samedi 20 juin 2009

"Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous..."


C’est peut-être un lieu étrange qu’un blog pour cela, mais je voudrais de temps à autre poser quelques jalons pour une théorie de la démocratie libérale. Cet objet trop proche (nous y vivons, quoi qu’on en dise), reste flou, et les théories déjà disponibles (du moins celles que je connais) me paraissent manquer de chair. Je crois que le refus de lier investigation historique et investigation philosophique explique cela. Nous sommes tellement proches de cet objet que nous ne pouvons le mettre à distance qu’en mobilisant des considérations qui le dépassent. Les néoconservateurs américains, à la suite de Léo Strauss ont beaucoup insisté sur une difficulté interne de la démocratie : comment pourra-t-elle survivre au relativisme philosophique qu’elle favorise ? Si toutes les opinions se valent, alors comment affirmer le caractère universel des droits de l’homme, où le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ? Est-ce que la démocratie peut se passer de tout « socle métaphysique » ?
On pourrait certes se contenter de l’idée de l’avènement de l’individu, de son émancipation, de son autonomie accrue. Cela procède d’une vérité certaine. Mais le problème de la démocratie libérale est précisément celui de faire vivre la cité à partir de ces individus autonomes. On peut certes se cantonner à un point de vue exclusivement libéral et estimer que le problème n’existe tout simplement pas. C’est ce que fait Milton Friedman dans un texte publié en 1962 où il s’attaque à la phrase pourtant magnifique de John F. Kennedy (dans son discours d’investiture du 20 janvier 1961) : « Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous. Demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays ».
Phrase qui laisse un français de 2009, attaché à l’idée démocratique, particulièrement rêveur… Mais qui ne faisait pas rêver Milton Friedman, qui publiait ces lignes en 1962 dans Capitalisme et liberté. Il vaut la peine de le citer longuement, pour montrer ce qu’est l’approche libérale non pas en elle-même, mais quand elle ne veut pas se coupler avec une approche démocrate.
« Selon la première phrase de la déclaration présidentielle, le gouvernement est un tuteur, et le citoyen son pupille. Pour l'homme libre, qui se croit responsable de sa propre destinée, c'est là une opinion paternaliste. Quant à l'organicisme de la seconde phrase, il suppose que le citoyen est le serviteur - ou l'adorateur - d'un gouvernement qui est le maître - ou la divinité. Mais, aux yeux de l'homme libre, son pays n'est que la collection des individus qui le composent. Il ne les domine ni ne les dépasse. Cet homme est fier de l'héritage commun, fidèle aux traditions communes, mais il regarde le gouvernement comme un moyen - un instrument -, et non comme un distributeur de faveurs et de biens. On ne saurait l'adorer ou le servir aveuglément. Pour l'homme libre, la nation ne se propose aucun but propre, sinon celui qui résulte de l'addition des buts que les citoyens, chacun de leur côté, cherchent à atteindre, et il ne reconnaît d’autre dessein national que la somme des desseins individuels.
« L'homme libre ne se demande ni ce que son pays peut faire pour lui ni ce que lui-même peut faire pour son pays. La question qu'il se pose est plutôt la suivante : «Pour nous décharger quelque peu de nos responsabilités individuelles, pour atteindre nos divers buts, pour réaliser nos différents desseins, et, surtout, pour préserver notre liberté, comment pouvons-nous, mes compatriotes et moi, utiliser le gouvernement?» Et aussi: «Comment empêcher le gouvernement, notre créature, de devenir un monstre qui détruira cette liberté même pour la protection de laquelle nous l'avons établi? » »
La problématique de Kennedy, c’est finalement celle de la Virtus ( la vertu au sens civique). Tout ce qui dans la société nécessite qu’au moins quelques personnes fassent passer l’intérêt collectif avant leur intérêt particulier ; il en appelle à l’esprit civique, ce qu’on appelle de plus en plus en France, au risque de beaucoup d’ambigüités, l’esprit « citoyen ». Ce renvoi à l’idée de nation, de peuple, d’un collectif source de la légitimité politique, est éminemment démocratique. Au contraire, Milon Friedman applique à la vie politique le paradigme de l’homo oeconomicus (qu’il appelle ici « l’homme libre »). L’intérêt national n’existe pas en tant que tel : le pays n’est rien d’autre que la somme des individus qui le composent. La nation ne se pose pas de but propre, distinct de celui que chaque citoyen se donne. Friedman ne va cependant pas jusqu’à escamoter complètement le patriotisme, ce qui serait logique. Il précise que son « homme libre » est « fier de l'héritage commun, fidèle aux traditions communes ». La communauté existe donc dans ce texte, mais rejetée dans le passé. Mais pour le présent, et à supposer que le gouvernement représente la communauté, on reste plus perplexe : le citoyen de Milton Friedman (mais est-ce encore un citoyen ?) a le choix entre deux attitudes. La première est celle du consommateur : je vais me servir de l’État pour accomplir mes fins propres, que je peux partager avec un certain nombre de mes concitoyens. La seconde est : je vais me méfier de l’État (et donc du gouvernement qui le représente). Ce qui est amusant, c’est qu’on se croirait exactement sur la ligne revendicative de certains syndicats français et d’autres groupes d’intérêts : on en appelle à l’aide de l’État pour servir nos intérêts et on s’en méfie pour tout le reste. Nous sommes ici dans une position d’orthodoxie libérale (qu’on a trop souvent tendance en France à confondre avec le libéralisme dans son ensemble), du libéralisme constitué en système excluant tout autre logique que celle de l’ « homo oeconomicus ».
Mais dans cette perspective, comment peut-on renouveler l’ « héritage commun » dont « l’homme libre » est si fier ? On voit bien de quoi Friedman, en 1962, se méfie : un État tentaculaire, tout puissant, se servant de l’idée qu’il représente l’intérêt général pour écraser les individus et leur liberté. Cette angoisse, il a partage avec le Hayek de La route de la servitude (1944). D’où l’éviction totale du « paternalisme » (Kennedy à ses yeux est trop moralisateur, il n’a pas a prescrire à ses concitoyens telle ou telle attitude, l’État ne peut être ni philosophe ni professeur de morale) et de « l’organicisme » (considérer la société entière, ou la nation entière, comme un corps dont les individus ne seraient que les cellules, comme dans le cadre du catholicisme social ou du socialisme). On pourrait dire que ce libéralisme là est l’envers du totalitarisme, et qu’il prend figure de réaffirmation sur le mode intransigeant du libéralisme classique.
Cette optique, cependant, peine à définir une « démocratie libérale » où pourraient naître de vrais projets politiques. Elle dessine une forêt revendicative, où des particuliers, des groupes de pression, des associations (visant à promouvoir telle ou telle cause ou à défendre des intérêts catégoriels) se disputent la sollicitude d’un État qui, pour le reste, se borne à veiller au respect des lois. L’appel aux grandes passions collectives, l’appel même à l’esprit civique n’a plus de place alors dans la politique nationale. Finalement, l’optique de Friedman décrit en partie la démocratie libérale telle qu’elle fonctionne dans ses moments de « basses eaux » politiques. Elle rend bien difficile la réponse aux crises graves, le maintien d’une vraie dimension communautaire qui n’écraserait pas l’individu – voire même la défense, quand elle est menacée, de la liberté elle-même. Quels sont les ressorts, quelles sont les fondements métaphysiques de l’esprit civique ? La question reste posée.

vendredi 5 juin 2009

Ce qu'un clash peut révéler


La prise de bec entre Daniel Cohn-Bendit et François Bayrou est du pain bénit dans une campagne européenne dont on peut dire qu’elle ne passionne pas les foules, quand bien même les militants peuvent s’y investir afin que leur formation sorte avec les honneurs de ce « test politique ». Enfin de l’animation… Ce clash m’intéresse surtout pour ce qu’il nous apprend sur François Bayrou et plus encore sur la situation où il a mis, en France, une partie importante du centre. Il m’intéresse aussi parce que je cherche à mieux cerner le substrat éthique, philosophique, voire spirituel, de la démocratie politique. Derrière tout échange politique un peu vif, toute discussion animée, même d’un niveau faible, il y a une conception de la démocratie qui se profile, puisque la démocratie est consubstantielle au libre débat politique.
Revenons en détail sur cet échange. François Bayrou commence un déplacement du débat politique vers la charge personnelle avec son « quand on fait des réponses trop longues, c’est qu’on se sent mal ». Il ne s’agit plus de contrer des arguments (vous avez tort ou raison, je ne suis pas d’accord, cela n’est pas exact, etc.) mais de mettre en jeu la personnalité de l’adversaire. On n’interprète plus ce qu’il dit, mais la manière dont il le dit, manière sensée révéler son malaise intérieur. Sa mauvaise conscience. Daniel Cohn-Bendit affirme en retour qu’il n’est pas « mal à l’aise » mais « fatigué », entre autres par les insinuations qui font de lui une sorte d’allié du président de la République. François Bayrou cite ensuite la réponse de Nicolas Sarkozy à une interpellation de Daniel Cohn-Bendit, réponse dans laquelle le premier dit au second qu’ils se téléphonent souvent, et qu’il est venu trois fois déjeuner à l’Élysée.
C’est ce dernier détail qui met le feu aux poudres. Le candidat écologiste précise qu’il y est venu en tant que président de groupe, et le leader du Modem enfonce le clou d’un « vous êtes mal à l’aise ». Le tutoiement de Daniel Cohn-Bendit, le voussoiement de François Bayrou s’opposent au long de l’échange : on a l’impression que le second éloigne le premier pour mieux épauler et viser.
C’est alors que Daniel Cohn-Bendit qualifie l’attitude de son adversaire d’ « ignoble », et il s’en explique : le président du Modem sait que les présidents de groupe sont amenés à déjeuner avec le président de la République. C’est François Bayrou qui passe au substantif, essayant de dire quelque chose sur l’ignominie (il s’apprête probablement déjà à relancer la polémique de 2001 qui avait déjà touché Daniel Cohn-Bendit) ; il ne peut interrompre son adversaire, qui lance le fameux, « ben mon pote, jamais tu seras jamais président de la République parce que t’es trop minable ». Ce n’est pas cette dernière phrase, semble-t-il, qui a fait sortir François Bayrou de ses gonds, puisque celui-ci essayait déjà de rebondir sur « l’ignominie » avant que Daniel Cohn-Bendit ne l’insulte. François Bayrou n’est pas sorti de ses gonds. Il a choisi de contrer son adversaire, qui vient de neutraliser l’argument de la proximité avec Nicolas Sarkozy, en sortant une arme d’un autre calibre… Et il retourne l’accusation d’ignominie en relançant les accusations de 2001.
Je penche pour la vérité de ce qu’on dit aujourd’hui au siège du Modem : l’argument était prêt. Cela en dit tout de même long sur la faiblesse (numérique et/ou intellectuelle) de l’entourage du candidat Bayrou. Que personne n’ait dissuadé le président du Modem de descendre aussi bas dans la polémique politique est en soi une information intéressante. Les conseillers sont souvent plus précieux par les bêtises qu’ils empêchent de faire que par les directions qu’ils proposent. Peut-être y a-t-il eu quelques voix lucides, qui n’ont pas été entendues ? Peut-être cet argument était-il tenu en réserve « au cas où » ?
Tout cela apprend des choses sur François Bayrou, sur le centre et sur la situation du débat démocratique français.
Sur François Bayrou. Homme certainement courageux, mais seul et voulant l’être. La stratégie du « tout présidentiel », ce pari audacieux de se servir de l’élection la plus défavorable aux centristes pour remettre le centre au premier plan aboutit à une fixation névrotique sur le président de la République actuel. Sur quel enjeu François Bayrou a-t-il utilisé cet argument massue nauséabond ? Sur la question de la proximité ou pas de son adversaire avec… Nicolas Sarkozy. Pour quelles élections ? Les européennes. Que venait faire Nicolas Sarkozy dans un débat entre le Modem et Europe-écologie sur les élections européennes ? D’autre part, comment est organisé l’entourage de François Bayrou pour qu’un argument aussi lamentable soit « validé » avant un débat ?
Enfin, François Bayrou a-t-il relancé le centrisme, ou l’a-t-il profondément transformé ? L’usage de plus en plus fréquent de l’argument ad hominem, le fait de voir la main de Nicolas Sarkozy, du « système » ou des milieux d’affaires derrière chaque contradicteur direct, tout cela, c’est ce que l’on fuit en politique quand on est de tempérament centriste. Quand on est centriste, c’est que l’on ressent un certain malaise vis-à-vis des tendances manichéennes de la politique démocratique. Que l’on cherche à les limiter, à les surmonter. À ce qu’elles ne nous aveuglent pas. Ce n’est pas croire qu’on a autant d’ennemis mortels à droite qu’à gauche et à gauche qu’à droite. La thèse du complot, traduction politique de la paranoïa, ne sied qu’à ceux qui considèrent la politique comme une guerre.
Pauvre centre, finalement. Entre le centre gauche inaudible au parti socialiste, le centre droit muet dans l’UMP, il reste donc un conglomérat écologico-catholique entraîné par son chef vers un refus profond de la politique démocratique, un « ni droite ni gauche » dont la seule justification est une affaire de stratégie présidentielle. Ni le Pen ni Besancenot, mais leur empruntant ce qu’ils ont en commun. Et pourtant, quel boulevard, actuellement, aurait un centre, combattant la démagogie anti-européenne au lieu d’y participer, privilégiant le travail de fond sur les effets d’annonce, assumant un rôle modernisateur, refusant l’infantilisation politique, ne confondant pas l’alliance du libéralisme et de la dimension sociale avec l’antilibéralisme stérile, et abordant enfin cette redoutable impasse théorique qu’a été pour lui la question nationale. Mais peut-être est-ce surtout le temps de la réflexion pour cette famille d'esprits…
Pauvre débat démocratique : avoir déjeuné avec le président de la République devient une marque d’infamie. Il faut s’en défendre. On me dira que prendre un repas en commun, c’est le rite social par excellence. Justement. Il est bon que le président reçoive des opposants à sa table, et il est bon que les opposants s’y rendent. Il est bon qu’ils mangent ensemble. Cela rappelle aux partisans des oppositions qu’ils ne sont pas des citoyens de seconde zone, aux partisans de la majorité qu'ils ne sont pas seuls dans le pays, cela distingue le président en fonction du chef de la majorité présidentielle. Cela montre qu’il y a quelque chose en commun entre toutes ces familles politiques, qui sont françaises et républicaines. Que des révolutionnaires de gauche ou de droite refusent cela, c’est logique : la politique est pour une guerre, et l’adversaire politique l’ennemi. Que des partis qui acceptent l’alternance démocratique partagent ce refus, c’est préoccupant. Que Daniel Cohn-Bendit et Nicolas Sarkozy puissent se parler autour d’une table me paraît une bonne chose. En faire une accusation, c’est tenir un discours de guerre civile. On a souvent reproché aux centristes de ne faire l’unanimité que contre eux, par un effet imprévu de leur souci de conciliation. Il était réservé à notre époque de voir l’un d’entre eux tenter la stratégie inverse.