Max Weber est né
il y a 150 ans. Il fait partie de ces grands morts qui comptent dans nos vies,
et se trouvent parfois orienter le destin intellectuel des vivants. Il fait
aussi partie de ces sociologues dont l’influence dépasse le champ de leur
discipline, qui portent une vision du monde plus durable qu’un simple moment
dans le développement d’une culture savante.
Dans ma formation
d’historien, je l’ai rencontré (certaines lectures sont des rencontres, et nous
sommes encore comme les hommes de la Renaissance qui par la magie du livre se
sentaient admis, comme des passagers clandestins éblouis, dans le commerce des
grands esprits) par la double entremise d’un cours de sociologie générale et de
l’œuvre de Raymond Aron.
Je n’en suis
devenu ni un spécialiste ni même un lecteur régulier, au-delà des ouvrages les
plus célèbres. Mais j’ai relu plusieurs fois Le savant et le politique, où Weber s’adresse aux étudiants. On ne
dira jamais assez la puissance du cocktail entre le ton familier, le sérieux de
la pensée et la tonalité existentielle d’un cours ou d’une conférence, qui peut
même survivre à la mise par écrit. Ni l’importance d’un discours sur la vocation, au moment où, dans les années
1980 comme aujourd’hui, on se demande (quand on en a le luxe) ce qu’on va faire
de sa vie.
Homme des
distinctions et des typologies, Weber est aussi un homme de tact qui respecte
son objet. Autre cocktail puissant, et leçon d’attitude intellectuelle toujours
transposable.
Éthique de conviction
et éthique de responsabilité, autorités traditionnelle, charismatique ou
légale-rationnelle, secte ou église, jugement de fait ou jugement de valeur,
tout cela défini simplement, Weber est à la fois l’homme des distinctions
éclairantes et celui qui ne veut pas s’y laisser enfermer. Dégageant des
tendances (comme le désenchantement du monde ou la bureaucratisation) sans
jamais se laisser enfermer dans le déterminisme.
Homme du recul
aussi. Nous sommes pour la plupart aujourd’hui moins convaincus que Weber de la
possibilité d’une « neutralité axiologique » (entendre : par
rapport aux valeurs) totale du sociologue ou de l’historien. Mais si l’on
remplace cela par la suspension de jugement, la prise en compte de la pluralité
des points de vue, la volonté de comprendre et d’expliquer en laissant au
lecteur le soin de juger, qui niera que nous sommes là au cœur de l’éthique des
scholars ?
Surtout, l’idée
du « combat des dieux », du conflit intranchable des valeurs, que
Weber a tirée, semble-t-il, de sa lecture de Nietzsche et du malaise moral « fin
de siècle » de sa génération, me paraît d’une extraordinaire fécondité
aujourd’hui encore. Elle fortifie l’indispensable pluralisme de l’analyse, elle
aide chacun à distinguer en chacun de nous le citoyen qui choisit de l’homme de
réflexion (le citoyen qui s’informe) qui dégage les enjeux et comprend les uns
et les autres, elle aide à prendre conscience du côté dramatique de l’histoire (et de la politique) et du côté à la fois
insatisfaisant et nécessaire des choix.
Weber savait ce
qu’être déprimé voulait dire, et c’est peut-être pour cela que sa pensée est un des antidotes à notre dépression collective. Ce nietzschéen est peut-être
au fond le meilleur héritier des Lumières : il est l’homme de la liberté
éclairée, de celle qui naît de la connaissance. Et d’une liberté consciente de
ses limites, sachant qu’elle est orientée par des choix de valeurs autant que
par la raison, qu’elle s’exprime comme un choix encadré et non comme une
transcendance, et que d’autres choix que celui qu’elle opère sont légitimes.
1 commentaire:
à quand le prochain article ?!
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