jeudi 6 février 2014

L'histoire, l'âge et l'espérance


J’ai terminé il y a quinze jours mon cours de l’interâges. La Sorbonne, comme nombre d’universités, organise ces cours où un public composé essentiellement de retraités suit un cycle de conférences sur un thème choisi par l’enseignant. Je suis toujours touché par ces gens qui acceptent de se faire enseigner par de plus jeunes qu’eux, qui sortent de chez eux, et parfois viennent de loin, pour entendre ce que nous pouvons avoir à dire.

Ils sont notre public. L’histoire a d’abord été un des plus délicieux loisirs du grand âge. Il faut avoir vécu, vu changer bien des choses, avoir mesuré, parfois à ses dépens, la formidable résistance ou la force d’entraînement de l’Histoire, fait les deuils de bien des illusions et connu bien des surprises pour acquérir cette curiosité informée et doucement sceptique qui fait apprécier l’histoire écrite ou parlée.

Combien, parmi les historiens de métier, ont d’abord compris l’épaisseur du temps en faisant parler un de leurs grands-parents. Combien, dans leur innocence, étaient dévorés de l’étrange appétit d’avoir vécu afin de pouvoir raconter ? Je me souviens avoir dit un jour à un collègue avec qui je discutais de l’interâges, que notre discipline était à l’origine un « loisir de vieux » (et je ne mettais pas de mépris dans ce terme). Il avait pris la mouche et m’avait asséné un « nous n’avons pas la même conception de notre métier » qui avait clos l’échange.

Écouter nos aînés et lire de l’histoire, c’est au fond la même chose. Ici, les « sciences humaines », dont je ne suis pas bien sûr qu’elles soient des sciences, sont très différentes des sciences où le laboratoire révolutionne périodiquement le savoir et périme vite les théories antérieures. Nous inventorions certes des ruptures, nous historiens, mais nous constatons aussi bien des permanences. Porte-paroles, quand nous en sommes conscients, de la finitude humaine et de la relativité, nous tombons parfois sur de redoutables constantes. Il est dommage que la spécialisation, qui nous cantonne dans des périodes étroites, ne nous permette pas de les constater davantage.

Il y a une humanité dispersée dans l’espace. Nous en sommes conscients. Il y en a une dispersée dans le temps, nous l’oublions bien plus facilement. Peut-être parce que l’échange entre générations, dépouillé des vieux codes, est devenu plus brutal, à la fois plus franc et moins profond. Pourtant, chaque fois que j’enseigne à l’interâges, chaque fois que des questions, des remarques et des échanges d’après-cours se prennent place dans le grand amphi de l’Institut de géographie, je me dis que c’est dans notre rapport au passé et à l’expérience accumulée que se noue notre perception de l’avenir – et donc une partie de  la dépression collective où se morfond et se complait notre pays depuis bientôt trente ans.

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