mardi 22 septembre 2009

La nation, la paix, l'Europe à Villeroy


Charles Péguy est tombé le 5 septembre 1914, à Villeroy. Chaque année, une cérémonie en sa mémoire y est organisée. Je n’y avais jamais assisté jusque là ; comme toujours quand on s’attend à du convenu et de la routine, j’ai été pris à contre-pied. Immergé dans un jeu de contrastes, et on ne sort jamais indemnes de ces immersions là.
Bretelles d’autoroutes, traversée de bourgs et de villages dont le dimanche matin s’ébroue paisiblement, bien loin des orages d’acier. Villeroy, dans l’arrondissement de Meaux, compte un peu moins de 700 habitants. La messe, à laquelle assistent des représentants du Souvenir français, est célébrée par un fervent et cultivé péguyste, le Père Bruno Beltramelli. Protestant de plus en plus hétérodoxe, pèlerin des églises vides, homme du « un pied dedans un pied dehors », je me dédouble volontiers en ces circonstances, entre empathie et distance critique. Un autel, deux drapeaux français de chaque côté : l’historien sceptique est happé, replongé dans ce face à face, dans la superposition de ces deux dimensions, l’affirmation nationale et l’enracinement dans la foi traditionnelle, qui à mon sens ne se sont jamais vraiment comprises. Passionné d’Europe et de philosophie religieuse, je m’étonne un peu d’être là ; mais peut-être faut-il apprendre à goûter de ces étonnements-là, dans une société où l’anticonformisme affiché sert si souvent à rester à sa place.
Après tout, si penser honnêtement, c’est toujours tenter d’assumer ses contradictions, alors il ne faut pas craindre de les faire vibrer.
Les contradictions de Péguy sont bien présentes aussi, de Péguy héros posthume d’une messe, lui qui, « catholique du quinzième siècle », n’est jamais revenu à la pratique. Mais la mémoire de Péguy est au fond là où on l’accueille, et le Père Beltramelli ne se prive pas de mettre en valeur l’aspect inclassable du grand homme…
Je m’enlise un temps dans un confort méditatif, jusqu’au moment où les paroles d’un des cantiques attirent mon attention. « Voyez ! Les pauvres sont heureux : ils sont premiers dans le Royaume ! – jusqu’ici, si j’ose dire, rien de révolutionnaire, mais c’est la suite qui m’a étonné – Voyez ! Les artisans de paix / Ils démolissent leurs frontières ! ». L’assemblée chante, les deux drapeaux sont toujours de chaque côté de l’autel…
Je pense à l’oubli de la nation que j’ai observé non seulement dans le catholicisme contemporain, mais aussi dans le protestantisme. Même ici, et à l’insu de tous les organisateurs, il se manifeste. Comme si les Églises ne s’étaient intéressées aux nations que tant qu’elles pouvaient penser en faire les instruments d’une impossible théocratie, dont les clergés ont si longtemps rêvé sans se l’avouer.
Non, Péguy ne se voulait sûrement pas un « démolisseur de sa frontière ». La fraternité universelle, pour lui comme pour beaucoup qui ne lui ressemblaient guère, ne passait sûrement pas par cette glorification surprenante des cinquièmes colonnes.
À Villeroy, la nation est partout. Le village a un musée, qui commémore cette bataille, il l’a même reconstituée l’an passé. Les tombes de Péguy et de ses hommes sont au bord d’une route, en plein champ. Un peu plus loin, un monument avec un panorama. Des dépôts de gerbes. Les gens du Souvenir français sont toujours là, peut-être se rachètent-ils du cantique en chantant la Marseillaise. Le maire de Villeroy est aussi présent, il représente encore un autre monde : celui de ces gens qui donnent de leur temps pour récolter beaucoup d’ennuis et de tracas, ces gens qui sont souvent un antidote utile au mépris dont de braves bourgeois oisifs accablent la « classe politique ». Ces gens qui aiment un village. Est-ce que nous sommes hors du temps, comme si rien n’avait changé depuis l’immédiat après-guerre ?
Les habitants ne sont pas endimanchés, ils ne paraissent pas spécialement animés par la haine de l’Allemagne, ce sont bien des Européens du début du XXIe siècle. Une femme est la descendante d’un autre des morts de Villeroy.
Aux Européens d’aujourd’hui, généralement, et à bon droit, la Première guerre mondiale semble à bien des yeux absurde. Serions-nous en train de célébrer pieusement le suicide de l’Europe ?
Parmi les assistants, se trouve un grand historien, Jean-Jacques Becker, qui a initié une autre écriture de la Première guerre mondiale, en recherchant comment les Français l’avaient vécu et surtout comment ils lui avaient donné du sens.
Les morts de Villeroy ne devaient pas se poser beaucoup de questions. Ils n’étaient pas les poilus de 1917 jetés dans des offensives qu’ils savaient inutiles, au fil d’une guerre qui paraissait interminable et menaçait de scinder le front et l’arrière. Les morts de Villeroy, en 1914, s’accrochaient au terrain, non pas dans un paysage lunaire, mais au milieu de champs et des bois qui pouvaient leur sembler familiers, comme ils me le paraissent curieusement en ce 5 septembre 2009. Ils luttaient contre une invasion, ils défendaient l’existence de leur pays telle qu’ils l’avaient connue.
Je n’avais pas prévu de parler mais on m’a dit que c’était l’usage. Les quelques mots que j’ai pu dire, près du monument, étaient pour inciter à prolonger une des innombrables tentatives de Péguy, et peut-être la plus périlleuse : essayer de penser à nouveaux frais la nation républicaine.
Curieuse impression de parler de cela dans ce cadre cérémonieux, devant cette soixantaine de personnes derrière lesquelles s’étendent les champs. On se laisse volontiers aller à l’illusion d’une continuité…
Penser la nation à nouveaux frais. Les Églises ne nous y aideront pas, pas plus que l’humanitaire. Je ne crois même pas que le souverainisme en soit capable, lui qui ne parvient pas à empêcher que ne se cristallisent autour de l’idée nationale tous les refus du monde tel qu’il va. Comme pour l’écologie, mais dans l’autre sens, la gauche pourrait y avoir son mot à dire, bien que la droite paraisse mieux placée pour cela, si elle ne se distinguait pas par son opportunisme. Le centre pourrait chercher les germes d’une synthèse, bien que sa double origine démocrate-chrétienne et libérale ne l’y aide pas vraiment. Peut-être faut-il plutôt compter sur des francs-tireurs ?
Le soleil dore les champs, un léger vent se lève…
Ouvrir davantage les frontières sans les mettre à bas, concilier l’appartenance nationale, qui ne semble pas en voie d’extinction, avec des appartenances plus larges, chercher dans un dialogue incessant avec les autres quelles sont nos vrais atouts et dans quels secteurs nous pouvons nous améliorer et apprendre des expériences étrangères, peut-être finalement ne pas laisser la nation aux nationalistes du repli mortifère, cela reste peut-être un beau défi. La construction de la paix, comme celle de l’Europe, toujours à reprendre, a sans nul doute besoin d’artisans. Mais nombreux sont ceux qui savent passer et repasser les frontières, les mains chargées de présents, sans les démolir.

samedi 12 septembre 2009

Vers une droite écologique ?

Pour Aurore et Vivian


Je me souviens il y a dix ans d’étudiants de sciences po relativement dépolitisés. L’humanitaire régnait alors en maître, refuge de la seule action collective pleinement légitime, la nation paraissait s’éclipser doucement, autant de raisons pour contourner les affrontements artificiels de partis concurrents qui ne proposaient plus de « véritable choix de société ».
Puis sont venus les coups de semonces, spasmes d’une opinion française réclamant une véritable analyse politique. 2002 et Le Pen au second tour de la présidentielle, 2005 et l’échec du projet de constitution européenne. La campagne référendaire, tout particulièrement, a vu renaître des clivages, des affrontements, des débats. Et puis, quoi de plus enthousiasmant que de penser qu’on est chargé de trouver le remède à une « crise politique » ? Rien ne prouve que la politique française ait été véritablement rénovée par la campagne de 2007 (de nombreux indices en font au mons douter) mais il est certain que l’événement, qui a eu le temps de se déployer, a été mobilisateur. Militants de gauche, voire de gauche radicale, jeunes de l’UMP ou du Modem échangent arguments et analyses. Les enseignants passionnés de politique pouvaient être en porte à faux par rapport à leurs étudiants il y a dix ans, ils trouvent aujourd’hui facilement des points d’appui dans leur public…
Une étudiante et un étudiant de ma conférence de l’an dernier ont ainsi entre eux le genre de débat qui fait mes délices : peut-il y avoir de l’écologie à droite ? L’écologie est-elle par nature à gauche ? Et l’un d’entre eux à eu la bonne idée de me demander mon avis. J’ai failli répondre en trois lignes, et puis, n’arrivant pas à les écrire, je me suis dit qu’on pouvait y réfléchir.
En matière d’écologie politique, le modèle reste l’Allemagne avec une écologie politique clairement ancrée à gauche. Mais cela reste tout de même très lié à deux phénomènes : l’absence du communisme en Allemagne de l’Ouest créant une aspiration à la gauche d’un SPD très recentré depuis 1959 et le programme de Bad Godesberg, et puis la nécessité, au début des années 1970 de réintégrer dans le jeu politique tout un monde alternatif orphelin des ultimes soubresauts des chimères révolutionnaires, et qui pouvait fournir au terrorisme ses soldats perdus.
D’une certaine manière, l’écologie politique est inscrite à gauche dans sa naissance puisqu’elle est un des aboutissements de la critique de la société de consommation caractéristique des années 1960. Elle critique la société engendrée par le capitalisme, même humanisé par l’État-providence, s’en prend au culte de la croissance économique, au productivisme, à la recherche du profit. Mais d’une autre manière, le refus du productivisme éloignait l’écologie d’une gauche qui se définissait encore, plus ou moins sincèrement, par la référence au marxisme.
Ainsi, à gauche par son refus global de la société existante, l’écologie politique pouvait se définir par un « ni droite ni gauche » en tant qu’elle voulait partir des questions environnementales (et non plus de la lutte des classes) pour articuler son refus de la société de consommation. Mais revenons à l’histoire de l’écologie politique en France.
En 1974, René Dumont est le premier candidat écologiste a une élection présidentielle, et autour de sa candidature (qui n’obtiendra qu’1,34% des voix) se fonde un mouvement, le « mouvement écologique ». En 1998, il sera l’un des membres fondateurs d’Attac ; l’écologie apparaît comme assez clairement ancrée à gauche. La défense de l’environnement, comme l’affirmation des droits des femmes et des minorités, paraissent des thèmes susceptibles de renouveler le discours du camp du « changement ». Cependant, l’ancien directeur de campagne de René Dumont, Brice Lalonde, lui-même candidat en 1981, n’appelle pas à voter François Mitterrand au second tour de la présidentielle.
Pourtant, quand les Verts, que l’on peut considérer comme constituant un véritable parti écologiste, sont fondés en 1984, Brice Lalonde désapprouve cette initiative. Dans un contexte où la gauche au gouvernement paraît connaître une crise d’identité, Antoine Waechter impose en 1986 aux Verts, avec sa motion majoritaire « l’écologie n’est pas à marier », une ligne « ni droite ni gauche ». Aux européennes, dont j’ai tendance à penser qu’elles sont les élections de toutes les illusions, les Verts passent la barre des 10%, puis le soufflé retombe et en 1993, Dominique Voynet initie un changement de cap qui ramène les Verts dans le giron de la gauche.
Antoine Waechter, qui a fondé son propre mouvement, n’a jamais réussi à réimposer au mouvement écologiste le « ni droite ni gauche ». Mais il y a une certaine logique dans son appel à voter François Bayrou en 2007. D’ailleurs, le Modem rassemble beaucoup de déçus de l’écologie politique…
Et la droite ? Ici, il faut revenir à Brice Lalonde. Celui-ci, en 1993, saute le pas. Lui qui a été membre des gouvernements Rocard et Cresson pendant le second mandat de François Mitterrand se rapproche d’Alain Madelin et compte parmi les soutiens d’Édouard Balladur. Mais s’il appelle à voter Jacques Chirac au second tour en 1995, c’est Corinne Lepage, avocate spécialisée dans les questions d’environnement, et jusque là écologiste indépendante, qui devient ministre de ce secteur.
Les Verts de Dominique Voynet (et depuis quelques années de Cécile Duflot) sont donc clairement ancrés à gauche. Antoine Waechter tente de maintenir la perspective d’une écologie « ni droite ni gauche ». Lui et Corinne Lepage (laquelle a semblé peut-être à tort un temps incarner une « écologie de droite ») on soutenu François Bayrou en 2007. Le seul écologiste historique à s’être clairement rallié à la droite est Brice Lalonde – ce ralliement, en 1993, a d’ailleurs été à l’origine de sa rupture avec Noël Mamère. Rappelons d’ailleurs que Lalonde était en 1984 hostile à la création d’un parti vert, ce qui impliquait une certaine relativisation de l’écologie politique.
Les tenants de l’écologie politique qui se sont ralliés à François Bayrou se sont-ils vraiment ralliés au centre ? J’en doute : ils ont plutôt pris au sérieux le « ni droite ni gauche » de Bayrou. Son refus affiché du jeu politique existant, son discours radical, voilà ce qui a attiré nombre d’écologistes en rupture de ban. Les écologistes qui se situent au « centre » sont donc précisément attirés parce qui fait douter du « centrisme » du Modem.
Il me semble personnellement que les présupposés de l’écologie politique, comme volonté de fonder une alternative politique globale à partir du souci de l’environnement, l’éloignent de la droite, et même du centre. La volonté de changer l’ensemble du fonctionnement de la société reste la caractéristique des pensées radicales. Une écologie d’extrême-droite serait peut-être envisageable, à partir d’une adoption totale de la socio-biologie et d’une exaltation du struggle for life, mais on est loin. Pour les écologistes, il ne s’agit pas tant de copier l’aspect impitoyable de la nature que de la préserver. D’autre part, le fait que le PS ait beaucoup appuyé sur l’écologie dans sa dernière déclaration de principe facilite un ancrage à gauche…
Mais l’écologie politique n’est pas toute l’écologie. Le souci de l’environnement est plus général, et le mouvement écologique prend aussi la forme d’un lobby pro-environnement ; la priorité absolue donné par ses militants à la défense de la nature ne leur suggère pas forcément une vision politique globale (ou l’illusion d’en avoir une). On peut suggérer ainsi une politique de sauvegarde de l’environnement comme on suggère une politique sociale, s’appuyant sur l’État et les collectivités locales, encourageant le secteur associatif, sans bouleverser tous les cadres existant. Négociant avec les entreprises et leurs représentants, privilégiant le « développement durable », se déclinant en une série d’objectifs concrets… dans la démarche de Nicolas Hulot, présentant son « pacte écologique » aux candidats à la présidentielle de 2007, il y avait de cela.
Dans le personnel politique de droite, Alain Juppé, après son séjour canadien, incarnait la possibilité de l’intégration par la droite française d’une démarché écologique ainsi conçue. L’envergure du personnage, ancien premier ministre, le fait qu’il ait eu le temps de se préparer à ce rôle, le rang qui lui était accordé dans le premier gouvernement Fillon de 2007, tout cela laissait bien augurer du projet. La défaite d’Alain Juppé aux législatives qui suivaient la présidentielle, son retrait subséquent (et conforme aux traditions de la Cinquième république) du gouvernement, ont ôté à cette orientation écologique le renfort d’une personnalité qui pouvait l’incarner de manière crédible et donner au « Grenelle de l’environnement » une réelle importance dans l’évolution de la culture politique de la droite française.
Le positionnement politique de Nicolas Sarkozy n’est pas plus un positionnement purement à droite que le positionnement de François Bayrou n’est un positionnement purement centriste. Le président est beaucoup plus qu’on ne le dit l’héritier de la volonté de synthèse gaulliste. Le « sarkozysme » est donc « attrape-tout » et peut réserver bien des surprises. Concrètement, rien n’indique que la droite fera moins pour l’environnement que la gauche, quand bien même cette dernière est potentiellement plus écologique…