 sans avoir encore lu… Gabriel Hanotaux. Il aimait se définir comme un « lecteur », ce qui était bien réducteur, mais rendait compte du prix qu’il accordait, et qu’il nous apprenait à accorder, aux témoignages, aux divers points de vue des contemporains d’un événement. Cela lui donnait une humilité profonde, et aussi cette familiarité avec les milieux républicains et catholiques des années 1870 à nos jours qui nous impressionnait tant. Elle explose dès 1966 dans ce petit volume réédité en 2005 sur la Séparation des Églises et de l’État, elle se donne libre carrière dans  Les Débuts de la IIIe République 1871-1898 (Seuil, 1973), Des partis catholiques à la démocratie chrétienne (Colin, 1980) ou La Vie politique sous la IIIe République (Seuil, 1984), ou dans Catholicisme social et démocratie chrétienne. Principes romains, expériences françaises (Cerf, 1986).

Une conversation avec lui pouvait être d’une brièveté touchant au laconisme ou donner lieu à des échappées délicieuses. Elle ne pouvait jamais être vaine. Le jugement était rapide, éclairant, suffisamment pour que l’on se sente un peu soulagé de converger avec lui. Il n’y avait pas de solution de continuité entre la manière dont Jean-Marie Mayeur envisageait le passé, le milieu universitaire dont il avait une expérience variée (Nanterre, Saint-Étienne, Lyon II, Paris XII, Paris IV) et le milieu politique contemporain. Une seule chose lui manquait : le souci de mettre en valeur sa propre pensée. Je reste persuadé qu’on n’a ainsi pas pleinement reçu son dernier ouvrage, Léon Gambetta. La Patrie et la République (Fayard, 2008): par-delà l’approche biographique, l’auteur y bouscule énormément de poncifs historiographiques. Comme pour la laïcité, il n’y livre pas sa théorie, il faut la chercher entre les lignes. On est sûr de l’y trouver.

S’imposer en restant discret sur soi n’est pas chose facile. Mais l’œuvre est là, et nous sommes nombreux à penser qu’elle se révèlera durable. Quant à l’homme, je crois n’avoir pas été le seul à penser, en l’église Saint-Jacques du Haut-Pas, que son mélange de distance et de vraie passion pour l’histoire, de culture et d’engagement manquera aux années qui viennent.

samedi 23 novembre 2013

De la réforme en France


Depuis la fin des années 1980, le thème de la réforme, et de la réforme difficile, est devenu une sorte de tourment inconscient des Français. On sait qu'il faut des réformes, on sait qu'il faut "s'adapter", on aimerait bien que quelqu'un s'en occupe sans avoir à y participer... Le changement fait vite peur, dès lors qu'il n'est pas porté par une espérance. Le radicalisme des conversations de café tourne vite au découragement. Et chaque réforme proposée se heurte à deux objections : 1)"Ce n'est pas la bonne réforme", disent ses adversaires, le plus souvent ceux qui sont lésés dans leurs intérêts 2) "Ce n'est qu'une demi-réforme", disent les spectateurs, en général ceux dont les intérêts ne sont pas directement remis en cause.

Eh oui, les réformes d'adaptation sont les plus difficiles à "faire passer" politiquement. D'où la résurgence, depuis 30 ans, d'un vieux discours. C'est la faute du pays. Ce pays qui ne saurait pas faire des réformes, mais des révolutions, qui serait incapable de s'unir autour de solutions pragmatiques. Trop fougueuse pour les uns, la France serait aussi trop fragile pour les autres. C'est ce que Jacques Chirac en était venu à penser ; il fallait avant tout rassurer, protéger... d'où le discours à la fois méprisant et doloriste que l'on nous sert depuis pas mal d'années.

Les Français ? avant tout des victimes, de pauvres êtres désorientés dont il faut calmer les peurs. Des gens dont on n'attend plus qu'une vague confiance faite d'une grande part de lâcheté, ou bien de grands enfants auxquels on annonce, comme durant la campagne de 2012, qu'on va "réenchanter le rêve français". Non seulement il s'agit de rêve et d'enchantement, quand nous sommes tous les jours face au réel, mais en plus on nous le dit : on va nous faire rêver, on va nous enchanter la réalité. Avouer aux citoyens qu'on leur vend du rêve est, au fond, une chose terrible.

Pour ceux qui pensent que les Français sont des adultes, la vraie question est de savoir ce qu'on nous propose sous nom de "réforme". Le terme n'est-il pas devenu lui-même un fétiche, un outil pour cliver à la hâte la nation entre "réformateurs" et "conservateurs" et donner à croire que l'on change tout alors qu'on ne fait pas vraiment évoluer les choses ?

La Fondapol diffuse actuellement une petite brochure des plus intéressante. Elle est signée par Pierre Pezziardi, Serge Soudoplatoff et Xavier Quérat-Hément et s'intitule (assez longuement) Pour la croissance, la débureaucratisation par la confiance. Mieux, plus simple et avec les mêmes personnes. Un titre qu'on croirait surgi de l"époque moderne ou du XIXe siècle, quand les titres ressemblaient à des banderoles ou à des quatrièmes de couverture.

Son contenu m'a donné à penser. Il s'agit d'une critique du modèle managérial élaboré des années 1940 aux années 1960, où pour répondre à un problème, on cherche à rationaliser a priori l'ensemble d'un système. Ce qui conduit tout à la fois à l'alourdir, à restreindre l'autonomie des personnes et à générer de nouveaux dysfonctionnement qui eux-mêmes rendront nécessaire une refonte...

Les auteurs pensent plus utile de guetter les points de dysfonctionnement, les goulots d'étranglement, d'inventorier les mécontentements de tous les acteurs (agents et usagers), et de proposer des solutions ponctuelles en laissant les plus d'initiative possible à ceux qui se trouvent sur le terrain. Leur idée est que la réforme ne peut pas venir exclusivement d'en haut, dans la mesure où les dirigeants ont généralement intériorisé toute la contrainte bureaucratique (j'avais avancé un point de vue similaire pour la réforme de l'Etat qui à mon sens ne pouvait sortir de la haute fonction publique http://iphilo.fr/2013/10/31/de-lutopie-republicaine-retrospective/)

La vraie réforme n'est pas la "refondation" ni forcément la "refonte globale" quand il s'agit non pas de créer, mais d'adapter. Elle est une démarche pragmatique qui isole les points à régler et assouplit au lieu de remplacer un système rigide pas un autre. Il paraît clair que cette démarche-là, politiquement, est plus vendable parce qu'elle évite la dramatisation des enjeux, qui peut être une nécessité politique, mais dont il ne faut se servir qu'avec mesure, car elle s'use rapidement.

Vous aurez compris mon scepticisme, de ce point de vue, relativement à la "refonte globale" annoncée de notre fiscalité. Prévue dans un délai ultra court, tout de suite négociée avec les partenaires sociaux, bien accueillie en principe (et uniquement en principe) dans l'opinion tant qu'elle reste sur le papier car chacun peut encore espérer qu'il y gagnera, je pense qu'elle se bornera à quelques mesurettes choisies non pas pour régler des problèmes précis, mais pour faire penser que l'on a mis en oeuvre une "vraie" réforme.

Le véritable enjeu, aujourd'hui, c'est de réformer des systèmes complexes. Et si le meilleur outil pour cela était une certaine modestie, une bonne dose de pragmatisme et le respect des acteurs de terrain ?

jeudi 14 novembre 2013

Fausse interview, vraies questions


Une ancienne étudiante, Claire de Roux, m'a demandé de répondre à une fausse interview pour sa formation. Les questions, pertinentes, m'ont intéressé. Voici donc mes réponses.

Selon vous, y-a-t-il une récupération politique et idéologique de « la montée du racisme » ?
C’est toujours délicat de distinguer chez les hommes politiques ce qui relève de la conviction et du calcul stratégique, parce que leur position les oblige toujours à mêler les deux choses. Il est certain que la gauche au pouvoir a intérêt dans une certaine mesure à une montée de l’extrême droite, de même que la droite au pouvoir a intérêt à une montée de l’extrême gauche. Mais la gauche est sincèrement opposée à l’extrême droite, et la droite à l’extrême gauche. L’antiracisme évoque un peu l’antifascisme, et il est forcément mobilisateur à gauche. Mais ce n’est pas Christiane Taubira qui a orchestré les attaques racistes contre elle ! Bien sûr que d’en être victime lui assure des sympathies dans toute l’opinion républicaine. Par contre, je ne crois pas qu’il y ait moyen pour le président de la République et le premier ministre de se refaire une santé politique à partir de cela ; les raisons du divorce avec l’opinion sont trop profondes, et l’image de faiblesse qu’à tort ou à raison on leur associe fait qu’ils ne peuvent pas mobiliser autour d’eux. Beaucoup sont prêts à défendre l’esprit républicain dans ce climat délétère, mais ils ne peuvent (en tout cas pour l’instant) en être personnellement lincarnation.

Les attaques répétées contre Christiane Taubira sont-elles un des signes que le racisme n’a pas reculé ?
Indubitablement. Elles sont aussi un signe que les gens « se lâchent ». Twitter (plus globalement internet) est un outil remarquable, mais il a pour inconvénient de permettre à la fois l’anonymat et la levée des inhibitions. D’autre part, on a depuis quelques années l’impression (qui n’est pas inédite dans l’histoire de France) que tout est permis dès lors que l’on attaque élus et gouvernants. Il y a des racistes en France, la chose est ancienne et certaine, et ils osent davantage se montrer à visage découvert et attaquer des personnalités officielles.
Par contre, je refuse l’idée que « la France est raciste ». D’abord, la France, c’est 65 millions de personnes. Si on veut lui attribuer une orientation, il faut se tourner vers les décisions prises en son nom par les autorités. La France est une terre d’accueil pour des populations venues de l’ensemble de la planète, elle a un contact historique fort avec l’Afrique qui a mon avis est devenu partie prenante de son identité nationale, elle consacre des efforts remarquables à l’intégration des immigrés. De ce point de vue, elle peut être un exemple pour des pays qui découvrent les problèmes d’intégration sans avoir sa tradition historique.
Y-a-t-il de nouveaux populismes identitaires en France aujourd’hui ?
Oui. Quand on ne sait pas ce qu’on doit faire, on se replie sur ce qu’on est. Ce mouvement de bascule entre l’ouverture sur l’avenir et l’identité est normal s’il n’est pas trop ample et s’il est pendulaire. Or depuis la fin des années 1980, l’opinion publique sent confusément que les adaptations nécessaires à la nouvelle donne (mondialisation, chute du mur de Berlin) ne sont pas faites ou sont faites à reculons et a minima. Les élites ont largement renoncé à la pédagogie politique et à tenir un discours de vérité, et en sont venues à penser que le problème ne venait pas d’elles et de leur lâcheté, mais du pays. A droite, on ne le trouve pas assez libéral, à gauche, on le trouve « franchouillard » et replié sur lui-même. Droites et gauches radicales méprisent aussi le pays, mais plus subtilement, en lui tenant un discours « victimaire ». Quand les élites deviennent trop conservatrices, l’opinion devient réactionnaire, gouvernée par la peur de l’avenir et très défiante vis-à-vis des responsables.
Le populisme correspond à la fois à une demande de satisfaction immédiate des besoins du « peuple », comme le dit Guy Hermet, et à une critique des élites accusées de sacrifier « le peuple » à leurs propres intérêts. Il peut prendre une forme nationaliste, d’autant plus que la construction européenne en est venue à incarner la contrainte de la nouvelle donne.  Inapte à formuler un projet positif, il peut « mobiliser contre » assez facilement, et gêner considérablement l’action des partis de gouvernement (que celle-ci soit bonne ou mauvaise). Il est aussi très corrosif par rapport à l’idée de citoyenneté : le citoyen devient juste un consommateur insatisfait.
La seule manière de le contrebalancer consiste pour les partis de gouvernement (à gauche, au centre, à droite) à proposer une offre politique cohérente : un leader, une équipe, de grands choix, une pédagogie, une mobilisation des passions nobles (patriotisme, souci de l’autre, esprit de service…) et (avec modération !) de certains passions basses (goût du clivage, de l’affrontement, du spectaculaire). Cela, les politiques savent généralement le faire. Mais le PS et l’UMP n’ont ni leader, ni ligne, et le centre fraîchement réunifié a deux leaders et pas encore de discours audible au niveau national. Tant que les partis politiques n’ont pas clairement un leader, un ligne majoritaire et une opposition interne d’une loyauté minimale, capable d’animer le débat et d’attendre son heure sans se livrer à un sabotage interne, ils demeurent inaudibles.
Il y a trente ans, en 1983, avait lieu la Marche pour l’égalité et contre le racisme, le contexte était- il différent ?
Les socialistes étaient au pouvoir depuis 1981, la question dite « des banlieues » venait de surgir dans l’espace public, le FN venait de commencer son essor avec les municipales de Dreux, et on pouvait encore penser que l’antiracisme suffirait à empêcher son installation. La marche de 1983 doit beaucoup à la Cimade, association œcuménique d’origine protestante, et à la mobilisation des « beurs » eux-mêmes. Dès 1984, la création de SOS racisme accroît la mobilisation antiraciste mais au prix d’une instrumentalisation politique par le PS, dont témoignent les rôles joués par Julien Dray (venu du trotskysme) et Harlem Désir. L’antiracisme n’a pas empêché l’enracinement du FN, mais il serait abusif d’y voir la cause de son essor ; encore aujourd’hui, je trouve que l’argument qui consiste à dire que l’apologie du multiculturalisme ferait monter l’extrême droite est très contestable et assez toxique.
 

dimanche 3 novembre 2013

Qui représente qui ?

En roulant dans la nuit, j'écoutais la radio : un nouveau portique écotaxe détruit en Bretagne, et une réunion prévue pour régler les problèmes de "la Bretagne" (prévue avant cette nouvelle destruction). Comme à l'ordinaire, les 30 000 manifestants de samedi, 10 000 selon la police, et les quelques centaines de casseurs d'aujourd'hui sont devenus "les Bretons" sont promus représentants légitimes de la Bretagne.

Problème vieux comme la démocratie : qui sont les représentants légitimes d'un peuple composite, clivé, uni sur quelques points et divisé sur tous les autres ? Dans la pratique, trois réponses sont généralement avancées : la légaliste, l'idéaliste et la révolutionnaire.

La légaliste tient en trois mots : suffrage universel, principe majoritaire et représentation (panachée éventuellement de recours au référendum). Les représentants sont ceux qui sont élus, ceux qui rassemblent au moment donné, et dans des systèmes variés, le plus grand nombre de voix sur leur nom ou sur la liste dont ils sont membres. La citoyenneté a ici une part d'ascèse et nécessite la patience.

L'idéaliste invoque le bien commun et l'intérêt général. Très prisée en philosophie politique, elle souffre d'un défaut majeur : le bien commun comme l'intérêt général dont à la fois invoqués par tous et objets d'un débat récurrent. Le bien commun, ici et maintenant, nécessite-t-il la mis en place de l'écotaxe ? De privilégier le dialogue ou le respect de la légalité ?

La révolutionnaire est régulièrement populaire en France où les gouvernants, s'ils ne sont pas autoritaires, ne le sont jamais. Ce sont les plus militants, les plus motivés, les plus politisés qui s'imposent, la majorité silencieuse, parce que silencieuse, a choisi son destin.

Une nouvelle réponse au problème de la représentation surgit, et comme ce problème est aussi ancien que la démocratie, elle pose autant de problèmes qu'elle n'en résout : les sondages. Le premier sondge d'opinion en France remonte à 1938, et il portait sur les accords de Munich : 57% des sondés approuvent les accords, 37% les jugent néfastes et 6% ne se prononcent pas.

On a tout dit sur cet outil précieux et d'un maniement délicat. Nul doute en tout cas que le plus souvent il permette de saisir des tendances. Mais ce n'est pas le sujet : dorénavant, chaque représentant, chaque gouvernant sait s'il est ou non populaire, et si telle ou telle mesure est bien accueillie. Il peut ainsi être traité comme s'il n'était pas légitime en ayant toutes les garanties qu'offre la légalité de sa désignation.

Dès lors, pour reprendre la désignation classique, face à la menace de l'impopularité et de la fronde institutionnalisée des manifestations, nos gouvernant doivent être à la fois des lions et des renards, tout comme le prince de Machiavel. La tâche nécessite sans doute des hommes et des femmes exceptionnels, mais aussi une équipe soudée et une forte majorité pour pouvoir faire jouer à fond la légitimité qui vient de la légalité institutionnelle.

La voiture filant dans la nuit, je me sentais heureux d'être commentateur. Il y a des moments où, comme disait Tocqueville, le citoyen souffre, mais l'observateur se réjouit.

vendredi 18 octobre 2013

Une vieille histoire

"Les lycéens", en fait une partie d'entre eux, sont à nouveau dans la rue aujourd'hui. Ils y sont appelés par un syndicat lycéen, la FIDL, tout comme les étudiants sont appelés à se mobiliser par l'UNEF, deux organisations dont l'ancrage à gauche est connu. Cette mobilisation n'est pas une simple manipulation : que "l'affaire Leonarda" suscite l'émotion des lycéens est compréhensible. Dès lors qu'un problème (en l'occurence celui de l'immigration clandestine) a un visage, dès lors que l'opinion est encore marquée par l'affaire de Lampedusa, il n'est pas surprenant que des réactions se produisent.

Au moins, l'objectif des manifestants, ou du moins de ceux que l'on a pu entendre, est clair : il s'agit de considérer que les jeunes scolarisés ne peuvent être l'objet d'une expulsion, pas plus que leurs parents d'ailleurs puisqu'on n'envisage pas de les séparer.

Nous sommes donc au cœur d'un des grands drames de notre temps : l'ampleur des flux migratoires, ampleur née des inégalités de développement, face aux possibilités limitées d'accueil des pays européens. Des valeurs morales : la générosité, l'accueil de l'étranger, face à la réalité : un Etat-providence déjà difficile à financer dont les possibilités ne sont pas extensibles à l'infini, mais aussi les limites de la capacité des populations à s'acclimater à l'immigration massive. L'éthique de conviction contre l'éthique de responsabilité : à quelle condition peut-on intégrer de manière satisfaisante les nouveaux arrivants ?

Comme toujours quand un problème n'admet de que des solutions partielles (quand bien même les écarts de développement tendent à se réduire au moins partiellement, le phénomène est lent) et qu'il génère des tragédies individuelles, la position du pouvoir est inconfortable, puisqu'on peut toujours l'accuser d'être cynique ou irresponsable.

La mobilisation qui se développe, et dont on ne sait pas si elle survivra aux vacances, est celle de la "gauche de conviction". Celle qui supprime une des données du problème, celle de l'incapacité d'un pays muni de systèmes de solidarités sociales et d'une législation sociale ambitieuse à ouvrir totalement ses frontières, sauf à exclure les nouveaux arrivants de la solidarité sociale et les utiliser comme main d’œuvre à bon marché. Celle qui refuse délibérément de se placer dans l'optique de l'exercice du pouvoir, qu'au fond elle juge corruptrice. Celle qui souffre chaque fois que la gauche de gouvernement est au pouvoir.

Les lycéens, qui sont encore à l'écart (le plus souvent) du fonctionnement de la machine politique et sociale, sont de bons clients pour elle. Leur ignorance du côté pratique des choses laisse le champ libre à tout discours manichéen, un discours dont plusieurs ont même soif, car il procure une merveilleuse illusion d'ouverture au monde en permettant de se situer.

Bien sûr, cette mobilisation est instrumentalisée. Elle l'est obligatoirement, puisque dans la lutte pour le pouvoir intrinsèque à la politique, tout phénomène public l'est à un moment ou à un autre. Elle l'est clairement contre Manuel Valls. Je suis pour une fois d'accord avec Natacha Polony : pour la "gauche morale", la "gauche républicaine" est l'ennemi éternel, puisque la première place la morale au-dessus des lois et que pour la gauche républicaine (comme pour tous les républicains) le respect de la loi est la vertu première du citoyen.

D'une certaine manière, l'idée de lancer une enquête administrative était parfaitement raisonnable. Le problème est que l'on n'est pas dans la problématique de la "gauche morale", dont la légalité n'est pas le souci, et qui pense qu'aux victimes, tout est permis. Le mensonge du père de Leonarda Dibrani est dans cette perspective légitime : on ne doit pas se soumettre à un ordre politique injuste.

Et puis, l'inénarrable Valérie Trierweiler, qui ne comprendra jamais que la seule chance de salut pour elle est dans la discrétion, rend la position de François Hollande un peu plus difficile. Il se trouve obligé de trancher dans une affaire qui met aux prises les deux cultures de la gauche, l'idéaliste et la pragmatique. Or, dans le système de bipolarisme artificiel et obligé où nous sommes depuis 1962, la gauche pragmatique est tenue de prodiguer à la gauche morale ce que cette dernière demande esssentiellement : des satisfactions symboliques.

Manuel Valls a l'opinion publique derrière lui. Certes, ce soutien est fragile : la droite qui l'aime bien ne votera jamais pour lui. Mais le gouvernement n'est pas encombré d'un surplus de ministres populaires. Dans l'affaire Leonarda, il ne semble pas que ce soutien lui fasse défaut. Populaire, il est homme à abattre et pour la gauche morale, et pour ses rivaux socialistes. On le voit, François Hollande doit résoudre une équation difficile. Homme de synthèse, tout le monde le pousse à clarifier sa ligne politique, là comme ailleurs - mais de cette éventuelle clarification, personne ne l'aidera à payer le prix.. 


jeudi 3 octobre 2013

Le progrès, encore et toujours...

Quelques semaines d'été où je me replonge avec délices dans l'histoire générale pour les besoins d'un manuel scolaire. Je ne connais pas de meilleure manière de se retremper dans sa vocation d'historien. À trop se spécialiser, on oublie vite la première fascination, celle qui ne devrait jamais cesser de nous guider : celle de l'aventure humaine dans sa globalité.

Quand, en outre, on se passionne pour la politique et que l'on a la chance de vivre en démocratie, l'exercice qui nous emmène visiter l'Antiquité, le Moyen Âge, les Temps Modernes, et qui nous interroge sur la manière de présenter tout cela à la jeunesse de ce pays, est encore plus salutaire.

Henri-Irénée Marrou, historien frotté de philosophie, aimait à rappeler que l'histoire était le dialogue du Même et de l'Autre. Il en faisait ainsi une des manières que nous avons d'être en relation avec ceux que nous appelons d'ailleurs selon nos humeurs "nos semblables" ou "les autres". Quand on se penche sur nos ancêtres plus ou moins lointain, mesurer ce qui nous sépare d'eux et en quoi nous vivons tous la même Histoire pose une question redoutable, celle du progrès. Existe-t-il ? Pourquoi tant de gens aujourd'hui ont-ils le dandysme de ne plus "y croire" alors même qu'ils ne cessent de parler de "régression" dès qu'une mesure ou un état de fait leur déplaisent ?

La question des critères est fondamentale. Sur quelle échelle un « mieux » peut-il  être perceptible ? Osons quelques lapalissades pour nous éviter bien des sophismes. On peut considérer que la misère, la maladie, la violence, l'ignorance sont tout ce que l’humanité cherche depuis longtemps à limiter. Sur le plan moral, on peut considérer aussi que le respect d’autrui est une donnée fondamentale – c’est ce qui fonde l’attachement vrai à la liberté. Tout cela n’est pas arithmétique, mais est globalement mesurable, constatable. Bien sûr, il reste la question du bonheur et sa redoutable subjectivité. On peut vivre dans un monde moins pauvre et plus apaisé et ne pas être heureux. Cette simple considération est d’ailleurs un antidote assez efficace contre le « racisme historique », complexe de supériorité par rapport à nos devanciers. Je crois que nous tenons là la frontière entre le progressisme naïf, celui qui nous promet le paradis sur terre, et un sentiment relatif, raisonnable du progrès.

Ce socle de bon gros bon sens explique, à mon sens qu’alors que nombre de nos contemporains proclament ne plus « croire » au progrès, ils raisonnent en fait comme s’ils y croyaient. Les philosophes des Lumières écossaises, au XVIIIe siècle, le savaient déjà : le sens commun est seul capable de contrebalancer le penchant moderne au relativisme intégral.

Le progrès auquel nous ne croyons plus, c'est le progrès enchanté qui ferait du monde un monde parfait et des hommes et des femmes des êtres à la fois épanouis et altruiste. Cette théorie du progrès n'est pas vraiment celle du siècle des Lumières, elle est née au XIXe siècle, du croisement des Lumières avec le messianisme judéo-chrétien, dans le bouillonnement de la sécularisation où nombre de concepts religieux colonisaient l'art et la politique. 

Le progrès  auquel nous pouvons encore croire suppose un conscience de la finitude humaine, du mal qu'il y a dans l'homme, des limites toujours présentes de ce que nous sommes. Nous n'allons pas, dans l'Histoire, vers le Royaume, et s'il vient, il viendra d'ailleurs. Le progrès auquel nous pouvons encore croire, c'est l'accroissement de ce que nous pouvons faire pour les hommes tels qu'ils sont vivent mieux. De ce point de vue, on pourrait séculariser la maxime évangélique et affirmer que le Royaume est au milieu de nous, dans les relations que nous nouons et les services que nous pouvons nous rendre.

Il y a des progrès dans la lutte contre nos ennemis éternels. Il n'y a pas de victoire finale. Nombre de nos ancêtres se sont battus en tâtonnant, ont accumulé nombre de ressources pour nous permettre de moins tâtonner, mais si nous tâtonnons moins, nous tâtonnons encore. Si l'idée de progrès est en crise, c'est que le progrès ne se comprend pas dans un regard enchanté vers l'avant, mais dans un regard global, unissant passé, présent et futur espéré, de la marche de l'humanité.
 

jeudi 29 août 2013

Considérations à chaud sur le vote britannique


Le vote du Parlement britannique sonne le glas des projets syriens de David Cameron.

Il nous rappelle d'abord ce qu'est un vrai régime parlementaire, où la politique étrangère elle-même est l'objet de véritables débats. Nous nous rapprochons, en France, progressivement de ce modèle. La réforme constitutionnelle de 2008 prévoit que le gouvernement, quand il engage une intervention militaire, doit en informer le Parlement dans les trois jours. Un premier débat peut être organisé, mais il ne donne pas lieu à un vote. Ce vote est par contre obligatoire au bout de 4 mois d'intervention.

Cependant, le contraste demeure fort entre le consensus hâtivement construit en France et la rapide implication du Parlement britannique.

Ensuite, il est clair que malgré son soutien traditionnel à la politique extérieure américaine, la classe politique britannique, y compris chez les conservateurs, a été échaudée par l'affaire irakienne de 2003. Il est vrai que quand on entendait hier le gouvernement américain expliquer qu'il fournirait les preuves de l'utilisation d'armes chimiques, cela rappelait de sinistres souvenirs.

Historiquement, d'ailleurs, la situation est inédite : la France se retrouve plus proche des positions américaines que le Royaume-Uni.

Enfin, on note le retour de l'unilatéralisme américain : Barak Obama était prêt à se passer de l'ONU, et il est prêt à se passer de l'allié britannique, dont l'appui avait pourtant était très recherché en 2003. Cela rend rétrospectivement surréaliste, pour ne pas dire ridicule, l'octroi du Prix Nobel de la paix au président américain au lendemain de sa première élection.

Il faut rappeler que, contrairement à ce qu'on croit souvent, l'unilatéralisme américain n'et pas une invention des Républicains ni de George W. Bush : il est issu du tournant de 1994.

L'intervention onusienne en Somalie avait alors mal tourné, le spectacle de cadavres de soldats américains traînés par des émeutiers devant les caméras avait traumatisé l'opinion. L'administration Clinton avait alors décidé que les USA devaient retrouver une autonomie vis-à-vis de l'ONU, pour s'abstenir ou pour intervenir sur des théâtres d'opération extérieurs.

Il est donc logique que la rupture avec l'unilatéralisme soit moins complète qu'espéré.

L'histoire de ces vingt dernières années pèse lourd dans cette affaire. La Syrie n'est pas le Mali, et on attend de Laurent Fabius, homme d'expérience, une clarification de la position française.

mercredi 14 août 2013

Méditation bretonne sur les fractures françaises

J'aime bien tout ce qui affleure de notre histoire nationale, de ses tensions internes qui trouvent aujourd'hui leur prolongement. Ce qui se révèle au fil de la moindre promenade, pour peu que l'on prenne le temps d'observer.

Ce matin, mon fils m'a réveillé tôt, et c'est derrière une poussette que je marche vers le centre historique de Vannes. Nous passons devant la prison, dont deux grands corps de bâtiments sont aujourd'hui abandonnés. L'effet est sinistre, jour jeté sur les à-côtés de la grande histoire, sur toutes ces histoires particulières qui s'échouent, sur cet envers de tous les ordres sociaux. Les Lumières et l'époque romantique se sont passionnées pour le problème des prisons, et, depuis la vague de contestation globale de l'univers carcéral de la fin des années 1960 et des années 1970, il s'en faut de beaucoup pour que ces problèmes très concrets et très inconfortables passionnent autant le milieu intellectuel contemporain (dont je ne m'excepte pas).

Peu de temps après, nous passons, mon fils endormi et moi, devant le collège Jules Simon. La devise inscrite au fronton de ce collège public attire l'oeil : « Dieu, patrie, liberté ».

Grand personnage des débuts de la Troisième République, républicain spiritualiste, disciple en philosophie de Victor Cousin, Jules Simon avait obtenu l'inscription des « devoirs envers Dieu » dans les programmes scolaires de l'instruction morale et civique.

Il s'agissait du Dieu des philosophes, celui présent dans la première édition du Tour de France par deux enfants, d'un Dieu qui pouvait être celui de Voltaire, de Rousseau, de Kant, l'Être Suprême de Robespierre, mais qui pouvait aussi rassurer les catholiques s'ils n'y regardaient pas de trop près.
Cette devise, c'est le reste d'une tentative, celle d'une laïcité spiritualiste qui rêvait de conciliation.

Depuis l'échec de cette tentative, la laïcité reste en tension entre conciliation et affrontement. Que penserait Jules Simon d'un projet autoritaire d'interdiction du foulard islamique à l'Université ? Il y verrait sans doute la conséquence logique de son échec, mais peut-être aurait-il la finesse de ne pas mettre dans le même sac ses anciens adversaires républicains, et suivrait-il avec intérêt l'actuel débat sur cette question, qui oppose les tenants de la ligne Combes et ceux de la ligne Ferry, les autoritaires et les libéraux.

Devant le collège, sur la grille, une plaque d'hommage à Jules Simon posé par l'association bretonne-angevine. Le terme m'intrigue – j'apprendrai plus tard qu'il s'agit d'une association républicaine et libre-penseuse, qui se réclame de l'héritage de la fédération bretonne-angevine de 1790. Le grand mouvement qui a culminé au 14 juillet 1790 dans la Fête de la Fédération, sur le Champ-de-Mars, est en effet parti des provinces. C'est au républicain Jules Simon qu'on rend ici hommage.

Vannes, ville bleue en pays blanc, comme tant d'autres dans l'Ouest. S'y juxtaposent références républicaines et héritage de la chouannerie. Les deux France s'entremêlent ici. Face au rempart, dans un parc au centre duquel se trouve le monument aux morts de 1914-1918, et où les  combattants des guerres et expéditions françaises sont honorés, sur un vieux mur, une plaque : ici ont été fusillés les prisonniers de l'infortuné débarquement de Quiberon, sorte de baroud d'honneur de l'émigration. On voit encore, dans la vieille ville, la maison où fut arrêté le prêtre réfractaire Pierre-René Rogue, jugé et exécuté en 1796.

Il est tôt encore, les touristes sont rares dans les quartiers anciens comme autour des remparts. Les camionnettes qui ravitaillent les boutiques se vident, les employés s'acheminent vers leurs bureaux, les petits cafés se prennent en terrasse. Qui parmi ces gens est croyant, qui ne l'est pas ? Qui vote à droite, à gauche, au centre ? Cela ne se voit guère aujourd'hui ; nos désaccords peuvent être spectaculaires, ils ne sont plus des déchirements, et la « majorité silencieuse » est finalement peu touchée par leurs prolongements dans les France militantes. Mon petit bonhomme qui s'accorde un supplément de sommeil, que verras-tu sortir de cette France apaisée et peut-être un peu ensommeillée elle-même ?

Il reste pourtant bien des fractures à réparer. Près des remparts, une plaque rappelle que c'est à Vannes que fut scellée l'union de la Bretagne et de la France. Elle est bilingue, en breton et en français. J'entends déjà mes amis souverainistes... À Rennes, en 1932, un groupe autonomiste pulvérisa le monument qui rappelait l'événement et représentait Anne de Bretagne à genoux devant François Ier. Je m'arrête devant cette plaque bilingue. Elle est peut-être une solution. Depuis trente ans (eh oui) que je m'intéresse à la politique, après quelques années d'initiation radicale et d'incursion dans les constellations révolutionnaire et conservatrice, je n'ai rien trouvé de mieux que la perspective d'associer la nation, l'Europe et la région. C'est autour de cela que nous tournons, même si c'est souvent de manière peu claire.

La lumière réchauffe Vannes, le silence des morts se fait moins présent dans la ville qui s'anime. Nous rentrons.

lundi 29 juillet 2013

L'UMP entre deux lignes

L'UMP aurait déjà récolté les deux tiers de la somme lui permettant de faire face à ses frais de campagne après la décision du conseil constitutionnel. Les circonstances lui ont donné une cause mobilisatrice, qui signale que nombre de personnes restent attachées à son existence. Mais tous ses problèmes sont loin d'être réglés.

Le mouvement n'a toujours pas de ligne politique, et de ce point de vue ne s'est pas remis de l'ère Sarkozy. Fondé en 2002, il ambitionnait d'être une synthèse de la droite républicaine et du centre, quand bien même on savait dès le départ que les hommes de l'ancien RPR y occupaient une place prépondérante.

Dès le départ, l'UMP a dû faire face à deux handicaps : le refus de François Bayrou et d'une partie de l'UDF de la rejoindre, et le refus de Jacques Chirac et d'Alain Juppé (son premier dirigeant) de constituer des tendances pourtant prévues par les statuts.

Certes, François Bayrou à échoué dans l'édification d'un centre indépendant. Mais au final, nombre des élus qui l'ont d'abord suivi se retrouvent aujourd'hui dans l'UDI de Jean-Louis Borloo, du fait de la constitution, en 2007, du Nouveau Centre.

D'autre part, le refus de la constitution de tendances rendait difficile non seulement l'intégration du centre, mais le maintien des souverainistes dans l'UMP. Si l'existence de Debout La République ne constitue pas encore une concurrence politique sérieuse pour l'UMP sur le plan électoral, le souverainisme a une influence non-négligeable sur l'opinion. Il installe une partie des républicains de droite dans une défiance systématique vis-à-vis de l'UMP, et a développé des arguments qui, repris par le Front National, permettent à ce dernier d'élargir son influence, et de toucher des milieux qui jusque là lui étaient fermés.

Nicolas Sarkozy était sceptique en 2002 quant au projet chiraquien de rassembler le centre et la droite. Il a cependant su conquérir la machine, indispensable à l'accomplissement de ses ambitions présidentielles, et développer pendant la campagne de 2007 un discours à la fois clivant sur le plan droite/gauche et fédérateur pour les différentes familles politiques présentes à l'UMP.

Les choses ont été différentes à partir de 2010 et du discours de Grenoble. La stratégie de Nicolas Sarkozy était toujours de creuser le clivage droite/gauche, mais cette fois en jouant une partie de l'UMP contre l'autre, et en laissant de côté les centristes.

L'UMP est donc depuis 2010 partagée en deux sensibilités, qui s'expriment à la fois idéologiquement et stratégiquement.

L'une est de type populiste : anti-establishment, hostile aux corps intermédiaires, critique vis-à-vis des institutions, prenant à partie à tout propos un "politiquement correct" supposé omniprésent, estimant que la reconquête de l'électorat parti vers le FN passe par un discours musclé. On reste dans la ligne du discours de Grenoble.

L'autre insiste sur l'aspect "républicain" de la droite républicaine. Elle cherche à donner une image de sérieux, de crédibilité, estime que c'est sur le terrain des propositions concrètes que l'UMP peut se démarquer à la fois des socialistes et du FN.

Les deux sensibilités, comme Laurent de Boissieu l'avait fort bien montré (je renvoie à son blog www.ipolitique.fr) ne recoupent pas exactement les camps Copé/Fillon. La seconde ne s'est d'ailleurs pas clairement exprimée dans les débats internes des derniers mois. C'est qu'elle se sait minoritaire chez les militants.

L'existence de l'UDI est finalement pour elle un handicap : la sensibilité populiste a pour elle de clairement identifier l'UMP face à l'UDI.

Pas de leader, pas de ligne, pas de projet. Tout cela pourrait conduire à l'éclatement du mouvement. Je n'y crois pas, et ce pour deux raisons.

La première, c'est que ce sont les élus qui font un parti. Or, ceux-ci veulent une investiture, pas de rivaux autres que ceux que, parfois, ils rencontreront avec les candidats UDI, et ils attendent le succès dans les élections locales que l'on pressent difficile pour l'actuelle majorité.

La seconde, c'est que l'incapacité à élaborer un projet crédible n'est pas, ces dernières décennies, un obstacle pour retrouver le pouvoir.

1) Depuis 1986, et sauf le tour de passe-passe réalisé par Nicolas Sarkozy en 2007, aucune majorité sortant n'a été reconduite aux élections législatives . Le rejet des sortants est la motivation déterminante de l'électorat.

2) Les élections législatives ont disparu en même temps que la probabilité de cohabitation avec la réforme du quinquennat adoptée en 2000. Le choix déterminant se fait aux élections présidentielles ; hors, les primaires conduisent chaque candidat à bricoler un programme dans l'urgence, sans que le programme du parti ait alors une importance réelle.
Il n'en reste pas moins que l'état de l'UMP, comme celui du PS d'ailleurs, est préoccupant...

samedi 15 juin 2013

En quête d'une espérance raisonnable

Nous nous heurtons toujours aux limites de l’action personnelle. Les intellectuels, d’une certaine manière, essaient d’être des militants de la raison critique, c’est-à-dire de proposer des analyses dont ils espèrent toujours qu’elles seront diffusées et qu’elles  peuvent être, au moins partiellement, valables. Croire qu’elles seront reprises telles quelles est utopique ; mais il est permis d’espérer qu’elles vont en rencontrer d’autres, les renforcer, et qu’elles peuvent contribuer à nourrir, à leur toute petit échelle, la vie nationale. Il faut donc souvent se résigner à creuser son petit tunnel, en joignant à la satisfaction d’exprimer un point de vue argumenté l’espérance que dans l’esprit de certains lecteurs, certaines des idées avancées, se combinant avec d’autres dont l’auteur ignore tout, peuvent servir à un travail utile. C’est une des raisons pour lesquelles il me semble qu’en « sciences humaines » au moins, la recherche ne me semble pas dissociable de l’enseignement.

Les petits articles que je publie dans La Croix sont ainsi comme des lettres dont je ne sais pas à qui je les envoie, dans l’espoir d’une réponse diffuse, aléatoire et surprenante. Mais aussi l’occasion de poursuivre une sorte de méditation personnelle sur la politique française. Comme je l’avais fait il y a quelques mois, je voudrais faire ici le point sur le chemin parcouru.

Le 7 mars 2013, est paru un article intitulé : « Et s’il n’y avait plus d’idéologies ? ». L’idée avancée est que l’explosion de l’information rend impossible l’édification d’une théorie globale prétendant donner la clef de l’action politique. Ainsi, s’il y a encore des idéologies au sens faible (ensemble d’idées autour desquelles se produit la mobilisation politique), il ne peut plus y avoir de grandes idéologies comme celles qui se sont exprimées dans le phénomène totalitaire. Nous savons trop de choses, dans trop de domaines, et la connaissance est trop éclatée désormais pour qu’une synthèse sur le modèle du marxisme puisse paraître crédible. L’économie politique elle-même ne fournit plus de modèle global.

Je m’en prenais à l’idée selon laquelle une « idéologie libérale », voire « ultralibérale » règnerait aujourd’hui, et essayais de montrer les limites de ceux qui voient la réalité politique actuelle comme la lutte entre « le modèle républicain » ou « le socialisme » contre « l’idéologie libérale » :

« Comme toute doctrine, comme toute religion, le libéralisme peut bien sûr se dégrader en idéologie. De ce point de vue, « l’ultralibéralisme » n’est pas un fantasme. Quand on lit Capitalisme et liberté de Milton Friedman, ou l’œuvre fascinante de Hayek, c’est bien une théorie globalisante qui nous est proposée. Mais Friedman ou Hayek ont peu de défenseurs en France, et ce n’est pas eux que visent ceux qui voient partout des « ultralibéraux ».

" Ce qui est rejeté, c’est justement le point le plus fort de la tradition libérale : la mise en avant des limites de ce que l’État peut imposer à une société, le respect de l’autonomie de la société civile. La limitation obligée du choix des possibles en politique. La nécessaire prise en compte des contraintes économiques, de ce domaine où, comme disait Charles Péguy, « il n’y a pas de miracles ».  L’idée que le progrès est issu autant de la société que des grands projets politiques, et que, finalement, une politique ne marche que si elle correspond aux attentes et aux initiatives d’une partie significative du pays. En cela, un certain libéralisme est la démocratie de la « majorité silencieuse ». »

Le 2 mai 2013, je revenais à la politique concrète en m’interrogeant sur les chances de l’UDI (« L’UDI peut-elle changer la donne ? ») ; je me suis demandé si le nouveau parti centriste pouvait répondre à la crise des idées modérées qui sévit depuis trente ans et qui me préoccupe, parce que j’y vois une des sources de notre incapacité à mener des réformes profondes et pas trop déséquilibrantes. Après une description de cette crise, je mettais en avant trois conditions au renouvellement de la culture politique française par une contribution de l’UDI.

La première était la production d’un véritable discours sur l’Europe, capable non pas de se cantonner à l’incantation fédéraliste parfois aussi « hors sol » que le souverainisme, mais d’articuler les dimensions nationales et européennes : Qu’est-ce que la France peut attendre de l’Europe ? Qu’est-ce qu’elle peut lui apporter ? Des réponses à ces questions existent, il faut les rassembler et les présenter clairement.

La seconde était l’élaboration d’un véritable discours économique. C’est le lien avec l’article précédent. Il n’y a plus de modèle global immédiatement opérant en économie politique, mais un ensemble de constats partiels assez bien étayés : c’est donc au politique qu’il appartient de présenter un diagnostic, de montrer ce qui est possible et ne l’est pas, et de définir une action cohérente. En particulier, de cesser d’isoler des variables, comme celle du chômage, pour inscrire la lutte pour l’emploi dans le long terme et dans une politique économique globale.

La troisième est la sortie de la rhétorique de la guerre civile, inaudible et sans crédibilité quand elle oppose des partis de gouvernement. Alors que l’UMP s’y enlise d’autant plus qu’elle ne parvient pas à définir une ligne politique, faute d’avoir réglé son problème de leadership.

L’histoire était plus présente dans l’article du 6 mai 2013, intitulé : « Les années 1930, vraiment ? ». J’y mettais en avant l’aspect artificiel du rapprochement fait entre notre époque et celle-ci.  Après avoir noté quelques similitudes, comme la crise économique et la dégradation du climat public, je montrais tout ce que ce rapprochement avait de forcé. Voici la fin de l’article :

« Où est aujourd’hui la menace extérieure ? Où est la perspective de la guerre qui fut dans les années 1930 si mal préparée stratégiquement, déclarée à contretemps et menée en dépit du bon sens ? Où est l’équivalent de l’épouvantable tenaille géostratégique dont les deux pinces étaient l’URSS de Staline et l’Allemagne de Hitler ?

" Certains esprits de 2013 annoncent l’apocalypse pour ne pas affronter le problème d’un déclin. Ce dernier est pourtant relatif et réversible. Alors qu’il fallut l’horreur d’une guerre pour que la France, blessée par le désastre de 1940 dont elle ne s’est qu’à moitié remise, sorte de la « décadence » vivement sentie par Raymond Aron pour connaître un spectaculaire relèvement.

" Mais revenons dix ans en arrière : en 2003, Nicolas Baverez publiait un ouvrage dans lequel il tentait d’inventorier le décrochage français . Son diagnostic pouvait être discuté et nuancé, les propositions de réforme qu’il formula débattues : on préféra largement alors stigmatiser le « déclinisme ». Son livre vaut pourtant d’être relu aujourd’hui.

" Aujourd’hui comme dans les années 1930, on préfère l’outrance oratoire à la défense de solutions concrètes et courageuses. Mais comme le débat politique est moins violent ! La dérision et l’irrespect, l’indignation aveugle ont beau être corrosifs,  l’insulte est rare, et quand elle surgit elle est très majoritairement stigmatisée.  La crise est préoccupante, mais les systèmes de solidarité sociale et internationale sont tout autres qu’avant 1940. Les hommes politiques des années 1930 avançaient dans le brouillard, alors que la connaissance des réalités économiques, si elle ne dicte pas une seule politique, permet d’élaborer des orientations stratégiques.

L’apocalypse de 1940 ne nous guette pas. Nous n’aurons pas à tout reconstruire à neuf, mais nous ne serons pas dispensés de l’inventaire des forces et des faiblesses actuelles du pays. »

Enfin, le 5 juin 2013, je tentais de répondre à la question suivante : « Le mur de Berlin est-il tombé en France ? » : j’y défendais l’idée selon laquelle nous n’avions pas totalement tiré la leçon de l’échec du communisme soviétique. Ce dernier aurait dû, selon moi, conduit à s’interroger sur les limites du volontarisme politique, et conduire à redéfinir ce qui est possible ou pas en termes d’amélioration de la société. Et donc infuser une solide dose de pragmatisme dans la culture politique française. Tout au contraire, le discours politique a eu tendance à rester ultra-volontariste, et à faire le grand écart avec les pratiques gouvernementales.

Deux causes selon moi expliquent ce phénomène : le maintien d’une tradition républicaine « rouge » visant à construire une société égalitaire et fraternelle (le pire et le meilleur de l’idée républicaine, sa ressource mystique et la source possible d’un déchaînement de violence), et d’autre part la faiblesse numérique du nombre des militants de tous les partis, peuvent d’autant plus vivre dans l’enchantement que leurs organisations sont peu ancrées dans la société. Finalement, c’est peut-être maintenant, sous la pression de la dure nécessité, que la culture politique française est en train de muter.


Ces articles sont une goutte d’eau dans un océan ; ils espèrent participer à un courant d’idées, ou au moins à une tendance qui tente de concilier lucidité et refus de la dépression collective où nombre d’entre nous sont tombés, et de faire qu’une politique désenchantée ne soit pas une politique sans valeurs, sans conviction et résignée d’avance à l’impuissance. Qui veut tout pouvoir, au fond, ne peut rien.

vendredi 31 mai 2013

Sur Georges Pompidou

 Je place pour une fois sur ce blog un texte académique, prononcé au colloque sur les élections de 1969. C'est que la figure de Georges Pompidou continue à me fasciner, ce "gaulliste non-gaulliste", ce libéral sensible au rôle de l'Etat, ce personnage cultivé sensible à la solitude du pouvoir.



Pompidolisme et gaullisme

Pompidolisme et gaullisme… Les noms en « isme » sont le pain quotidien de l’historien des idées et posent toujours le même problème : s’agit-il de systèmes cohérents ou d’un corpus de principes pas forcément organisés ni fixe qui guideraient l’action politique ? Quand ils sont forgés à partir d’un nom propre, le problème est encore plus fort, et quand ce nom propre est celui d’un leader politique, la difficulté augmente : confrontés à l’action et à ses contraintes, les politiques doivent faire preuve de pragmatisme, contourner, négocier. Dans Le fil de l’épée, publié en 1932, Charles Gaulle lui-même écrit que le politique « gagne le but par les couverts[1] ».

Pour résoudre ce problème, on peut se placer pour commencer dans la logique d’une « épistémologie politique » individuelle. Une expression bien compliquée pour expliquer qu’il faut partir de la manière dont Charles de Gaulle et Georges Pompidou voient l’action politique, et la société sur laquelle elle s’exerce. Nous laisserons donc de côté ici l’étude des soutiens et des mouvements, qui serait pourtant décisive, pour nous concentrer sur cet enjeu initial. Notre pari est qu’il demeure éclairant, quand bien même il n’épuise pas, et de loin, la question.

Charles de Gaulle a beaucoup plus écrit que Georges Pompidou. Pourtant, les textes de ce dernier sont d’une densité remarquable, et nous fournissent une matière suffisante. Le corpus pompidolien a été renforcé par la publication récente des Lettres, notes et portraits qui permettent d’éclairer beaucoup de point délicats[2]. Mais, outre ses mémoires esquissés parus en 1982, on disposait déjà avec l’ouvrage, lui aussi inachevé, paru en 1974, Le nœud gordien[3], d’un exposé plus systématique des conceptions pompidoliennes.

Bref, nous  aborderons la pensée pompidolienne en la comparant avec la pensée gaullienne, pour nourrir à nouveau le débat sur pompidolisme et gaullisme. Il y a à cette restriction une autre justification : le néologisme de pompidolisme, qui surgit alors que Georges Pompidou est candidat à la magistrature suprême, n’a pas été durable, et la question de savoir si Georges Pompidou enterre ou sauve le gaullisme comme courant politique tourne beaucoup autour de la question de la fidélité ou pas de l’ancien premier ministre aux grandes intuitions du Général.

Nous mènerons cette démarche autour de la question du pouvoir et de celle de la société, avant de conclure sur la question clef du destin national.

Les deux hommes ont beaucoup réfléchi à ce qu’était le pouvoir, l’un avant de l’exercer (c’est l’objet, en partie, du Fil de l’épée), l’autre en observant d’abord Charles de Gaulle comme conseiller et spectateur privilégié, puis en l’exerçant, en particulier à partir de la seconde moitié de 1958, quand il joue son premier grand rôle, celui de directeur de cabinet du Général à Matignon.

 Une différence marquée entre les deux hommes est que cette réflexion a pris d’abord chez Charles de Gaulle un tour personnel. Lors d’une entrevue avec André Malraux et Georges Pompidou qui viennent de lire, avant publication, le premier volume de ses mémoires, le second exprime le regret que le Général soit resté muet sur les origines de sa vocation. Quand a-t-il commencé à penser qu’il devait assumer le destin national ? « Depuis toujours ». Telle est le cœur de la réponse du grand homme. Cela a tant marqué Georges Pompidou que ce propos gaullien est cité dans les deux portraits qu’il consacre à de Gaulle, celui de 1958 et celui de 1973, qui figurent dans les Lettres, notes et portraits.

Cette « foi » (le mot est employé par Georges Pompidou) de de Gaulle dans sa vocation, dans l’idée qu’il est appelé à jouer un grand rôle est sans doute la différence majeure entre les deux hommes. Attestée par bien d’autres sources, comme les Lettres notes et carnets, elle est au cœur de l’entreprise du Fil de l’épée. Quand de Gaulle inventorie les sources du prestige dont le chef ne peut se passer, surtout dans la société moderne, c’est à lui et à son destin qu’il pense. Cela donne tout le sens à la formule suivante : « on ne fait rien de grand sans de grands hommes, et ceux-ci le sont pour l’avoir voulu[4]. »
Ces sources sont au nombre de trois : « réserve, caractère, grandeur[5] ». Le mystère doit entourer le chef, celui-ci doit être apte à prendre tous les risques de la décision, et il doit fixer à ceux qu’il veut entraîner des buts élevés.  Il y a donc un personnage à construire pour être à la hauteur d’un grand destin. Cette construction du personnage est centrale chez de Gaulle, elle explique la solitude qu’il revendique[6].

Georges Pompidou, et c’est pour cela qu’il a pu être l’homme de la transition, s’est mis à l’école de Charles de Gaulle pour les deuxièmes et troisièmes sources, et a laissé de côté la première. Non pas qu’il n’ait pas su garder ses distances ; ce qu’il n’a pas repris à son compte, c’est l’aura de mystère, la construction d’un personnage solitaire et inaccessible dans laquelle de Gaulle s’est très vite engagé. Sans la condamner tout d’abord chez le général. Il en est bien plutôt, jusqu’à la prise de distance de la fin des années 1960, le spectateur fasciné.

Dans le portrait de 1958, Georges Pompidou met en avant deux caractéristiques essentielles du Général : la « foi en sa mission » d’une part, le « réalisme et la profondeur de son génie » d’autre part, et s’émerveille que ces deux traits s’harmonisent et ne se contrarient pas. Il s’étonne de la première caractéristique, et admire profondément la seconde, en invoquant le « génie propre (de Charles de Gaulle), qui lui donne sur les événements une vue plus profonde, plus synthétique, plus lointaine qu'à aucun des hommes qu’il m’a été donné d’approcher[7] ». In fine, il note aussi l’insensibilité aux motifs bas, mesquins ou médiocres.

C’est l’intelligence, l’élévation de Charles de Gaulle et sa capacité de décision qui ont conquis Georges Pompidou. Les deux hommes partagent un remarquable esprit de synthèse – l’esprit de synthèse est sans doute la ressource principale du caméléon intellectuel qu’est Georges Pompidou, et qui fit vite de lui une indispensable compétence. Ils savent voir large et haut à partir d’un problème précis. Dans le portrait de 1973, Pompidou, président de la République, précise les choses, et ici l’amertume n’a aucune part :

« Intellectuellement, il m’a révélé à moi-même. (…) Il m’a donné ce que je n’avais pas, le goût de l’action, il m’a révélé à moi-même mes propres possibilités, il m’a appris à élever systématiquement le débat, et, surtout, à ne pas céder à la facilité[8]. »

On est là au cœur de la continuité entre les deux hommes, comme héritage reçu et mis en pratique. Deux hommes aptes à dégager les enjeux et à trancher, et habités par l’idée de la grandeur, pour reprendre le terme par lequel Maurice Vaïsse a choisi de désigner la politique extérieure gaullienne. La discontinuité se situe dans la conception du dirigeant – je le redis, elle n’est pas d’abord conflictuelle, mais elle ne peut que le devenir au fur et à mesure que Georges Pompidou s’affirme, dans le schéma classique des relations entre un responsable et son héritier présomptif.

Blessé par les circonstances de sa démission en 1968 (ce qu’il n’avoue pas) et par le défaut de soutien du Général au moment de la pénible affaire Markovic, le Georges Pompidou de 1973 revient sur le mépris (plus affecté que réel, précise-t-il) où le général de Gaulle tenait ses contemporains. Explicitement, il lie ceci à l’attitude du président envers sa femme au moment de l’affaire.

« Soyez dur, Pompidou », me disait-il… La solitude et la relative inhumanité liée à la construction volontaire d’une personnalité de leader, de Gaulle l’avait très tôt assumée. Citons encore une fois Le fil de l’épée : « L’homme d’action ne se conçoit guère sans une forte dose d’égoïsme, d’orgueil, de dureté, de ruse[9] ». C’est tout cela qui fit douter de la foi chrétienne de Charles de Gaulle – et Pompidou se pose d’ailleurs aussi la question, tout en y donnant au final une réponse plutôt affirmative.
Rien n’est plus différent de l’optique de Charles de Gaulle que la manière dont Georges Pompidou dans Le nœud gordien profile les dirigeants dont le pays aura besoin. Il ne voue pas un culte aux technocrates, mais il ne se replie pas sur la figure gaullienne du chef :

« Je soutiendrais volontiers qu’exiger des dirigeants du pays qu’ils sortent de l’E.N.A. ou de Polytechnique est une attitude réactionnaire qui correspond exactement à l’attitude du pouvoir royal à la fin de l’Ancien Régime exigeant des officiers un certain nombre de quartiers de noblesse. La République doit être celle des « politiques » au sens vrai du terme, de ceux pour qui les problèmes humains l’emportent sur tous les autres, ceux qui ont de ces problèmes une connaissance concrète, née du contact avec les hommes, non d’une analyse abstraite ou pseudo-scientifique de l’homme[10]. »

Charles de Gaulle a toujours voulu s’inscrire dans l’Histoire. Pas Georges Pompidou. Ses lettres de jeunesse montrent un formidable désir de vivre, dans lequel la politique est au même rang que l’amour, la littérature ou la réussite matérielle. Converti à l’action publique, devenu président, il écrit dans ses mémoires inachevés qu’il ne souhaite pas que les manuels d’histoire parlent de lui, parce que quand on ne parle pas des dirigeants, c’est que les peuples sont heureux.

La grandeur nationale est couplée pour lui avec le bonheur des citoyens. Elle n’est plus, à la fin de sa vie, le ressort qui, comme dans les Mémoires de guerre du général, permettrait aux Français de surmonter leurs divisions chroniques. Comme il l’écrit dans une lettre à Philippe de Saint Robert, le 9 mars 1973, « le rêve est l’apanage des dirigeants[11] », et la grandeur nationale ne rassemble plus à elle seule.

Dans Le nœud gordien, le dirigeant doit être proche des besoins des citoyens : « C’est en fréquentant les hommes, en mesurant leurs difficultés, leurs souffrances, leurs désirs et leurs besoins immédiats, tels qu’ils les ressentent ou tels parfois qu’il faut leur apprendre à les discerner, qu’on se rend capable de gouverner, c’est-à-dire, effectivement, d’assurer à un peuple le maximum de bonheur compatible avec les possibilités nationales et la conjoncture extérieure[12]. »

Le rapport même à la solitude du pouvoir est donc profondément différent chez les deux hommes. On le saisit en maints endroits, en particulier dans cette lettre à François Mauriac du 12 janvier 1970 : « J’ai heureusement le don de l’obstination, mais je supporte mal la solitude qui s’empare d’un seul coup des chefs d’État [13]».

Et pourtant, comme on l’a dit et répété, Georges Pompidou est l’homme qui a garanti la continuité du régime, qui a sauvé l’essentiel de l’héritage du général de Gaulle, prévoyant et assumant la présidentialisation, et donnant à la Cinquième République une possibilité de durée qui n’apparaît comme évidente que rétrospectivement.

C’est qu’en ce qui concerne le rapport de l’État et de la société, les deux hommes convergent en venant de générations et de milieux idéologiques très différents. La conscience de cette différence s’exprime clairement dans une lettre à François Mauriac, écrite à l’occasion du 80ème anniversaire de l’écrivain : « Ce n’est pas le hasard qui vous a conduit du côté du général de Gaulle. Tous deux issus d’une bourgeoisie traditionnelle, pétris de votre passé, vous avez compris et parfois devancé le monde actuel. Vous êtes les véritables novateurs, les véritables jeunes et non pas tous ces bons esprits à peine adultes et qui sont déjà d’incurables conservateurs[14] ».

On sait que Charles de Gaulle, dès la Seconde guerre mondiale, a développé une vision de la société moderne qui doit beaucoup à la fois au catholicisme social et à la réflexion catholiques non conformiste des années 1930, selon laquelle la tendance à l’organisation qui caractérise l’ère des masses et la mécanisation peuvent broyer l’individu dans une société déshumanisée. Georges Pompidou, quant à lui, khâgneux et normalien, fils de socialiste, d’abord séduit par le pacifisme, commence alors qu’il se désenchante à trouver des fondamentaux politiques.  Le samedi 21 mars 1931, il écrit à son ami Robert Pujol : « Dans l’ensemble, nous sommes à la fin d’un monde tandis que je crois bien qu’il se prépare une nouvelle société, étatisée, mécanisée, américaine en un mot[15] ».

La conviction selon laquelle la modernisation économique risque d’aboutir à un pouvoir d’Etat fort et autoritaire, selon laquelle elle disqualifie le parlementarisme classique, qui est tout à fait dans le climat intellectuel des années 1930, est très explicite à partir des commencements de son engagement public. Il couple comme Charles de Gaulle l’inquiétude quant aux conséquences politiques de la modernisation ; rappelons que récemment, dans un livre de souvenirs et de réflexion, Robert Poujade a défini le projet gaulliste comme une volonté d’encadrer la modernisation. Avec une différence notoire : Charles de Gaulle croit davantage à la possiblité d’organiser la société que Georges Pompidou, qui ne semble pas avoir été touché par le projet de s’appuyer sur les « forces vives » de la nation. Il est tout à fait pertinent, me semble-t-il, d’inscrire Georges Pompidou dans la lignée si française du « libéralisme d’État ».

Il faut un État fort et un pouvoir fort ; ce pouvoir devra cependant rester respectueux des libertés démocratiques. D’où l’inquiétude de Georges Pompidou en 1947, et son scepticisme face à l’aventure du RPF. Dans une lettre à René Bouillet, l’ancien condisciple qui l’a introduit au cabinet de Charles de Gaulle à la Libération, et dont il sait la fibre démocrate-chrétienne, il dit à la fois sa conviction que le système peut s’effondrer, que le Général peut revenir au pouvoir, et son inquiétude quant à la suite : « Arrivera-t-il à garder ses distances entre le gouvernement sans autorité et le gouvernement de dictature personnelle. Arrivera-t-il à éliminer la camarilla ou, tout au moins, à la tenir à sa place ? (…) Je crois nécessaire, affirme Georges Pompidou, de tenir ma place dans le système pour faire entendre la voix du bon sens, du sérieux et de l’esprit démocratique[16]. »

La convergence entre les deux hommes se joue dans l’idée que la modernisation est fatale (et qu’il faut s’y engager résolument pour maintenir le rang de la France et la prospérité du pays), mais qu’elle s’accompagne d’une crise de civilisation. Le célèbre discours du 14 mai 1968 à l’Assemblée nationale, dont les analyses sont reprises dans Le nœud gordien, fait écho à sa manière aux analyses du Fil de l’épée et au discours de l’Albert Hall du 15 novembre 1941.

La société moderne se trouve pour Georges Pompidou travaillée par deux tendances : la diffusion de « l’anarchie dans les mœurs » et « l’accroissement illimité du pouvoir étatique ». Cette vision de l’anarchie, Georges Pompidou y est d’autant plus sensible qu’il l’a constaté dans son milieu d’origine, le milieu universitaire (au sens large) auquel il reste pourtant  fort attaché. Un texte de 1959 des Lettres, notes et témoignages consacré à l’Université croque au passage le monde de ceux qui « confondent le liberté et l’anarchie », et « hommes probes et austères », « se complaisent dans une sorte de dévergondage mental qu’ils prennent pour la liberté de l’esprit[17] ».

On comprend mieux le scepticisme de Georges Pompidou tant vis-à-vis des idées des gaullistes de gauche que de l’expression de « nouvelle société ». La formule par laquelle il définit l’art de gouverner place face à face l’État et une société éclatée : « Gouverner, c’est faire prévaloir sans cesse l’intérêt général contre les intérêts particuliers, alors que l’intérêt général est toujours difficile à définir et prête à discussion, tandis que l’intérêt particulier est ressenti comme une évidence et s’impose à chacun sans qu’il y ait place pour le doute[18]. »

C’est tout le sens de l’interrogation finale du Nœud gordien : il faut donc parvenir à « recréer un ordre social », mais « la question est de savoir si ce sera en imposant une discipline démocratique garante des libertés ou si quelque homme fort et casqué tirera l’épée comme Alexandre[19]. » D’où une interrogation sur les modalités et l’assouplissement éventuel de l’action de l’État, qui me paraît avoir été peu poursuivie après lui.

L’héritage pompidolien est celui d’un homme qui a observé de Gaulle, qui est, comme il le rappelle dans le second portrait, celui de 1973, un des hommes qui connaît le mieux le Général. Qui est admiratif de Charles de Gaulle, mais qui est très soucieux de son indépendance d’esprit, et sans doute estimé précisément pour cela, autant que par sa compétence, par le Général. Un gaulliste exempt du culte du chef, si on ose. Non trempé non plus dans les grands mythes originels, comme celui qui transporte la France à Londres le 18 juin 1940. Si la Seconde guerre mondiale reste pour lui, comme on lui a reproché de l’avoir dit, « le temps où les Français ne s’aimaient pas », c’est que cet homme qui n’a pas résisté sait bien que la réalité est plus complexe.

Et comment ne le saurait-il pas quand il peut saisir à quel point de Gaulle lui-même n’est pas dupe de son personnage ni des grandes simplifications qu’il peut juger nécessaire. En témoigne cette note du 28 mars 1951 :

« J’annonce, assez maladroitement, la mort du maréchal Pétain en disant « Pétain est mort ». « Oui, le Maréchal est mort », me répond-il. (…) J’ajoute : « En tout cas, c’est une affaire liquidée. – Non, c’est un grand drame historique, et un drame historique n’est jamais terminé[20]. » »

Pompidou est proche du général quand celui-ci relativise même l’épopée de la France Libre. Nous sommes en 1952 : « Le 15 mai me parle de l’Afrique du Nord et assez bien, me fait son topos sur la rapidité de la décadence. « Commencée depuis le milieu du XVIIIe siècle : depuis il n’y a eu que des sursauts. Le dernier a été la guerre de 14. La dernière fois j’ai bluffé et en bluffant j’ai pu écrire les dernières pages de l’histoire de France[21]. »

Dans la lettre à Philippe de Saint Robert déjà citée, Georges Pompidou considère que le pays ne s’est jamais vraiment remis de l’effondrement de 1940. Il a cependant tenté de concilier le maintien d’une politique de grandeur et l’accompagnement d’un inévitable désenchantement du gaullisme, à vrai dire commencé dès l’orée des années 1960. Il ne pouvait ainsi fonder un « pompidolisme », mais il a fait sans doute une œuvre plus durable, en faisant passer la Ve République d’un régime d’exception, lié à une personnalité exceptionnelle, à un régime installé, susceptible de connaître l’alternance.







[1] Charles de Gaulle, Le fil de l’épée, Paris, Flammarion, 1932, p. 148.
[2] Georges Pompidou, Lettres, notes et portraits. 1928-1974. Témoignage d’Alain Pompidou. Préface d’Éric Roussel, Paris, Robert Laffont, 2012.
[3] Georges Pompidou, Le nœud gordien, Paris, Plon, 1974 ; rééd. Flammarion, 1984.
[4] Le fil de l’épée, p. 183.
[5] Le fil de l’épée, p. 83.
[6] Cf. entre autres articles du même dictionnaire tournant autour de cette question le remarquable article « Moi » de Corinne Maier dans Claire Andrieu, Philippe Braud et Guillaume Piketty, Dictionnaire de Gaulle, Paris, Laffont, 2006.
[7] Lettres, notes et portraits, p. 283.
[8] Lettres, notes et témoignages, p. 479.
[9] Le fil de l’épée, p. 81.
[10] Le nœud gordien, p. 202.
[11] Lettres, notes et portraits, p. 491.
[12] Le nœud gordien, p. 203.
[13] Lettres, notes et portraits, p. 439.
[14] Lettre du 7 octobre 1965, Lettres, notes et portraits, p. 381.
[15] Lettres, notes et portraits, p. 141.
[16] Lettre du 7 juin 1947, Lettres, notes et portraits, p. 196.
[17] Lettres, notes et portraits, p. 292.
[18] Le nœud gordien, p. 57.
[19] Le nœud gordien, p. 205.
[20] Lettres, notes et portraits, p. 221-222.
[21] Note du 18 mai 1952, Lettres, notes et portraits, p. 234.