jeudi 14 novembre 2013

Fausse interview, vraies questions


Une ancienne étudiante, Claire de Roux, m'a demandé de répondre à une fausse interview pour sa formation. Les questions, pertinentes, m'ont intéressé. Voici donc mes réponses.

Selon vous, y-a-t-il une récupération politique et idéologique de « la montée du racisme » ?
C’est toujours délicat de distinguer chez les hommes politiques ce qui relève de la conviction et du calcul stratégique, parce que leur position les oblige toujours à mêler les deux choses. Il est certain que la gauche au pouvoir a intérêt dans une certaine mesure à une montée de l’extrême droite, de même que la droite au pouvoir a intérêt à une montée de l’extrême gauche. Mais la gauche est sincèrement opposée à l’extrême droite, et la droite à l’extrême gauche. L’antiracisme évoque un peu l’antifascisme, et il est forcément mobilisateur à gauche. Mais ce n’est pas Christiane Taubira qui a orchestré les attaques racistes contre elle ! Bien sûr que d’en être victime lui assure des sympathies dans toute l’opinion républicaine. Par contre, je ne crois pas qu’il y ait moyen pour le président de la République et le premier ministre de se refaire une santé politique à partir de cela ; les raisons du divorce avec l’opinion sont trop profondes, et l’image de faiblesse qu’à tort ou à raison on leur associe fait qu’ils ne peuvent pas mobiliser autour d’eux. Beaucoup sont prêts à défendre l’esprit républicain dans ce climat délétère, mais ils ne peuvent (en tout cas pour l’instant) en être personnellement lincarnation.

Les attaques répétées contre Christiane Taubira sont-elles un des signes que le racisme n’a pas reculé ?
Indubitablement. Elles sont aussi un signe que les gens « se lâchent ». Twitter (plus globalement internet) est un outil remarquable, mais il a pour inconvénient de permettre à la fois l’anonymat et la levée des inhibitions. D’autre part, on a depuis quelques années l’impression (qui n’est pas inédite dans l’histoire de France) que tout est permis dès lors que l’on attaque élus et gouvernants. Il y a des racistes en France, la chose est ancienne et certaine, et ils osent davantage se montrer à visage découvert et attaquer des personnalités officielles.
Par contre, je refuse l’idée que « la France est raciste ». D’abord, la France, c’est 65 millions de personnes. Si on veut lui attribuer une orientation, il faut se tourner vers les décisions prises en son nom par les autorités. La France est une terre d’accueil pour des populations venues de l’ensemble de la planète, elle a un contact historique fort avec l’Afrique qui a mon avis est devenu partie prenante de son identité nationale, elle consacre des efforts remarquables à l’intégration des immigrés. De ce point de vue, elle peut être un exemple pour des pays qui découvrent les problèmes d’intégration sans avoir sa tradition historique.
Y-a-t-il de nouveaux populismes identitaires en France aujourd’hui ?
Oui. Quand on ne sait pas ce qu’on doit faire, on se replie sur ce qu’on est. Ce mouvement de bascule entre l’ouverture sur l’avenir et l’identité est normal s’il n’est pas trop ample et s’il est pendulaire. Or depuis la fin des années 1980, l’opinion publique sent confusément que les adaptations nécessaires à la nouvelle donne (mondialisation, chute du mur de Berlin) ne sont pas faites ou sont faites à reculons et a minima. Les élites ont largement renoncé à la pédagogie politique et à tenir un discours de vérité, et en sont venues à penser que le problème ne venait pas d’elles et de leur lâcheté, mais du pays. A droite, on ne le trouve pas assez libéral, à gauche, on le trouve « franchouillard » et replié sur lui-même. Droites et gauches radicales méprisent aussi le pays, mais plus subtilement, en lui tenant un discours « victimaire ». Quand les élites deviennent trop conservatrices, l’opinion devient réactionnaire, gouvernée par la peur de l’avenir et très défiante vis-à-vis des responsables.
Le populisme correspond à la fois à une demande de satisfaction immédiate des besoins du « peuple », comme le dit Guy Hermet, et à une critique des élites accusées de sacrifier « le peuple » à leurs propres intérêts. Il peut prendre une forme nationaliste, d’autant plus que la construction européenne en est venue à incarner la contrainte de la nouvelle donne.  Inapte à formuler un projet positif, il peut « mobiliser contre » assez facilement, et gêner considérablement l’action des partis de gouvernement (que celle-ci soit bonne ou mauvaise). Il est aussi très corrosif par rapport à l’idée de citoyenneté : le citoyen devient juste un consommateur insatisfait.
La seule manière de le contrebalancer consiste pour les partis de gouvernement (à gauche, au centre, à droite) à proposer une offre politique cohérente : un leader, une équipe, de grands choix, une pédagogie, une mobilisation des passions nobles (patriotisme, souci de l’autre, esprit de service…) et (avec modération !) de certains passions basses (goût du clivage, de l’affrontement, du spectaculaire). Cela, les politiques savent généralement le faire. Mais le PS et l’UMP n’ont ni leader, ni ligne, et le centre fraîchement réunifié a deux leaders et pas encore de discours audible au niveau national. Tant que les partis politiques n’ont pas clairement un leader, un ligne majoritaire et une opposition interne d’une loyauté minimale, capable d’animer le débat et d’attendre son heure sans se livrer à un sabotage interne, ils demeurent inaudibles.
Il y a trente ans, en 1983, avait lieu la Marche pour l’égalité et contre le racisme, le contexte était- il différent ?
Les socialistes étaient au pouvoir depuis 1981, la question dite « des banlieues » venait de surgir dans l’espace public, le FN venait de commencer son essor avec les municipales de Dreux, et on pouvait encore penser que l’antiracisme suffirait à empêcher son installation. La marche de 1983 doit beaucoup à la Cimade, association œcuménique d’origine protestante, et à la mobilisation des « beurs » eux-mêmes. Dès 1984, la création de SOS racisme accroît la mobilisation antiraciste mais au prix d’une instrumentalisation politique par le PS, dont témoignent les rôles joués par Julien Dray (venu du trotskysme) et Harlem Désir. L’antiracisme n’a pas empêché l’enracinement du FN, mais il serait abusif d’y voir la cause de son essor ; encore aujourd’hui, je trouve que l’argument qui consiste à dire que l’apologie du multiculturalisme ferait monter l’extrême droite est très contestable et assez toxique.
 

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