mercredi 8 juin 2011

En lisant Iegor Gran


Le bonheur, c'est quand quelqu'un de très proche vous offre un livre qui vous plaît, mais qui vous plaît vraiment, c'est-à-dire de manière rationnelle et de manière irrationnelle. Par ce qui est dit, et qui vous intéresse, et par la sensibilité qu'il y a derrière, et qui vous parle.

Né à Moscou en 1964, Iegor Gran est arrivé en France à l'âge de dix ans, nous dit son Wikipedia. Il est très bien placé pour saisir tout ce qui montre que, si le bilan du communisme soviétique a été dressé, la signification de cette aventure, chez nous, n'a pas encore été pleinement dégagée. Il y a des choses de cette expérience liberticide que nous nous refusons encore à comprendre, parce que, comme le savait Tocqueville, la liberté intellectuelle est une passion exigeante. Et nécessite une forme de "religion de la liberté", pour reprendre la belle expression de Croce.

Gran publie L'écologie en bas de chez moi (P.O.L., 2011), un livre qu'on peut lire à trois niveaux.

Le premier est une charge, parfois un peu convenue, contre l'aspect religieux de la sensibilité écologique. Contre les aspects les plus caricaturaux de l'écologie version Arthus-Bertrand : le choix de la nature contre l'homme, la Planète comme nouvelle divinité exigeant moult sacrifices, le mépris de la civilisation, la peur de l'avenir, l'hypocrisie qui est le sous-produit fatal de toute religion.

Le second est une réflexion sur la "science" employé comme fétiche, chez ceux qui l'invoquent comme chez ses adversaires. Un sens aigu de ce qu'est une théorie, un modèle, du fait que précisément ce qui fait la démarche scientifique est qu'on discute la théorie, le modèle, qu'il y a des opinions majoritaires, d'autres minoritaires et que le "consensus", sur des modèles prospectifs, est toujours en partie illusoire. Cette réflexion s'appuie aussi sur du subjectif. Iegor Gran est né un an avant moi, il a été comme moi sermonné par tous les prophètes d'apocalypse des années 1970 : on mourra de froid, de faim, de l'écroulement du capitalisme, on se fera massacrer par la légitime révolte des peuples du tiers monde... Ce vaccin est peut-être trop fort. Il est possible qu'il nous rende injuste envers les alarmistes d'aujourd'hui.

Personnellement, j'appuierais davantage sur la différence entre ce que disent les savants et ce qu'en font les politiques et les hommes de médias, d'Al Gore à Nicolas Hulot. On gomme les nuances, les incertitudes, les prudences, on prend ce qui va dans le "bon sens". Combien de nos contemporains ignorent la différence entre une analyse et un plaidoyer ?

Le troisième niveau, c'est une méfiance invincible envers les maniaques du consensus, quel qu'il soit. Et, pour aller plus loin, un scepticisme au carré. Quand Iegor Gran se trouve rejeté dans le camp de Claude Allègre, quand son dentiste abonde dans son sens, rien ne lui masque la faiblesse de certains arguments des "antis" réchauffement climatique.

Cela rachète les injustices partielles du premier niveau, et fait de ce livre un vrai livre, et pas seulement un pamphlet. Ce livre raconte la rupture d'une amitié : Vincent, l'ami de l'auteur de cette "autofiction", s'éloigne de lui en raison de l'hétérodoxie des opinions de celui-ci sur l'écologie. L'amitié meurt du fait que la discussion est devenue impossible, puisque Iegor n'est plus aux yeux de Vincent qu'un pauvre inconscient, qui refuse de lutter contre le "péril".

Quel est le rapport avec ce blog ? Il est simple. L'idée de "péril", qui rend possible de recourir aux techniques de la propagande, qui permet la suspension de la liberté et promeut de l'obligation, est un formidable empêchement de tout vrai débat politique. Et le meilleur obstacle à la quête de recherche de solutions autres que le ralliement obligé à des actions purement symboliques.

Or, cette idée de "péril" est omniprésente. Péril révolutionnaire jusqu'aux années 1970, "péril fasciste" depuis les années 1980, péril des armes de destruction massive en Irak, péril de la perte d'identité face à l'immigration. Nous devrions refuser tous ces épouvantails. Les désaccords se discutent, et c'est ce qui tient ensemble les nations démocratiques. Est-ce qu'au fond, toutes les religions dogmatiques, idéologisées, n'ont pas pour point commun de jouer sur la peur ?

L'ami Vincent aurait sans doute dû revenir voir Iegor. Aller au café avec lui, discuter autour d'une bière ou d'autre chose. Peut-être auraient-ils pu explorer ensemble des voies où le souci de l'environnement s'articule avec l'idée de progrès.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

En forçant le trait, le livre passe toutefois à côté des tendances de fond qui sont en train de se jouer et qu'on peut voir davantage avec une analyse plus sociologique. Un complément au moins utile serait le récent livre de Yannick Rumpala : Développement durable ou le gouvernement du changement total.