samedi 15 juin 2013

En quête d'une espérance raisonnable

Nous nous heurtons toujours aux limites de l’action personnelle. Les intellectuels, d’une certaine manière, essaient d’être des militants de la raison critique, c’est-à-dire de proposer des analyses dont ils espèrent toujours qu’elles seront diffusées et qu’elles  peuvent être, au moins partiellement, valables. Croire qu’elles seront reprises telles quelles est utopique ; mais il est permis d’espérer qu’elles vont en rencontrer d’autres, les renforcer, et qu’elles peuvent contribuer à nourrir, à leur toute petit échelle, la vie nationale. Il faut donc souvent se résigner à creuser son petit tunnel, en joignant à la satisfaction d’exprimer un point de vue argumenté l’espérance que dans l’esprit de certains lecteurs, certaines des idées avancées, se combinant avec d’autres dont l’auteur ignore tout, peuvent servir à un travail utile. C’est une des raisons pour lesquelles il me semble qu’en « sciences humaines » au moins, la recherche ne me semble pas dissociable de l’enseignement.

Les petits articles que je publie dans La Croix sont ainsi comme des lettres dont je ne sais pas à qui je les envoie, dans l’espoir d’une réponse diffuse, aléatoire et surprenante. Mais aussi l’occasion de poursuivre une sorte de méditation personnelle sur la politique française. Comme je l’avais fait il y a quelques mois, je voudrais faire ici le point sur le chemin parcouru.

Le 7 mars 2013, est paru un article intitulé : « Et s’il n’y avait plus d’idéologies ? ». L’idée avancée est que l’explosion de l’information rend impossible l’édification d’une théorie globale prétendant donner la clef de l’action politique. Ainsi, s’il y a encore des idéologies au sens faible (ensemble d’idées autour desquelles se produit la mobilisation politique), il ne peut plus y avoir de grandes idéologies comme celles qui se sont exprimées dans le phénomène totalitaire. Nous savons trop de choses, dans trop de domaines, et la connaissance est trop éclatée désormais pour qu’une synthèse sur le modèle du marxisme puisse paraître crédible. L’économie politique elle-même ne fournit plus de modèle global.

Je m’en prenais à l’idée selon laquelle une « idéologie libérale », voire « ultralibérale » règnerait aujourd’hui, et essayais de montrer les limites de ceux qui voient la réalité politique actuelle comme la lutte entre « le modèle républicain » ou « le socialisme » contre « l’idéologie libérale » :

« Comme toute doctrine, comme toute religion, le libéralisme peut bien sûr se dégrader en idéologie. De ce point de vue, « l’ultralibéralisme » n’est pas un fantasme. Quand on lit Capitalisme et liberté de Milton Friedman, ou l’œuvre fascinante de Hayek, c’est bien une théorie globalisante qui nous est proposée. Mais Friedman ou Hayek ont peu de défenseurs en France, et ce n’est pas eux que visent ceux qui voient partout des « ultralibéraux ».

" Ce qui est rejeté, c’est justement le point le plus fort de la tradition libérale : la mise en avant des limites de ce que l’État peut imposer à une société, le respect de l’autonomie de la société civile. La limitation obligée du choix des possibles en politique. La nécessaire prise en compte des contraintes économiques, de ce domaine où, comme disait Charles Péguy, « il n’y a pas de miracles ».  L’idée que le progrès est issu autant de la société que des grands projets politiques, et que, finalement, une politique ne marche que si elle correspond aux attentes et aux initiatives d’une partie significative du pays. En cela, un certain libéralisme est la démocratie de la « majorité silencieuse ». »

Le 2 mai 2013, je revenais à la politique concrète en m’interrogeant sur les chances de l’UDI (« L’UDI peut-elle changer la donne ? ») ; je me suis demandé si le nouveau parti centriste pouvait répondre à la crise des idées modérées qui sévit depuis trente ans et qui me préoccupe, parce que j’y vois une des sources de notre incapacité à mener des réformes profondes et pas trop déséquilibrantes. Après une description de cette crise, je mettais en avant trois conditions au renouvellement de la culture politique française par une contribution de l’UDI.

La première était la production d’un véritable discours sur l’Europe, capable non pas de se cantonner à l’incantation fédéraliste parfois aussi « hors sol » que le souverainisme, mais d’articuler les dimensions nationales et européennes : Qu’est-ce que la France peut attendre de l’Europe ? Qu’est-ce qu’elle peut lui apporter ? Des réponses à ces questions existent, il faut les rassembler et les présenter clairement.

La seconde était l’élaboration d’un véritable discours économique. C’est le lien avec l’article précédent. Il n’y a plus de modèle global immédiatement opérant en économie politique, mais un ensemble de constats partiels assez bien étayés : c’est donc au politique qu’il appartient de présenter un diagnostic, de montrer ce qui est possible et ne l’est pas, et de définir une action cohérente. En particulier, de cesser d’isoler des variables, comme celle du chômage, pour inscrire la lutte pour l’emploi dans le long terme et dans une politique économique globale.

La troisième est la sortie de la rhétorique de la guerre civile, inaudible et sans crédibilité quand elle oppose des partis de gouvernement. Alors que l’UMP s’y enlise d’autant plus qu’elle ne parvient pas à définir une ligne politique, faute d’avoir réglé son problème de leadership.

L’histoire était plus présente dans l’article du 6 mai 2013, intitulé : « Les années 1930, vraiment ? ». J’y mettais en avant l’aspect artificiel du rapprochement fait entre notre époque et celle-ci.  Après avoir noté quelques similitudes, comme la crise économique et la dégradation du climat public, je montrais tout ce que ce rapprochement avait de forcé. Voici la fin de l’article :

« Où est aujourd’hui la menace extérieure ? Où est la perspective de la guerre qui fut dans les années 1930 si mal préparée stratégiquement, déclarée à contretemps et menée en dépit du bon sens ? Où est l’équivalent de l’épouvantable tenaille géostratégique dont les deux pinces étaient l’URSS de Staline et l’Allemagne de Hitler ?

" Certains esprits de 2013 annoncent l’apocalypse pour ne pas affronter le problème d’un déclin. Ce dernier est pourtant relatif et réversible. Alors qu’il fallut l’horreur d’une guerre pour que la France, blessée par le désastre de 1940 dont elle ne s’est qu’à moitié remise, sorte de la « décadence » vivement sentie par Raymond Aron pour connaître un spectaculaire relèvement.

" Mais revenons dix ans en arrière : en 2003, Nicolas Baverez publiait un ouvrage dans lequel il tentait d’inventorier le décrochage français . Son diagnostic pouvait être discuté et nuancé, les propositions de réforme qu’il formula débattues : on préféra largement alors stigmatiser le « déclinisme ». Son livre vaut pourtant d’être relu aujourd’hui.

" Aujourd’hui comme dans les années 1930, on préfère l’outrance oratoire à la défense de solutions concrètes et courageuses. Mais comme le débat politique est moins violent ! La dérision et l’irrespect, l’indignation aveugle ont beau être corrosifs,  l’insulte est rare, et quand elle surgit elle est très majoritairement stigmatisée.  La crise est préoccupante, mais les systèmes de solidarité sociale et internationale sont tout autres qu’avant 1940. Les hommes politiques des années 1930 avançaient dans le brouillard, alors que la connaissance des réalités économiques, si elle ne dicte pas une seule politique, permet d’élaborer des orientations stratégiques.

L’apocalypse de 1940 ne nous guette pas. Nous n’aurons pas à tout reconstruire à neuf, mais nous ne serons pas dispensés de l’inventaire des forces et des faiblesses actuelles du pays. »

Enfin, le 5 juin 2013, je tentais de répondre à la question suivante : « Le mur de Berlin est-il tombé en France ? » : j’y défendais l’idée selon laquelle nous n’avions pas totalement tiré la leçon de l’échec du communisme soviétique. Ce dernier aurait dû, selon moi, conduit à s’interroger sur les limites du volontarisme politique, et conduire à redéfinir ce qui est possible ou pas en termes d’amélioration de la société. Et donc infuser une solide dose de pragmatisme dans la culture politique française. Tout au contraire, le discours politique a eu tendance à rester ultra-volontariste, et à faire le grand écart avec les pratiques gouvernementales.

Deux causes selon moi expliquent ce phénomène : le maintien d’une tradition républicaine « rouge » visant à construire une société égalitaire et fraternelle (le pire et le meilleur de l’idée républicaine, sa ressource mystique et la source possible d’un déchaînement de violence), et d’autre part la faiblesse numérique du nombre des militants de tous les partis, peuvent d’autant plus vivre dans l’enchantement que leurs organisations sont peu ancrées dans la société. Finalement, c’est peut-être maintenant, sous la pression de la dure nécessité, que la culture politique française est en train de muter.


Ces articles sont une goutte d’eau dans un océan ; ils espèrent participer à un courant d’idées, ou au moins à une tendance qui tente de concilier lucidité et refus de la dépression collective où nombre d’entre nous sont tombés, et de faire qu’une politique désenchantée ne soit pas une politique sans valeurs, sans conviction et résignée d’avance à l’impuissance. Qui veut tout pouvoir, au fond, ne peut rien.

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