lundi 13 mai 2013

Du négatif en politique.


Depuis qu’il y a une opinion politique – et cela fait bien longtemps – la tentation est grande de souffler sur les braises, d’attiser les mécontentements, de surfer dessus pour parvenir au pouvoir. Mobiliser contre, la chose est relativement aisée. On agrège ainsi tous les sujets de mécontentements. Je me souviens d’une discussion au café, en 2005, avec un ami universitaire, en plein cœur de la campagne sur le traité constitutionnel. Cet homme de droite, à égale distance du libéralisme et du conservatisme, illustration de  ce catholicisme traditionnel qui a survécu aux assauts de «  l’év-angélisme » politique des années 1970 et 1980, militait pour le « non » et me disait à peu près ceci :

« Nous allons poser les bases d’un rassemblement politique du camp du « non ». Il nous faut plus de libéralisme à l’intérieur et plus de protectionnisme à l’extérieur, et remettre en chantier un nouvel ordre monétaire mondial. »

Mis en regard de la composition du camp du « non », ces espérances me semblaient irréalistes. Qu’y trouvions-nous alors ? Les troupes de la CGT, le parti communiste, la gauche sincère ou stratégico-stratégique du parti socialiste, qui affichaient une hostilité au libéralisme ; des tenants d’une laïcité de combat et des catholiques bouillants, qui ne se retrouvaient que dans l’hostilité à l’Islam ; des souverainistes qui se réclamaient de l’héritage gaulliste, des membres de l’extrême droite hostiles à toutes les formes de mondialisation ; quelques libéraux anti-keynésiens et quelques orphelins du « libéralisme d’État » à la française (dont mon interlocuteur) ; des démocrates sincères hostiles au côté technocratique de la construction européenne.

Parmi les électeurs, des citoyennes et des citoyens troublés par la complexité du traité, inquiets de son éventuelle irréversibilité,  déçus par les partis de gouvernement dont les dirigeants prônaient le « oui », gênés de ne pas avoir le choix entre deux projets (ce qui aurait été diplomatiquement impossible). Pas mal de dynamisme et de créativité (je me souviens du clip où l’on voyait une jeune mariée coiffée d’un bonnet phrygien, demandant pourquoi on lui demandait de dire « oui » alors qu’elle n’avait pas le droit de dire « non »).

Face à cela, un camp du « oui » se contentant de marteler que le « non » serait une catastrophe, sans mesurer le besoin de se désennuyer, de se changer les idées, de se défouler qui peut tarauder des électeurs et qu’ils attisaient involontairement. Un camp du « oui » (et j’en sais quelque chose, j’en étais) qui à force de se présenter comme celui de la responsabilité et de l’intelligence sans faire campagne sur le fond des choses se mettait bien des gens à dos. Un camp appuyé sur un secrétaire général du PS (François Hollande) ouvertement désavoué par une partie de ses troupes « nonistes » (Jean-Luc Mélenchon, Laurent Fabius), sur un président de la République arrivé à l’âge où l’on sait trop de choses pour avoir l’influx nécessaire à la lutte et un premier ministre carbonisé.
Un camp qui en outre devait accomplir la tâche la plus difficile : défendre ce qui existe, avec son lot d’imperfections, face à ceux qui pouvaint se dispenser de toute perspective réaliste et vendre des « plans B ».

J’interrogeai mon interlocuteur : au-delà de la victoire « noniste » qui était déjà largement prévisible, comment pouvait-on rassembler un camp sans leader, sans organisation stable, sans projet défini ? Au-delà du « formidable moment de démocratie » que l’on nous sert pour qualifier les moments où tout le monde se hurle à la face  et où les énormités volent bas, il était peu probable qu’on ait jamais l’occasion de célébrer rétrospectivement 2005 comme l’an I d’une nouvelle  ère de la politique nationale.  Mais mon collègue m’avait redit son optimisme. Il sentait bien qu’il allait gagner la première manche.

Je repense souvent à cette conversation pourtant peu mémorable, parce qu’elle illustre l’éternelle tentation de la politique du pire. Attiser les mécontentements, s’en faire le porte-parole, cela n’est pas simple, mais c’est faisable. Accroître les divisions de la nation, faire monter l’exaspération plus ou moins désintéressée des électeurs, cela peut être utile pour faire échouer un projet ou chuter un gouvernement. Auguste Comte le savait déjà : il faut moins d’énergie pour désorganiser que pour organiser. Si la politique du pire donne bien souvent le pire des résultats, c’est qu’au moment de profiter du désordre ainsi attisé, les Machiavels d’estrade mesurent leur solitude et la difficulté de faire adhérer à un projet précis la foule des mécontents. Tout le monde n’est pas le général de Gaulle après la crise du 13 mai 1958.

On les retrouve alors guettant des catastrophes, de grandes crises qui les dispenseraient d’avoir à s’immerger dans le négatif, des situations cataclysmiques qui valideraient d’un coup toutes les critiques qu’ils ont émises, et feraient d’eux des recours. Il est facile de leur jeter la pierre. Peut-être ont-ils raison de se confier ainsi à la fortune, qui sait ?

Mais dans le cours de la politique « normale », face à des problèmes qui sont souvent très prosaïques, face aux soins continuels que requièrent la sauvegarde d’une communauté nationale toujours au bord de l’éparpillement et glissant sur la pente douce d’un déclin relatif, l’énergie qu’ils mettent à souffler sur les braises me semble bien perdue pour le pays.

vendredi 26 avril 2013

La crise politique et ses limites

Je viens de finir un article sur le parallèle entre la France des années 1930 et la nôtre (qui devrait paraître la semaine prochaine). Ce parallèle ne me convainc guère, et j'y vois plutôt un moyen d'éveiller la sourde crainte, mêlée chez beaucoup de militants d'une espérance pas toujours consciente d'elle-même, de la crise politique radicale qui ferait place nette.

Personne, aujourd'hui, ne menace avec des forces suffisantes la France ni la démocratie française dans son existence même. Je disais dans mon dernier post mon inquiétude face à une double difficulté, celle d'une classe politique déstabilisée par la disparition du "off" et d'une citoyenneté qui soit autre chose que le cache-sexe de la vieille défense des intérêts (personnels ou collectifs). Un long et intelligent commentaire, celui de "Luc M", me reprenait sur ce dernier point. Ce n'est pas tant la "demande politique" qui serait en crise que "l'offre politique", gangrenée par la prégnance de la communication et l'inadaptation des institutions.

Je lui donne volontiers raison sur un point, qui nous écarte justement du modèle des années 1930 : d'une certaine manière, la communication, quand elle ne sert pas à vendre un bon "produit politique", c'est-à-dire une politique ou des réformes praticables et utiles, remplace le fond du discours. Elle vend alors de la pure et simple démagogie - et on s'approche alors d'un populisme qui ne se borne pas au discours des forces politiques accusées ordinairement de populisme, le Front National et le Parti de gauche, mais est beaucoup plus largement diffusé. Pour le caractériser, on peut se servir avec profit de la définition de Guy Hermet : la promesse de la satisfaction immédiate des aspirations supposées populaires.

Les années 1930 sont des années idéologiques, au sens où même les propos les plus démagogiques peuvent être le plus souvent reliés à de grandes idéologies. Les années 2010 sont pour l'instant des années où les politiques sont écartelés entre la réponse immédiate aux aspirations (concrètes ou émotionnelles) qui parviennent à s'exprimer, et qui sont amplifiées par les médias, et le souci de proposer des réponses à moyen terme aux problèmes d'une ville, d'une région, d'un pays, ou même d'un ensemble comme l'Europe.

D'une certaine manière, on retrouve là, amplifiée, la tension entre souci du bien public et contrainte démagogique qui structure toute vie politique démocratique. Et c'est pour cela que la situation est au fond moins malsaine, et plus remédiable, au moins  en partie, que dans les années 1930 telles que la France et une grande partie de l'Europe (j'excepte par exemple le Royaume-Uni) les a connues.

Car en même temps que la politique se transformait, l'information continuait de progresser. Fragmentée, certes, mais de plus en plus complète et approfondie. Si comme je le répète à mes étudiants jusqu'à les en fatiguer, la politique, c'est bien à la fois des intérêts, des passions et de la raison, la raison est moins désarmée.

Elle se heurte certes à la démagogie, mais la démagogie ne revêt que rarement une teinte rationnelle suffisante pour résister longtemps à la discussion libre et à l'épreuve des faits. Elle se renouvelle certes, mais en se modifiant constamment, quand la raison, dans ses procédés comme dans ses diagnostics, est plus pérenne. Elle se nourrit, sans son souci de proposer de la réalité des interprétations plausible, de l'information - et cette information plus complète la rend plus humble dans ses diagnostics, plus prudentes.

D'une certaine manière, il est toujours difficile de faire ce que l'on reconnaît comme nécessaire, mais la distinction entre le possible et l'impossible se fait plus aisément. C'est le bénéfice du désenchantement de la politique - et il est terrible, alors que le XXe siècle et son cortège de morts n'est pas si lointain, qu'on cultive la nostalgie de la politique enchantée.

Au contraire, l'idéologie subvertit la raison et peut la réduire à l'impuissance. Non pas l'idéologique comme ensemble des idées autour desquelles se produisent les mobilisations collectives, mais l'idéologie politique hissée au niveau d'une explication globale de l'Histoire ou de la société. L'idéologie est riche de mille ruses pour prévenir sa propre réfutation, en diabolisant ses contestateurs, et elle se radicalise au contact des multiples démentis du réel et des échecs qu'elle engendre.

En plus clair, le démagogue, médiatique ou pas, est soit un cynique, dont le calcul rationnel est réduit à son intérêt propre, soit un simpliste qui n'inspire confiance qu'à un nombre limité d'individu hors des temps de très grandes catastrophes. Un idéologue peut être un docteur subtil, et paralyser assez efficacement ses contradicteurs.

En ce qui concerne la France, je crois que nous avons du mal aujourd'hui à faire ce que beaucoup de gens savent depuis longtemps être nécessaire. Que cela induit un déclin relatif et même une forme de dépression collective, qui fait rejouer d'anciens traumatismes comme la défaite de 1940. Et que cela est préoccupant, mais pas irrémédiable. Parce que rien en nous ne peut faire durablement obstacle à la contrainte factuelle de la nécessité. 


mardi 9 avril 2013

Plus de "off", plus de citoyens ?


L’Histoire présente parfois des décalages tragiques ou ironiques, selon le degré de gravité de la situation. Nous en vivons un actuellement, que je résume ainsi : il n’y a plus de « off », mais il n’y a plus de citoyens.

Il n’y a plus de « off ». Les journalistes enquêtent et surtout livrent tout ce qu’ils savent, tout ce qu’ils entendent. Les réseaux sociaux permettent des publications et une diffusion ultrarapide de toutes les informations, les vraies comme les fausses. Du système politique sourdent en permanence les informations dont les journalistes pourraient ne jamais disposer. Le secret bancaire lui-même se fissure dans des pays où il semblait inviolable – aussi du fait de la pression des institutions internationales.

Situation rêvée pour la participation citoyenne. Un républicain du XIXe siècle, un radical comme Alain prônant le « citoyen contre les pouvoirs » en aurait rêvé. Dans les milieux alternatifs des années 1970, on aimait à penser que l’interconnexion des ordinateurs,  dont on anticipait la massification, changeraient la démocratie. C’est fait, mais sans doute pas comme cela avait été imaginé.

La « raison d’État » ne permet plus de garder secret que quelques informations (négociations avec des ravisseurs d’otages, recherche militaire de pointe, calculs stratégiques) et encore à grand prix. Tout le reste est à court ou moyen terme exposé à la publicité.

Théoriquement, voilà qui devrait placer le citoyen éduqué, se plaçant au niveau des grands enjeux, à opérer des choix. Tout cela devrait étendre considérablement la sphère du débat politique, et faire mieux sentir à ceux qui n’exercent pas directement de responsabilités le jeu de contraintes dans lequel nos décideurs doivent faire l’inventaire des possibles et orienter l’action publique.

Mais les citoyens des grandes démocraties sont-ils demandeurs de cette participation ? Pas dans tous les pays, sans doute, et, je le crains, particulièrement peu en France.

Prenons le cas de référendum alsacien du 7 avril. Voilà une région à forte identité historique, qui peut tirer parti de la nécessité de simplifier la carte administrative française. Renforcer sa cohérence, et ainsi peser plus face à Paris dans la vie nationale et dans la vie locale. Pour une fois, voici des économies qui paraissent faire sens politiquement. Et une initiative de pointe, regardée attentivement ailleurs, par exemple en Normandie.

Les partisans du « non » peuvent avancer une menace sur l’homogénéité du territoire de la République dans son organisation politique, et jouer la carte de la proximité des élus départementaux.

 Beau débat, non ? Un Tocqueville aurait dit que cette question toute locale était de celle qui permettait aux citoyens de se hisser facilement au niveau des enjeux nationaux.

La grande majorité des électeurs sont restés chez eux. Ils admettent donc que sur ce sujet, ils n’ont pas d’avis. Bien sûr, on va leur trouver bien des excuses : ni les élus, ni les journalistes ne peuvent s’offrir le luxe de se brouiller avec leur public potentiel, et ils sont obligés de prendre l’opinion comme elle est, comme elle se manifeste – c’est la donnée de base de leur travail. On critiquera donc l’offre politique pour expliquer cette crise de la demande politique, et on aura d’ailleurs en partie raison.

Mais on passera à côté d’un autre phénomène.

Je participai la semaine dernière à un colloque au Sénat sur le gaullisme social. Politiques, historiens, juristes y évoquaient le « gaullisme social », et donc la participation. Idée force du gaullisme : dans l’entreprise, mais aussi dans la vie politique, les citoyens seraient davantage associés aux décisions. Dans la pratique, cela a abouti, sous le gouvernement de Georges Pompidou, à répandre l’intéressement, c’est-à-dire l’association, sous une forme ou une autre, des salariés aux bénéfices des entreprises (intéressement qui a d’ailleurs touché encore plus d’entreprises avec le passage à Matignon d’Édouard Balladur, ancien conseiller de Georges Pompidou).

En 1968, Charles de Gaulle avait au début de la crise proposé un référendum sur la participation, qui touchait aussi la vie politique. Il voulait la faire avancer en 1969.

Il y avait à cet échec récurrent des causes économiques et politiques. Mais force est de constater que le moteur de la participation citoyenne a toujours tourné, dans notre pays, à très bas régime. Frondeurs, impertinents, inventifs et individualistes, les Français oscillent depuis longtemps entre acceptation passive et contestation plus ou moins violente. C’est une des formes de l’isolement de la « classe politique », dont les autre clefs sont le rôle de la technostructure étatique, des effets de réseau, d’une centralisation qui demeure importante,  y compris dans le monde médiatique, de la perméabilité entre haute fonction publique et monde de la grande entreprise.

À cela, il faut ajouter dans le monde de la culture et de l’enseignement la diffusion depuis les années 1980 d’une culture que j’appellerai, faute de mieux, le « gauchisme platonique » : elle porte une contestation globale du monde sans débouché révolutionnaire, qui pousse à marier des positions radicales et un individualisme pratique. « Le monde est inacceptable, faites carrière au CNRS » ; «  Le monde est inacceptable, surveillez votre portefeuille d’actions »… deux mots d’ordre implicites mortifères.

Plus profondément, le discours sur la citoyenneté est devenu un discours  consumériste, appuyé sur la satisfaction ou l’insatisfaction immédiate et passive. L’abstention est ainsi un des moyens de ne pas acheter un produit peut satisfaisant. Si le populisme est bien, comme le pense le politologue Guy Hermet, l’accent mis sur « la satisfaction immédiate du peuple », son essor est un produit de cette évolution.

Le diagnostic ainsi posé est pessimiste, comme dans toutes les périodes de crise. Mais l’Histoire bouge. Il me semble que la solution du problème posé par la double évolution fin du off / accentuation du retrait politique n’est pas « l’appel au peuple », qui se perdra dans le néant. Si elle existe, elle se trouve dans l’édification de projets politiques élaborés, qui peuvent se définir en formules claires. La communication veut combler le fossé, mais la communication reste une forme de publicité : indispensable, elle ne fait pas de miracle et ne peut vendre que de bons produits. Ces projets politiques devront prendre appui sur les institutions existantes bien plus que sur une mobilisation populaire dont les conditions ne sont pas réunies. Ils ne devront pas postuler a priori l’association de tous, mais lui laisser une place.

Et plus sans doute qu'une consultation portant sur des sujets généraux, aussi intéressants soient-ils, consulter les citoyens plus directement à propos de ce qui ressort de leurs activités professionnelles ou de leurs engagements associatifs très précis.

Je regardais il y a quelques jours une vieille vidéo de Raymond Aron, qui décrivait ses années 1930. Période de bonheur privé, d’amitiés intellectuelles profondes et stimulantes, cette époque était aussi pour lui un temps de désespoir citoyen. Il voyait la France en marche vers la guerre se déchirer à l’heure des périls. Craignons tout ce qui, sous couleur de combler le hiatus entre hommes politiques et citoyens, ne fait qu’accroître fractures et fossés – et travaillons autant que nous pouvons à construire des projets clairs.

dimanche 31 mars 2013

Où va Jean-Luc Mélenchon ?


Cela fait du bien d’entendre de temps en temps parler politique, je veux dire parler de politique en termes de projet à moyen terme. Le moyen terme, c’est sans doute là qu’il faut chercher une forme de vérité en ce domaine souvent marqué par le mensonge, l’illusion plus ou moins sincère et l’opportunisme pur.

Cela fait du bien, y compris quand c’est Olivier Besancenot qui parle politique. Invité dans l’excellente émission d’Anne-Sophie Lapix, il réagissait à un reportage concernant Jean-Luc Mélenchon. Et ce qu’il disait contribuait, pour l’observateur, à détourer la contrainte politique où se débat (où s’enlisent ?) le leader du Parti de Gauche.

Résumons le reportage : on y voyait Jean-Luc Mélenchon endosser les propos de son bras droit sur les « 17 salopards » parmi lesquels se trouvaient Pierre Moscovici, on y retrouvait ses propos sur la difficulté de ce dernier à parler la langue « française » et non celle de la haute finance – propos dont on sait le caractère particulièrement malheureux, pour ne pas dire plus.

On y suivait le leader politique dans une émission de radio, où il prenait violemment à partie les « médias hypocrites » avant de parler, hors antenne, de manière plus reposée avec les journalistes. On évoquait ensuite, avec quelques images, le malaise qui divise le Front de Gauche, entre un Parti communiste qui veut sauvegarder son assise territoriale aux approches des élections locales de 2014, et donc garder un minimum de bonnes relations avec le Parti socialiste, et un Jean-Luc Mélenchon qui cogne le plus fort qu’il peut sur le gouvernement. Et puis, au passage, il y avait ce propos amusant de Malek Boutih, disant que Jean-Luc Mélenchon rêvait de faire « du Chavez sans le pétrole ».

Retour en studio, avec Olivier Besancenot, qui, interrogé sur les tensions entre le Parti de gauche et le PC, expose avec une grande netteté la stratégie de l’extrême gauche : rassembler toute l’opposition de gauche au gouvernement pour mobiliser au maximum face au système, à la crise… et au gouvernement. Et il signale deux ambiguïtés du leader du Parti de gauche.

La première : ne pas vouloir se situer franchement hors de la majorité. La seconde : se retrouver (en particulier dans l’affaire Moscovici) jouxter des thématiques nationalistes : la langue française contre celle de la finance. Et de souligner la tension interne des militants du PG par rapport à cela.
Alors, extrême gauche révolutionnaire et internationaliste ou aile « radicale populiste »  d’une majorité ? En fait les militants mélenchonistes paraissent bel et bien divisés entre des déçus du NPA qui peuvent être séduits par les orientations défendues par Olivier Besancenot et des « républicains rouges » (vieil héritage français) qui dé fendent une orientation ultra-républicaine qui induit certaines convergences avec la mouvance souverainiste.

Ce qui est à mon avis remarquable, c’est que la stratégie du Front de gauche en 2012 l’a mené tout droit dans le dilemme dont le Parti communiste, depuis 1981, n’est jamais sorti. Soit refuser la marginalisation liée à une stratégie d’extrême gauche, qui mène tout droit à l’absence d’élus, et apparaître comme les perpétuels dindons de la farce, utiles appoints pour permettre à un PS qu’ils désapprouvent de se maintenir au pouvoir (la non-participation gouvernementale ne changeant à vrai dire pas grand-chose). La première perspective n’attire pas vraiment l’électorat, la seconde décourage rapidement les militants. 
  
Bien sûr, on peut toujours « rêver » d’une catastrophe qui change brusquement la donne et crée une vague de soutien dans l’opinion. Une version insurrectionnelle ou légaliste de la fameuse « situation révolutionnaire ».  En ce cas, il suffit de tenir ferme dans le discours, et les incohérences stratégiques seront vite oubliées.  Selon un journaliste de l’émission, JLM serait fasciné par le succès de Bepe Grillo en Italie. D’où la radicalisation de son discours. Bien. Qu’a réussi pour l’instant à faire Bepe Grillo ? Priver la démocratie italienne de gouvernement. Impressionnant résultat. Et ensuite ?
En attendant, la violence verbale est là. Elle dégrade un peu plus un climat public dont la violence stérile inquiète. Elle abîme un peu plus quelque chose qui, pourtant, devrait être cher aux républicains du Front de gauche : la citoyenneté républicaine. L’attachement fondamentaliste à la souveraineté nationale ou populaire n’en remplace pas une définition plus fine et plus complète.

Il me semble que le citoyen républicain est celui qui fait passer l’intérêt général avant son intérêt particulier. D’où une conscience aigüe de sa responsabilité par rapport au pays et un goût prononcé de la délibération publique. D’où aussi un incessant pari sur l’intelligence collective. Il n’est pas temps d’entrer dans une discussion sur le réalisme de ce modèle, qui nous plongerait au cœur du devenir du modèle républicain et de ses incertitudes, mais il est temps de constater que les républicains du Front de gauche, ceux qui refusent un positionnement d’extrême gauche, devraient pour le moins s’interroger.
Alors, bien sûr, on peut se réfugier dans une attente de l’apocalypse révolutionnaire. Celle-ci n’est pas seulement, aux yeux des révolutionnaires,  la mystérieuse conciliatrice de l’idéal et du réel. Elle sert aussi, moins noblement, à se cantonner dans le négatif, à ne mobiliser que les intérêts frustrés, les colères, les ressentiments, en pensant que de tout cela va sortir quelque chose.  À multiplier les propositions les plus irréalistes, simplement destinées à fournir un « horizon d’attente » à ceux qu’on veut mobiliser.

En politique, existe ce que l’on fait maintenant. Et c’est ce qu’on l’on fait maintenant qui oriente ce que l’on fera plus tard. Les paris sur l’avenir ne peuvent justifier une discontinuité radicale. Le Front de gauche aujourd’hui apparaît parfaitement coincé sur le plan politique, et la violence verbale que son leader développe, reflet de cette impasse, me semble l’expression d’une fuite en avant.  On peut toujours affirmer vouloir restaurer une « vraie » démocratie, pourquoi pas ? Mais que peut-on fonder sur la provocation  continuelle, l’insulte (qui reste l’argument de ceux qui n’en ont pas) et l’appel à la haine ? Si le but est la dégradation du climat public, alors nous sommes peut-être, finalement, dans une stratégie de moyen terme cohérente.

mercredi 27 mars 2013

Suivre Raymond Aron


Place de la Sorbonne, au milieu des années 1980. Il y a du soleil, un café attend d'être bu sur une table en terrasse. Je suis étudiant en histoire. Il y a longtemps que l'histoire m'attire, mais j'hésite encore, et j'hésiterai longtemps, entre l'érudition dépaysante et la compréhension des grandes tendances du monde contemporain. Entre le refuge du passé et la volonté de me consacrer à une entreprise intellectuelle qui fasse sens.

Je n'enseigne pas encore, je ne publie pas encore, je ne sais pas encore qu'en m'adressant aux autres, en les formant et/ou en les informant, en entrant en débat avec eux, je peux satisfaire à toutes ces requêtes, je peux associer le plaisir intellectuel et une forme d'engagement public.

Devant moi, sur la table, la réédition d'un petit livre de Raymond Aron, Dimensions de la conscience historique, qui est paru pour la première fois bien plus tôt, en 1961. Je le lis et, régulièrement, je m'arrête et je regarde le matin ensoleiller la place de la Sorbonne, pour savourer ce que je viens de découvrir. Je sais que "je veux faire ça". Ou plus exactement, comme quand on découvre une profession, un parti, une association, une Eglise, je sais que "je veux en être".

Ce n'est pas un plaisir de disciple, pas l'envie d'adhérer purement et simplement à ce qui est dit. Ce qui m'émeut, c'est l'usage de la raison critique, d'une raison consciente d'elle-même et de ses limites, guide irremplaçable pourtant, guide tranquillement universel. C'est de voir un esprit tenter sans emphase de répondre inlassablement aux grandes interrogations kantiennes : "Que puis-je savoir ? Que dois-je faire? Que m'est-il permis d'espérer?". Et cela à propos de l'histoire humaine, sans nier que l'unité et le sens en restent problématiques.

Je viens de subir une vaccination intellectuelle. Non pas contre mes propres défaillances, mais contre toutes les formes hypercritiques de scepticisme, contre le "postmodernisme" (mot que je ne connais pas encore), contre toutes les formes pseudoscientifiques de la cuistrerie, contre l'anti-intellectualisme. On peut donc réfléchir comme ça, tout simplement, de manière informée, prudemment, avec cette franchise. Je saurai plus tard que Raymond Aron a lu Kant, qu'il garde dans son bureau un buste de Voltaire qui lui vient de son père, qu'il a découvert en Allemagne la sagesse méthodologique de Max Weber. Je n'ai pas même encore lu Tocqueville qu'il a pourtant largement réintroduit en France.

Mais c'est le mélange de recul intellectuel et de refus de la position de surplomb du maître à penser qui me touche le plus : il se communique immédiatement, et procure une sorte d'apaisement. Aron est à cent lieues du rationalisme orgueilleux et dogmatique, il est un rationaliste conséquent, et donc  modeste. Il sait que nous pensons en situation.  Et cela me fait revenir à la politique.

Essayer de penser sereinement, d'arbitrer entre la certitude et le doute, entre le possible et l'impossible, de comparer calmement les possibles, ce réflexe fait cruellement défaut, en ce moment, au débat politique. C'est qu'il nous faut combattre un schisme spectaculaire, ou plus exactement renforcer les rangs de ceux qui le combattent.

L'hyper-réactivité de twitter, la rapidité de la toile, la muflerie tranquille des interviewers, les commentaires sur les réactions à un bout de phrase qui lui-même... tout cela produit un brouhaha passionnel où chacun cherche à se situer au plus vite, à réagir au lieu de penser. Le symétrique de ce bouillonnement où chacun se défend ou se défoule, c'est la clôture sur lui-même du monde intellectuel, et le dédain qu'il prend des questions qui agitent nos contemporains.

Le recours à la raison critique, à la raison ferme et modeste, quand bien même nous n’en sommes que des serviteurs imparfaits, reste encore le seul garant de la liberté intellectuelle et de notre utilité sociale. Une raison qui n’est pas en rupture avec celle dont se servent tous nos contemporains, qui essaie juste de se donner une rigueur dans l’analyse du monde ou nous vivons et de l’histoire de l’humanité. Qui essaie juste de dépasser nos sectarismes, nos entraînements, nos indignations même. Ce recours est porteur de pluralisme et d’apaisement.

Je retourne souvent, en esprit, à cette matinée ensoleillée, place de la Sorbonne. Chaque fois que je ressens le vertige de ce que disait Raymond Aron sur le savoir académique : « On sait de plus en plus de choses sur des choses de moins en moins intéressantes ». Chaque fois que je me décourage dans la mêlée confuse d’un débat politique infantilisé et infantilisant. Chaque fois que je me demande pourquoi j’enseigne et j’écris.

mercredi 6 mars 2013

Chavez, l'Europe et l'économie


Mort d’Hugo Chavez

Sur les trois requêtes de la politique moderne, il en a respecté une. La requête démocratique, par sa politique de redistribution de la manne pétrolière, elle-même obtenue en parachevant la nationalisation du pétrole vénézuélien. Enseignement et santé en ont bénéficié. La requête d’ordre est moins satisfaite : la délinquance a monté et le pouvoir est contesté par une forte minorité de Vénézuéliens, et la disparition du « Commandante » réactive une fragilité du populisme latino-américain, la forte concentration de la légitimité politique sur un homme. Quant à la requête libérale, celle-ci nécessite des contrepouvoirs qui ont disparu et une autonomie de la société civile compromise par la mise sous perfusion étatique de l’économie.

Chavez représente-t-il un futur pour le socialisme, laisse-t-il un « modèle », une idéologie de rechange, un « bolivarisme » qui lui survivrait ? Jean-Luc Mélenchon le croit, mais la plupart des commentateurs incline au scepticisme. Tout le monde n’a pas la rente pétrolière et l’appui d’un Cuba, et la question de l’efficacité économique d’une économie en partie étatisée reste posée. L’homme paraît devoir laisser plus de grands souvenirs et de grandes passions contradictoires qu’un legs idéologique durable.

Débats européens

L’Europe comme objet politique s’appuie-t-elle sur un véritable « espace public » au sens d’Habermas ? Il est permis d’en douter actuellement. C’est en effet régulièrement le cadre européen qui est en question, et le clivage de l’opinion des nombreux pays d’Europe entre « pro » et « anti » UE place certes régulièrement « l’Europe » au centre des débats, mais gêne l’émergence d’un véritable débat de politique économique. Lorsque celui-ci surgit, il est vite réduit à des affrontements nationaux entre des pays supposés unanimes et parfaitement représentés par leurs gouvernements (par exemple entre la France et l’Allemagne). Du coup, il n’est qu’esquissé dans le discours de nos politiques.

Il y a pourtant de quoi lancer de vrais débats, qu’on ne trouve pour l’instant développés que sous la plume des économistes, et que les journalistes spécialisés commencent à relayer.  Le mandat de la BCE, contenir l’inflation, est-il encore d’actualité ou doit-il être remplacé par des objectifs de croissance ? L’Euro est-il trop fort, ou le handicap que cela représente dans les échanges mondiaux est-il composé par l’attractivité pour les capitaux et le faible coût relatif des importations ?

Chavez et l’Europe

J’étais parti à juxtaposer deux mini-posts qui me semblaient sans rapport. Un point commun m’apparait finalement à la relecture : le poids de la réalité économique. Il m’arrive parfois de dire sous forme de boutade que nous manquons de marxisme. C’est effectivement une boutade : Marx n’est ni le premier ni le seul à avoir signalé l’aspect fondamental et contraignant des questions économiques, et on peut le faire sans y voir là un déterminisme absolu.

Le discours politique français m’apparaît marqué depuis une vingtaine d’année par la subjectivisation de l’économie. Ceux qui acceptent l’idée qu’il y a une logique économique, et que celle-ci limite nos choix, tendent à tout ramener à de la psychologie, jugeant qu’ils peuvent par leurs performances de communication nous redonner le moral, ce qui serait bon pour la croissance. Réalité très partielle, stratégie très hasardeuse – en outre, qui sait comment créer la confiance ? D’où ces fausses annonces toujours démenties, dont l’effet est inverse. Ah, si le discours pouvait créer de la croissance, et si la croissance pouvait nous éviter d’avoir à lancer des réformes difficiles… Les autres subordonnent l’économie à d’autres logiques : géopolitiques, idéologiques, sociologiques – j’ai essayé, dans un article à paraître dans La Croix d’insister sur la confusion récurrente entre dénonciation de « l’idéologie libérale » et refus pur et simple de prendre en compte la réalité économique.

Sans doute, le fait que nous ne disposons pas d’une doctrine globale et que l’économie politique se développe d’une manière de plus en plus sectorisée y est pour beaucoup. Mais je reste persuadé qu’en matière de sciences humaine, le sens commun ne doit jamais être négligé. D’une certaine manière, de Gaulle est un modèle de ce point de vue : une vision très « raisonnable » au sens traditionnel de l’économie (un État doit avoir des finances bien gérées), un solide pragmatisme (de l’interventionnisme planificateur à l’acceptation du traité de Rome impliquant l’ouverture des frontières) et le recours à des experts (comme Jacques Rueff).

L’âge post-idéologique rend plus que jamais nécessaire que la cohérence d’une politique repose sur le « bon gros bon sens ». C’est-à-dire sur des réponses lisibles à des constats clairs ; c’est à ces constats que l’expertise devrait être liée, et à l’effet prévisionnel des politiques publiques. Libre à la communication de faire ensuite de ces orientations des slogans, de mobiliser des passions nobles en fonction des valeurs défendues. C’est aujourdhui l’armature de sens commun qui nous manque le plus.

mercredi 27 février 2013

Les modérés sans boussole


J’ai du mal à ne pas donner une interprétation historique (forcément très subjective) de l’opération tentée, autour du livre de Marcella Iacub, par le Nouvel observateur et par Libération. Politiquement, ce n’est pas ma paroisse, mais je m’intéresse depuis bien longtemps à la branche du socialisme qui me paraît la plus soucieuse de s’adapter à son temps et de procéder à un aggiornamento idéologique. J’ai tant d’amitiés dans cette gauche qui m’apparaît, sans que cela soit pour moi péjoratif, être un centre gauche. Et je n’oublie pas le Nouvel observateur qui, en pleine Union de la gauche, ne craignait pas de lancer « l’affaire Soljenitsyne » ; j’ai relu souvent les articles que François Furet y donnait, et qui ont été republiés.

Quant à Libération, elle a longtemps représenté pour moi, après 1981, une presse de gauche qui savait conserver son indépendance par rapport au pouvoir, avec un background culturel très différent de celui du Nouvel observateur.

Bref, dans la famille des modérés, qui est fondamentalement la mienne, ces deux titres, surtout le premier, ne me donnaient pas une impression de dépaysement. Tout au plus pouvait on y retrouver de temps à autre cette étrange caractéristique du centre gauche (et qu’on retrouverait dans l’autre sens au centre droit), ces bouffées de sectarisme identitaire sur des points mineurs, pour bien prouver que l’on appartient à son camp. Petitesses inévitables de l’engagement politique…

J’appréciais le souci de ne pas se couper de son temps, de chercher à s’ancrer dans les mutations de la société contemporaine, allié avec une exigence intellectuelle qui, souvent, n’était pas sans courage. Et je me disais que si la gauche de gouvernement devait retrouver un dynamisme idéologique, et nourrir à nouveau le débat politique français, il y avait là des lieux pour que ce dynamisme s’exprime.

La « une » du Nouvel observateur, les arguments lamentables donnés pour défendre cette initiative m’ont atterré. Tout a été dit, en quelques jours, sur les « qualités » littéraires de l’ouvrage, l’audacieuse, profonde et novatrice théorie selon laquelle il y a du cochon dans l’homme. Tout a été dit aussi, par ceux que le procédé indignait :  1) deux organes qui avaient assez largement soutenu DSK… 2) et qui achevaient de frapper un homme à terre… 3) dans le but de se faire du fric (l’expression « gagner de l’argent » est un peu trop noble en l’espèce).

Je crois depuis longtemps que la famille modérée (je n’ose dire libérale, mais il y a de cela) est en crise sur le plan idéologique. Après le renouveau des années 1970 et 1980, où l’on redécouvrait la démocratie libérale en s’interrogeant sur le modèle républicain, un net repli s’est amorcé. D’une certaine manière, les modérés n’ont pas surmonté la fin de la guerre froide et la disparition de l’adversaire communiste. Ils ne se sont pas adaptés idéologiquement à la disparition des grandes idéologies, pour se lancer dans une réflexion plus fine, plus programmatique, plus modeste et plus courageuse. Ils ne se sont pas préoccupés d’articuler les impératifs de la modernisation et l’héritage républicain, l’engagement européen et l’identité nationale. Ils n’ont en fait pas su toucher terre.

D’où la juxtaposition insupportable d’un discours platement conformiste, d’un moralisme politique où, comme le disait Ferdinand Buisson, un confus mécontentement d’autrui cache un grand contentement de soi, et du culte de l’argent confondu avec l’acceptation de l’économie de marché. L’habillage sectaire d’une politique modéré, l’usage de la morale exclusivement pour juger le comportement de ses adversaires politiques (ou des amis qu’on lâche), la confusion entre la prise en compte des réalités économiques et le souci exclusif de ses intérêts : tous ces caractères désignent une image absolument inversée du Nouvel Observateur des années 1970 et 1980.

Les élections italiennes sont venues pas là-dessus. Mario Monti, 10 %... je me dis que les modérés, ceux qui sont à la fois européens, libéraux, sociaux, républicains, vont devoir lutter pied à pied contre des adversaires qui vont de plus en plus les présenter comme des serviteurs intéressés du monde de la finance, sourds à la misère des peuples. Que la dimension d’explication patiente va devoir être de plus en plus importante.  Et que les modérés vont être souvent les seuls à devoir élever le débat… en écrivant cela, il vaut mieux que je n’aie pas sous les yeux la Une du Nouvel Observateur.