samedi 23 novembre 2013

De la réforme en France


Depuis la fin des années 1980, le thème de la réforme, et de la réforme difficile, est devenu une sorte de tourment inconscient des Français. On sait qu'il faut des réformes, on sait qu'il faut "s'adapter", on aimerait bien que quelqu'un s'en occupe sans avoir à y participer... Le changement fait vite peur, dès lors qu'il n'est pas porté par une espérance. Le radicalisme des conversations de café tourne vite au découragement. Et chaque réforme proposée se heurte à deux objections : 1)"Ce n'est pas la bonne réforme", disent ses adversaires, le plus souvent ceux qui sont lésés dans leurs intérêts 2) "Ce n'est qu'une demi-réforme", disent les spectateurs, en général ceux dont les intérêts ne sont pas directement remis en cause.

Eh oui, les réformes d'adaptation sont les plus difficiles à "faire passer" politiquement. D'où la résurgence, depuis 30 ans, d'un vieux discours. C'est la faute du pays. Ce pays qui ne saurait pas faire des réformes, mais des révolutions, qui serait incapable de s'unir autour de solutions pragmatiques. Trop fougueuse pour les uns, la France serait aussi trop fragile pour les autres. C'est ce que Jacques Chirac en était venu à penser ; il fallait avant tout rassurer, protéger... d'où le discours à la fois méprisant et doloriste que l'on nous sert depuis pas mal d'années.

Les Français ? avant tout des victimes, de pauvres êtres désorientés dont il faut calmer les peurs. Des gens dont on n'attend plus qu'une vague confiance faite d'une grande part de lâcheté, ou bien de grands enfants auxquels on annonce, comme durant la campagne de 2012, qu'on va "réenchanter le rêve français". Non seulement il s'agit de rêve et d'enchantement, quand nous sommes tous les jours face au réel, mais en plus on nous le dit : on va nous faire rêver, on va nous enchanter la réalité. Avouer aux citoyens qu'on leur vend du rêve est, au fond, une chose terrible.

Pour ceux qui pensent que les Français sont des adultes, la vraie question est de savoir ce qu'on nous propose sous nom de "réforme". Le terme n'est-il pas devenu lui-même un fétiche, un outil pour cliver à la hâte la nation entre "réformateurs" et "conservateurs" et donner à croire que l'on change tout alors qu'on ne fait pas vraiment évoluer les choses ?

La Fondapol diffuse actuellement une petite brochure des plus intéressante. Elle est signée par Pierre Pezziardi, Serge Soudoplatoff et Xavier Quérat-Hément et s'intitule (assez longuement) Pour la croissance, la débureaucratisation par la confiance. Mieux, plus simple et avec les mêmes personnes. Un titre qu'on croirait surgi de l"époque moderne ou du XIXe siècle, quand les titres ressemblaient à des banderoles ou à des quatrièmes de couverture.

Son contenu m'a donné à penser. Il s'agit d'une critique du modèle managérial élaboré des années 1940 aux années 1960, où pour répondre à un problème, on cherche à rationaliser a priori l'ensemble d'un système. Ce qui conduit tout à la fois à l'alourdir, à restreindre l'autonomie des personnes et à générer de nouveaux dysfonctionnement qui eux-mêmes rendront nécessaire une refonte...

Les auteurs pensent plus utile de guetter les points de dysfonctionnement, les goulots d'étranglement, d'inventorier les mécontentements de tous les acteurs (agents et usagers), et de proposer des solutions ponctuelles en laissant les plus d'initiative possible à ceux qui se trouvent sur le terrain. Leur idée est que la réforme ne peut pas venir exclusivement d'en haut, dans la mesure où les dirigeants ont généralement intériorisé toute la contrainte bureaucratique (j'avais avancé un point de vue similaire pour la réforme de l'Etat qui à mon sens ne pouvait sortir de la haute fonction publique http://iphilo.fr/2013/10/31/de-lutopie-republicaine-retrospective/)

La vraie réforme n'est pas la "refondation" ni forcément la "refonte globale" quand il s'agit non pas de créer, mais d'adapter. Elle est une démarche pragmatique qui isole les points à régler et assouplit au lieu de remplacer un système rigide pas un autre. Il paraît clair que cette démarche-là, politiquement, est plus vendable parce qu'elle évite la dramatisation des enjeux, qui peut être une nécessité politique, mais dont il ne faut se servir qu'avec mesure, car elle s'use rapidement.

Vous aurez compris mon scepticisme, de ce point de vue, relativement à la "refonte globale" annoncée de notre fiscalité. Prévue dans un délai ultra court, tout de suite négociée avec les partenaires sociaux, bien accueillie en principe (et uniquement en principe) dans l'opinion tant qu'elle reste sur le papier car chacun peut encore espérer qu'il y gagnera, je pense qu'elle se bornera à quelques mesurettes choisies non pas pour régler des problèmes précis, mais pour faire penser que l'on a mis en oeuvre une "vraie" réforme.

Le véritable enjeu, aujourd'hui, c'est de réformer des systèmes complexes. Et si le meilleur outil pour cela était une certaine modestie, une bonne dose de pragmatisme et le respect des acteurs de terrain ?

jeudi 14 novembre 2013

Fausse interview, vraies questions


Une ancienne étudiante, Claire de Roux, m'a demandé de répondre à une fausse interview pour sa formation. Les questions, pertinentes, m'ont intéressé. Voici donc mes réponses.

Selon vous, y-a-t-il une récupération politique et idéologique de « la montée du racisme » ?
C’est toujours délicat de distinguer chez les hommes politiques ce qui relève de la conviction et du calcul stratégique, parce que leur position les oblige toujours à mêler les deux choses. Il est certain que la gauche au pouvoir a intérêt dans une certaine mesure à une montée de l’extrême droite, de même que la droite au pouvoir a intérêt à une montée de l’extrême gauche. Mais la gauche est sincèrement opposée à l’extrême droite, et la droite à l’extrême gauche. L’antiracisme évoque un peu l’antifascisme, et il est forcément mobilisateur à gauche. Mais ce n’est pas Christiane Taubira qui a orchestré les attaques racistes contre elle ! Bien sûr que d’en être victime lui assure des sympathies dans toute l’opinion républicaine. Par contre, je ne crois pas qu’il y ait moyen pour le président de la République et le premier ministre de se refaire une santé politique à partir de cela ; les raisons du divorce avec l’opinion sont trop profondes, et l’image de faiblesse qu’à tort ou à raison on leur associe fait qu’ils ne peuvent pas mobiliser autour d’eux. Beaucoup sont prêts à défendre l’esprit républicain dans ce climat délétère, mais ils ne peuvent (en tout cas pour l’instant) en être personnellement lincarnation.

Les attaques répétées contre Christiane Taubira sont-elles un des signes que le racisme n’a pas reculé ?
Indubitablement. Elles sont aussi un signe que les gens « se lâchent ». Twitter (plus globalement internet) est un outil remarquable, mais il a pour inconvénient de permettre à la fois l’anonymat et la levée des inhibitions. D’autre part, on a depuis quelques années l’impression (qui n’est pas inédite dans l’histoire de France) que tout est permis dès lors que l’on attaque élus et gouvernants. Il y a des racistes en France, la chose est ancienne et certaine, et ils osent davantage se montrer à visage découvert et attaquer des personnalités officielles.
Par contre, je refuse l’idée que « la France est raciste ». D’abord, la France, c’est 65 millions de personnes. Si on veut lui attribuer une orientation, il faut se tourner vers les décisions prises en son nom par les autorités. La France est une terre d’accueil pour des populations venues de l’ensemble de la planète, elle a un contact historique fort avec l’Afrique qui a mon avis est devenu partie prenante de son identité nationale, elle consacre des efforts remarquables à l’intégration des immigrés. De ce point de vue, elle peut être un exemple pour des pays qui découvrent les problèmes d’intégration sans avoir sa tradition historique.
Y-a-t-il de nouveaux populismes identitaires en France aujourd’hui ?
Oui. Quand on ne sait pas ce qu’on doit faire, on se replie sur ce qu’on est. Ce mouvement de bascule entre l’ouverture sur l’avenir et l’identité est normal s’il n’est pas trop ample et s’il est pendulaire. Or depuis la fin des années 1980, l’opinion publique sent confusément que les adaptations nécessaires à la nouvelle donne (mondialisation, chute du mur de Berlin) ne sont pas faites ou sont faites à reculons et a minima. Les élites ont largement renoncé à la pédagogie politique et à tenir un discours de vérité, et en sont venues à penser que le problème ne venait pas d’elles et de leur lâcheté, mais du pays. A droite, on ne le trouve pas assez libéral, à gauche, on le trouve « franchouillard » et replié sur lui-même. Droites et gauches radicales méprisent aussi le pays, mais plus subtilement, en lui tenant un discours « victimaire ». Quand les élites deviennent trop conservatrices, l’opinion devient réactionnaire, gouvernée par la peur de l’avenir et très défiante vis-à-vis des responsables.
Le populisme correspond à la fois à une demande de satisfaction immédiate des besoins du « peuple », comme le dit Guy Hermet, et à une critique des élites accusées de sacrifier « le peuple » à leurs propres intérêts. Il peut prendre une forme nationaliste, d’autant plus que la construction européenne en est venue à incarner la contrainte de la nouvelle donne.  Inapte à formuler un projet positif, il peut « mobiliser contre » assez facilement, et gêner considérablement l’action des partis de gouvernement (que celle-ci soit bonne ou mauvaise). Il est aussi très corrosif par rapport à l’idée de citoyenneté : le citoyen devient juste un consommateur insatisfait.
La seule manière de le contrebalancer consiste pour les partis de gouvernement (à gauche, au centre, à droite) à proposer une offre politique cohérente : un leader, une équipe, de grands choix, une pédagogie, une mobilisation des passions nobles (patriotisme, souci de l’autre, esprit de service…) et (avec modération !) de certains passions basses (goût du clivage, de l’affrontement, du spectaculaire). Cela, les politiques savent généralement le faire. Mais le PS et l’UMP n’ont ni leader, ni ligne, et le centre fraîchement réunifié a deux leaders et pas encore de discours audible au niveau national. Tant que les partis politiques n’ont pas clairement un leader, un ligne majoritaire et une opposition interne d’une loyauté minimale, capable d’animer le débat et d’attendre son heure sans se livrer à un sabotage interne, ils demeurent inaudibles.
Il y a trente ans, en 1983, avait lieu la Marche pour l’égalité et contre le racisme, le contexte était- il différent ?
Les socialistes étaient au pouvoir depuis 1981, la question dite « des banlieues » venait de surgir dans l’espace public, le FN venait de commencer son essor avec les municipales de Dreux, et on pouvait encore penser que l’antiracisme suffirait à empêcher son installation. La marche de 1983 doit beaucoup à la Cimade, association œcuménique d’origine protestante, et à la mobilisation des « beurs » eux-mêmes. Dès 1984, la création de SOS racisme accroît la mobilisation antiraciste mais au prix d’une instrumentalisation politique par le PS, dont témoignent les rôles joués par Julien Dray (venu du trotskysme) et Harlem Désir. L’antiracisme n’a pas empêché l’enracinement du FN, mais il serait abusif d’y voir la cause de son essor ; encore aujourd’hui, je trouve que l’argument qui consiste à dire que l’apologie du multiculturalisme ferait monter l’extrême droite est très contestable et assez toxique.
 

dimanche 3 novembre 2013

Qui représente qui ?

En roulant dans la nuit, j'écoutais la radio : un nouveau portique écotaxe détruit en Bretagne, et une réunion prévue pour régler les problèmes de "la Bretagne" (prévue avant cette nouvelle destruction). Comme à l'ordinaire, les 30 000 manifestants de samedi, 10 000 selon la police, et les quelques centaines de casseurs d'aujourd'hui sont devenus "les Bretons" sont promus représentants légitimes de la Bretagne.

Problème vieux comme la démocratie : qui sont les représentants légitimes d'un peuple composite, clivé, uni sur quelques points et divisé sur tous les autres ? Dans la pratique, trois réponses sont généralement avancées : la légaliste, l'idéaliste et la révolutionnaire.

La légaliste tient en trois mots : suffrage universel, principe majoritaire et représentation (panachée éventuellement de recours au référendum). Les représentants sont ceux qui sont élus, ceux qui rassemblent au moment donné, et dans des systèmes variés, le plus grand nombre de voix sur leur nom ou sur la liste dont ils sont membres. La citoyenneté a ici une part d'ascèse et nécessite la patience.

L'idéaliste invoque le bien commun et l'intérêt général. Très prisée en philosophie politique, elle souffre d'un défaut majeur : le bien commun comme l'intérêt général dont à la fois invoqués par tous et objets d'un débat récurrent. Le bien commun, ici et maintenant, nécessite-t-il la mis en place de l'écotaxe ? De privilégier le dialogue ou le respect de la légalité ?

La révolutionnaire est régulièrement populaire en France où les gouvernants, s'ils ne sont pas autoritaires, ne le sont jamais. Ce sont les plus militants, les plus motivés, les plus politisés qui s'imposent, la majorité silencieuse, parce que silencieuse, a choisi son destin.

Une nouvelle réponse au problème de la représentation surgit, et comme ce problème est aussi ancien que la démocratie, elle pose autant de problèmes qu'elle n'en résout : les sondages. Le premier sondge d'opinion en France remonte à 1938, et il portait sur les accords de Munich : 57% des sondés approuvent les accords, 37% les jugent néfastes et 6% ne se prononcent pas.

On a tout dit sur cet outil précieux et d'un maniement délicat. Nul doute en tout cas que le plus souvent il permette de saisir des tendances. Mais ce n'est pas le sujet : dorénavant, chaque représentant, chaque gouvernant sait s'il est ou non populaire, et si telle ou telle mesure est bien accueillie. Il peut ainsi être traité comme s'il n'était pas légitime en ayant toutes les garanties qu'offre la légalité de sa désignation.

Dès lors, pour reprendre la désignation classique, face à la menace de l'impopularité et de la fronde institutionnalisée des manifestations, nos gouvernant doivent être à la fois des lions et des renards, tout comme le prince de Machiavel. La tâche nécessite sans doute des hommes et des femmes exceptionnels, mais aussi une équipe soudée et une forte majorité pour pouvoir faire jouer à fond la légitimité qui vient de la légalité institutionnelle.

La voiture filant dans la nuit, je me sentais heureux d'être commentateur. Il y a des moments où, comme disait Tocqueville, le citoyen souffre, mais l'observateur se réjouit.