samedi 12 avril 2008

Il y a du religieux dans le politique


Il y a des petits livres qu’on rencontre par hasard et qui ne vous lâchent plus, qu’on lit avec une impatience juvénile, en sachant déjà que ce n’est pas grave si l’on va trop vite, parce qu’on sait qu’on les relira. Je suis tombé il y a quelques semaines sur Les Religions politiques, d’Éric Voegelin (éditions du Cerf, 1994). Il faut dire que la préface du traducteur, Jacob Schmutz, nous met en appétit. En voici les premières lignes : « Le petit ouvrage qu’on va lire connut une destinée bien particulière. Il fut publié une première fois en avril 1938 par les éditions Bermann-Fischer à Vienne, quelques semaines après la proclamation de l’Anschluss, par Hitler. A l’exception de quelques exemplaires, toute cette première édition, à peine sortie des presses, fut confisquée par la Gestapo et son auteur inscrit sur la liste noire. Un an plus tard, l’ouvrage fut réédité à Stockholm mais ce furent les ravages de la guerre qui empêchèrent sa diffusion et le firent tomber dans l’oubli le plus total. » Ce qui, heureusement, ne fut pas le cas de son auteur, qui a pu développer par la suite sa pensée et devenir célèbre aux Etats-Unis.

Pascal disait que l’homme était plus grand que l’univers qui le broie, parce qu’il sait que l’univers l’écrase et que l’univers ne le sait pas. Il y a une grandeur certaine dans cette pensée persécutée, au moment même où l’ombre s’étend, et qui porte en elle le secret du totalitarisme. Car, derrière George L. Mosse (La Révolution fasciste. Vers une théorie générale du fascisme, Paris, Seuil, 2003), nous nous habituons désormais à voir le fascisme (au sens large) comme une religion civile, et c’était déjà le cœur de l’interprétation de Voegelin. Mais à mon avis, ce que nous dit Voegelin dans cet essai va plus loin, et aide à comprendre non seulement le totalitarisme, mais la politique contemporaine dans tout ce qu’elle a de non rationnel, de passionnel. J’emploie souvent dans mes cours ce vieux triptyque : la politique, c’est de la raison, des passions, des intérêts. Ce sont les passions que fouille Voegelin.

Pour lui, bien enfant en cela de la pensée allemande, nous avons un besoin religieux chevillé à l’âme, le besoin de nous rattacher à quelque chose qui nous dépasse : « L’homme vit son existence comme celle d’une créature, et dès lors comme perpétuellement en question. Quelque part dans la profondeur, au nombril de l’âme, là où elle se raccroche au cosmos, se laisse ressentir un tiraillement. » (p. 35.) Les penseurs du religieux tentent d’exprimer cela à la manière du théologien protestant du début du XIXème siècle, Schleiermacher, qui évoquait un sentiment de dépendance à l’égard de l’infini… Les mystiques, les théologiens et les philosophes recherchent le contact avec l’ens realissimum, l’être le plus réel, l’être en soi, le dieu d’Anselme de Canterbury, l’être absolu de Kant. Cette aspiration a l’absolu peut être détournée : si à quelqu’un « n’est donné que le plaisir d’arides regards sur la réalité, peut-être même uniquement un seul : sur la nature, un grand homme, son peuple, l’humanité – ce qu’il aura vu deviendra pour lui le Realissimum, l’être le plus réel, qui s’élève à la place de Dieu et lui cache ainsi tout le reste – notamment, et surtout, Dieu lui-même. » (p. 37). Voegelin propose ainsi toute une lecture des grandes idéologies qui dominent son temps, qu’il relie aux grandes « religions de l’humanité » du XIXème siècle, produisant des « apocalypses », c’est-à-dire des révélations dans l’Histoire, et, plus grave divisent l’humanité. L’apocalypse donne un rôle particulier à une communauté dans la marche en avant de l’humanité : pour Fichte, il s’agit des Allemands. « Auguste Comte développe les théories de Vico et de Saint-Simon dans le cadre de la loi des trois stades historiques, l’âge religieux, l’âge métaphysique et l’âge positif-scientifique, et estime que ce sont les Français qui sont les porteurs de l’esprit positif. Marx (…) voit dans le prolétariat le porteur de la réalisation du règne final. Les théoriciens de la race depuis Gobineau perçoivent l’histoire mondiale comme le mouvement et le combat des races, et voient comme porteur une race élue germanique ou nordique. » (p. 89). Chaque apocalypse a son Satan, le bourgeois pour les uns, le juif pour les autres…

Chez Voegelin, les totalitarismes sont le produit de la sécularisation… On voit toutes les simplifications auxquelles cela peut donner lieu, tous les espoirs de restauration religieuse qui peuvent s’ancrer sur ce type de théorie, jetant le bébé « sécularisation » avec l’eau du bain « totalitarisme »… mais je ne vais pas entrer maintenant dans ce type de discussion. Je crois que Voegelin a pointé quelque chose de fondamental : la dimension religieuse, productrice de sentiments de type religieux, que peut contenir le politique. Et pas seulement dans les totalitarismes. Les thèses du complot, par exemple, qui nourrissent tant l’imaginaire politique des mouvements extrêmes, font croire à leurs tenants qu’ils sont des initiés, qu’ils peuvent contempler une réalité « plus réelle », enfin dévoilée, et elles désignent des Satan(s). Elles sont à la fois simples et mobilisatrice, elles permettent une communion rudimentaire, elles peuvent ainsi aider à la production d’émotion collective, se servir pour unir de ces puissances souterraines de l’âme, de ce tiraillement au nombril de l’âme dont parle Voegelin. La sécularisation de la politique sera-t-elle jamais achevée ? Je ne le crois pas ; après tout, le marxisme se présentait comme l’achèvement d’un désenchantement de la politique, comme une critique des illusions, comme un dévoilement, et l’une de ses branches, qu’il serait trop simple de proclamer purement et simplement infidèle, a abouti a une immense, protéiforme et meurtrière illusion…

6 commentaires:

LC a dit…

La phrase: "nous avons un besoin religieux chevillé à l'âme; de quelque chose qui nous dépasse" ... m'a interpellée. Je pense en effet que nous avons besoin de quelque chose qui nous dépasse pour nous faire avancer, une force invisible qui nous pousse toujours vers l'avant ...
Pour certains, c'est la religion en effet, ou une certaine forme de religion qui permet une communion parfaite entre des êtres humains qui se sentent unis par une même vibration...
Mais il y a d'autres choses qui nous poussent aussi ... il faut réfléchir à ce qui nous fait avancer, chacun de nous, ça peut être différent, ce qui este ssentiel finalement, n'est-il pas que l'on réussisse à communiquer ensemble sans violence ?

hochedestructor (Benjamin Walter) a dit…
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hochedestructor (Benjamin Walter) a dit…

Curieux comme phénomène en effet : comme si le "désenchantement du monde" qu'avait révélé Max Weber ne touchait pas le politique. Comme si la France, de son statut laïc et parlementaire, était devenue, dès la fin de la seconde Guerre Mondiale, chrétienne.
Il y a toujours, il est vrai, un grand mysticisme en la fonction politique et surtout présidentielle en France, et ce malgré la réification de l'exercice du pouvoir engagé par Nicolas Sarkozy, dans une sorte de passage d'une politique pontificale à une politique de curé de campagne.
Toujours est-il que le religieux et le politique s'imbriquent totalement, et que si l'on veut emporter les foules, il faut savoir passer la mer rouge, rouge du sang des croisades politiques.
Curieux toutefois que cette rencontre mystique entre un homme et son peuple n'ait que très peu influencé romanciers et réalisateurs. Alors, bien sûr on pensera au génialissime documentaire de Depardon, "1974 : Une partie de campagne", sur la campagne de VGE et au récent "Le caïman" de Nanni Moretti (très en phase avec la période électorale que connaît l'Italie en ce moment même), mais force est de constater que nous n'avons eu aucune oeuvre sur ce qui fait l'acme présidentiel, ce sommet tragique, lyrique, épique, et divin.

El Dorado a dit…

Intéressant blog. J'y repasserai ! Bon courage pour la suite.

Un étudiant en histoire lyonnais

Pauline Bruley a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Pauline Bruley a dit…

Tu as raison, le "dévoilement" porte en général plus à conséquence (et il est peut-être plus religieux, car en l’absence du mystère, il ne reste que ce geste de dévoilement, ritualisé) que la référence à une transcendance, parce qu'il lui est nécessaire de se prétendre TOTAL. C'est l'impression que j'ai eue en lisant Bourdieu (Les Règles de l’art).
Autre remarque : on peut relier l'entreprise rhétorique à ta définition de la politique : rationaliser l'expression des valeurs et des passions. La rhétorique vise à les rendre communicables et négociables hors de la violence physique. La rhétorique accompagne la politique dans un domaine pratique où ne règne pas la logique pure, mais les opinions, le préférable, le beau, le juste ou l’utile – et parfois là où la vérité est hors sujet ou hors d’atteinte. Elle permet un échange articulé entre des passions et des valeurs. (V. Ch. Perelman, L’Empire rhétorique). Du coup, la rhétorique montre bien la prégnance du sacré et sa mise en scène en politique.
Si la politique est nécessairement porteuse d'un vieil instinct religieux, le bon régime aujourd'hui me semble la laïcité -- on y revient toujours -- parce qu'il permet un équilibre des forces ! Comment aujourd’hui articuler le choix d'une religion sur la question du bien commun ?