Quand Jeremy Bentham, à la fin du XVIIIe siècle, a créé l'utilitarisme, il a fait scandale. Il définissait l'être humaine par la recherche du plaisir (du bien-être) et la fuite de la douleur (de la peine). Cette vision d'un homme guidé au fond par son intérêt héritait d'un certain pessimisme classique et entrait en résonnance avec l'économie politique, qui tournait autour du modèle de l'homo oeconomicus. C'est d'ailleurs un hériter critique de Bentham, John Stuart Mill, qui devait définir ce dernier.
Bentham était persuadé d'avoir dégagé là le fondement d'une science de l'homme. Il estimait que l'on pouvait mathématiquement mesurer le degré de plaisir et de peine connus par l'individu. Mais la science sociale qu'il pensait avoir fondé ne débouchait pas sur une apologie de l'égoïsme. À ses yeux, toutes les utilités personnelles étaient équivalentes, aucune ne pouvait prendre le pas sur les autres. Lui qui détestait toutes les abstractions, et restait pour cela indifférent à la métaphysique des droits de l'homme, retrouvait ainsi l'égalité comme valeur.
Les critiques n'ont pas manqué d'y voir une inconséquence. Grâce à elle, cependant, Bentham s'installait au cœur de la mentalité démocratique : la quête du bien être y est fondamentale, et le principe majoritaire capital. Il envisageait ainsi une vraie politique sociale, financée par un impôt redistributeur. La bonne politique était celle qui, selon ses termes, "maximisait" le bien-être du plus grand nombre.
Par ailleurs, Bentham était un libéral, partisan du gouvernement représentatif. Parmi les libéraux du XIXe siècle, beaucoup, cependant, ont pensé que l'utilitarisme était un péril grave pour la liberté. Au nom de bien-être, ne risquait-on pas de sacrifier celle-ci ? Les Constant, les Cousin, les Tocqueville ont eu cette crainte, qui m'a longtemps paru bien abstraite.
L'État-providence, au fond, repose sur une logique utilitariste. Il cherche à assurer le bien-être du plus grand nombre, et c'est là sa légitimité profonde. Il a profondément transformé les sociétés occidentales par une série de restrictions des libertés. Cela commence avec Bismarck et ses cotisations obligatoires pour patrons et ouvriers. Cela continue avec toutes les mesures que l'on prend pour la santé publique, par exemple l'obligation d'afficher des photos atroces sur les paquets de cigarettes, ou l'interdiction de certaines substances.
C'est un grand spectacle, au fond, que de voir s'affronter deux logiques dans nos sociétés : celle de l'utilitarisme, qui vise avant tout le bien-être, et, au fond, le préfère à la liberté, et celle de ce que Benedetto Croce appelait la "religion de la liberté" (et qui existe en deux versions, la libérale et la libertaire). Le match Bentham / Tocqueville est au fond un match nul, partant de deux points de vue très légitimes.
Entre la loi de la jungle et l'infantilisation des citoyens, entre la liberté et les contraintes nées de la solidarité sociale, nous n'aurons jamais fini de débattre. Quand bien même la démocratie libérale devrait s'étendre sur le monde entier, la politique ne s'éteindrait pas, parce que cette tension intime continuerait de travailler le corps social. Il suffisait pour s'en convaincre de sentir, au fond des réactions diverses à l'ajout des fameuses photos-choc, se combattre l'irritation contre un État paternaliste et la prise de conscience qu'il y avait là un vrai problème de santé publique.
Bentham était persuadé d'avoir dégagé là le fondement d'une science de l'homme. Il estimait que l'on pouvait mathématiquement mesurer le degré de plaisir et de peine connus par l'individu. Mais la science sociale qu'il pensait avoir fondé ne débouchait pas sur une apologie de l'égoïsme. À ses yeux, toutes les utilités personnelles étaient équivalentes, aucune ne pouvait prendre le pas sur les autres. Lui qui détestait toutes les abstractions, et restait pour cela indifférent à la métaphysique des droits de l'homme, retrouvait ainsi l'égalité comme valeur.
Les critiques n'ont pas manqué d'y voir une inconséquence. Grâce à elle, cependant, Bentham s'installait au cœur de la mentalité démocratique : la quête du bien être y est fondamentale, et le principe majoritaire capital. Il envisageait ainsi une vraie politique sociale, financée par un impôt redistributeur. La bonne politique était celle qui, selon ses termes, "maximisait" le bien-être du plus grand nombre.
Par ailleurs, Bentham était un libéral, partisan du gouvernement représentatif. Parmi les libéraux du XIXe siècle, beaucoup, cependant, ont pensé que l'utilitarisme était un péril grave pour la liberté. Au nom de bien-être, ne risquait-on pas de sacrifier celle-ci ? Les Constant, les Cousin, les Tocqueville ont eu cette crainte, qui m'a longtemps paru bien abstraite.
L'État-providence, au fond, repose sur une logique utilitariste. Il cherche à assurer le bien-être du plus grand nombre, et c'est là sa légitimité profonde. Il a profondément transformé les sociétés occidentales par une série de restrictions des libertés. Cela commence avec Bismarck et ses cotisations obligatoires pour patrons et ouvriers. Cela continue avec toutes les mesures que l'on prend pour la santé publique, par exemple l'obligation d'afficher des photos atroces sur les paquets de cigarettes, ou l'interdiction de certaines substances.
C'est un grand spectacle, au fond, que de voir s'affronter deux logiques dans nos sociétés : celle de l'utilitarisme, qui vise avant tout le bien-être, et, au fond, le préfère à la liberté, et celle de ce que Benedetto Croce appelait la "religion de la liberté" (et qui existe en deux versions, la libérale et la libertaire). Le match Bentham / Tocqueville est au fond un match nul, partant de deux points de vue très légitimes.
Entre la loi de la jungle et l'infantilisation des citoyens, entre la liberté et les contraintes nées de la solidarité sociale, nous n'aurons jamais fini de débattre. Quand bien même la démocratie libérale devrait s'étendre sur le monde entier, la politique ne s'éteindrait pas, parce que cette tension intime continuerait de travailler le corps social. Il suffisait pour s'en convaincre de sentir, au fond des réactions diverses à l'ajout des fameuses photos-choc, se combattre l'irritation contre un État paternaliste et la prise de conscience qu'il y avait là un vrai problème de santé publique.
6 commentaires:
"L'homme ne vit pas seulement de pain"... sauf si la mie lui bourre le cerveau !
Encore un excellent cours magistral.
Plus je lis ce blog, plus je suis convaincu que son auteur devrait se cantonner à l'histoire des idées, où il excelle, plutôt qu'au commentaire politique, où sa perception de sorbonnard adulé confine à la plus émouvante candeur. (Le concept est flatteur, mais les faits sont féroces - ce pourquoi le journaliste est un mangeur d'historiens...)
Je vous conseille la lecture de Comprendre l'Empire, d'Alain Soral (Éditions blanches, 2011).
:-))
Cher Anonyme,
Au moins, vous lisez ce blog et en appréciez une partie, c'est déjà ça.
Désolé de ne pas partager les analyses d'Alain Soral. Accuser de "candeur" les gens qui ne pensent pas comme vous, cher Anonyme, c'est retrouver l'idée que les gens qui ne sont pas vos amis politiques sont des imbéciles ou des salauds.
En ce cas, je revendique cette candeur, dans la mesure où ce blog, dont les lecteurs sont d'horizons politiques très variés, est précisément fait pour rompre avec cette conception de la politique, et avec l'arrogance tranquille des gens dont "le siège est fait".
Je pense que les journalistes et les historiens font un peu le même travail, dans des conditions très différentes, et que les bons et les mauvais des deux catégories se ressemblent beaucoup !
Cher Professeur,
Même si j'ai du mal à percevoir le bienfondé de votre analogie entre pointer chez tel ou tel ce qui nous paraît relever de l'hallucination bisounours, serait retrouver la haine ou le dédain. Clémenceau, un jour qu'on le traita de con au Parlement, eut cette repartie merveilleuse : "Je n'en ai ni la profondeur, ni la douceur."
Pour ma part, je ne sais si "mon siège est fait", intellectuellement parlant. Ce que je sais en revanche, c'est que je fais partie de cette partie de la population mondiale qui se mange le Système en pleine face. Voyez-vous, pour "faire son siège" comme vous dites, il faut en avoir le loisir : or nous sommes nombreux à n'avoir plus le choix de nos opinions. Pour nous, c'est une question de vie ou de mort... soit la révolution, soit l'esclavage, sous l’œil expert des exégètes dont l'indulgence envers le Pouvoir donne je crois la mesure de leur décadence "cénaculaire". Entre "conseiller du Prince" et "confident de la Providence", "conscience du Demos" ne me paraît pas une mauvaise définition de cette fonction qui est aussi une mission.
Quant à Soral, je vous retourne l'égard : si vous ne partagez pas ses analyses, au moins l'avez vous lu...
Moins sulfureux, pour vous manifester ma bonne volonté, que pensez-vous de François Asselineau ?
Votre cher Anonyme.
Oups, errata :
J'ai du mal à percevoir le bienfondé de votre analogie entre pointer chez tel ou tel ce qui nous paraît relever de l'hallucination bisounours et retrouver la haine ou le dédain. Clémenceau, un jour qu'on le traita de con au Parlement, eut cette repartie merveilleuse : "Je n'en ai ni la profondeur, ni la douceur."
Pour ma part, je ne sais si "mon siège est fait", intellectuellement parlant. Ce que je sais en revanche, c'est que je fais partie de cette partie de la population mondiale qui se mange le Système en pleine face. Voyez-vous, pour "faire son siège" comme vous dites, il faut en avoir le loisir : or nous sommes nombreux à n'avoir plus le choix de nos opinions. Pour nous, c'est une question de vie ou de mort... soit la révolution, soit l'esclavage, sous l’œil expert des exégètes dont l'indulgence envers le Pouvoir donne je crois la mesure de leur décadence "cénaculaire". Entre "conseiller du Prince" et "confident de la Providence", "conscience du Demos" ne me paraît pas une mauvaise définition de cette fonction qui est aussi une mission.
Quant à Soral, je vous retourne l'égard : si vous ne partagez pas ses analyses, au moins l'avez vous lu...
Moins sulfureux, et pour vous manifester ma bonne volonté, que pensez-vous de François Asselineau ?
Votre cher Anonyme.
Puisque le débat sur les commentaires de se billet s'oriente (ou dérive) vers la question des rôles d'historiens et de journalistes je poste ici une interrogation amenée par l'actualité chargée de cette année et qui me trotte en tête depuis un moment (un peu HS avec le bilet par contre) :
Il y a eu tellement de faits marquant qu'il n'a pas été rare de lire que l'on assistait à des événements historiques. Les journalistes et analystes ont souvent enrichis leurs papiers en faisant des rapprochements des recoupements avec d'autres moments clés de l'Histoire moderne ou contemporaine (Printemps des peuples de 48, printemps Arabe, Fukushima-Hiroshima). Dans la dernière affaire en date, les comportements et systèmes américains et français sont comparés et opposés en évoquant jusqu'à la monarchie française. Jusqu'où ces liens sont-ils utiles, à partir d'où deviennent-il dangereux ? Comment ne pas confondre journalisme à chaud avec écriture de l'Histoire ?
Je trouve les rapprochements entre l'Histoire est l'actualité indispensables, parce que l'actualité elle-même est dans un processus historique global. La comparaison passé/présent marche bien si on n'oublie pas que c'est une dialectique entre le Même et l'Autre.Et puis je crois qu'il y a une logique du politique qui est fondamentale, qui est une réalité soit suprahistorique, soit de très longue durée. Pour prendre l'exemple des révolutions arabes : si on veut se poser le problème du rapport entre démocratie et traditions religieuses, 1848 est riche d'enseignements.
Le problème, c'est qu'il est rare qu'on tienne les deux bouts de la chaîne entre l'histoire et l'actualité. C'est une des raisons de l'existence de ce blog, en fait !
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