L’Histoire présente parfois des décalages tragiques ou
ironiques, selon le degré de gravité de la situation. Nous en vivons un
actuellement, que je résume ainsi : il n’y a plus de « off »,
mais il n’y a plus de citoyens.
Il n’y a plus de « off ». Les journalistes
enquêtent et surtout livrent tout ce qu’ils savent, tout ce qu’ils entendent.
Les réseaux sociaux permettent des publications et une diffusion ultrarapide de
toutes les informations, les vraies comme les fausses. Du système politique
sourdent en permanence les informations dont les journalistes pourraient ne
jamais disposer. Le secret bancaire lui-même se fissure dans des pays où il semblait inviolable – aussi du fait de la pression des institutions
internationales.
Situation rêvée pour la participation citoyenne. Un
républicain du XIXe siècle, un radical comme Alain prônant le « citoyen
contre les pouvoirs » en aurait rêvé. Dans les milieux alternatifs des
années 1970, on aimait à penser que l’interconnexion des ordinateurs, dont on anticipait la massification,
changeraient la démocratie. C’est fait, mais sans doute pas comme cela avait
été imaginé.
La « raison d’État » ne permet plus de garder
secret que quelques informations (négociations avec des ravisseurs d’otages,
recherche militaire de pointe, calculs stratégiques) et encore à grand prix. Tout
le reste est à court ou moyen terme exposé à la publicité.
Théoriquement, voilà qui devrait placer le citoyen éduqué,
se plaçant au niveau des grands enjeux, à opérer des choix. Tout cela devrait
étendre considérablement la sphère du débat politique, et faire mieux sentir à
ceux qui n’exercent pas directement de responsabilités le jeu de contraintes
dans lequel nos décideurs doivent faire l’inventaire des possibles et orienter
l’action publique.
Mais les citoyens des grandes démocraties sont-ils demandeurs
de cette participation ? Pas dans tous les pays, sans doute, et, je le
crains, particulièrement peu en France.
Prenons le cas de référendum alsacien du 7 avril. Voilà une
région à forte identité historique, qui peut tirer parti de la nécessité de
simplifier la carte administrative française. Renforcer sa cohérence, et ainsi
peser plus face à Paris dans la vie nationale et dans la vie locale. Pour une
fois, voici des économies qui paraissent faire sens politiquement. Et une
initiative de pointe, regardée attentivement ailleurs, par exemple en
Normandie.
Les partisans du « non » peuvent avancer une
menace sur l’homogénéité du territoire de la République dans son organisation
politique, et jouer la carte de la proximité des élus départementaux.
Beau débat,
non ? Un Tocqueville aurait dit que cette question toute locale était de
celle qui permettait aux citoyens de se hisser facilement au niveau des enjeux
nationaux.
La grande majorité des électeurs sont restés chez eux. Ils
admettent donc que sur ce sujet, ils n’ont pas d’avis. Bien sûr, on va leur
trouver bien des excuses : ni les élus, ni les journalistes ne peuvent
s’offrir le luxe de se brouiller avec leur public potentiel, et ils sont
obligés de prendre l’opinion comme elle est, comme elle se manifeste – c’est la
donnée de base de leur travail. On critiquera donc l’offre politique pour
expliquer cette crise de la demande politique, et on aura d’ailleurs en partie
raison.
Mais on passera à côté d’un autre phénomène.
Je participai la semaine dernière à un colloque au Sénat sur
le gaullisme social. Politiques, historiens, juristes y évoquaient le
« gaullisme social », et donc la participation. Idée force du
gaullisme : dans l’entreprise, mais aussi dans la vie politique, les
citoyens seraient davantage associés aux décisions. Dans la pratique, cela a
abouti, sous le gouvernement de Georges Pompidou, à répandre l’intéressement,
c’est-à-dire l’association, sous une forme ou une autre, des salariés aux
bénéfices des entreprises (intéressement qui a d’ailleurs touché encore plus
d’entreprises avec le passage à Matignon d’Édouard Balladur, ancien conseiller
de Georges Pompidou).
En 1968, Charles de Gaulle avait au début de la crise
proposé un référendum sur la participation, qui touchait aussi la vie
politique. Il voulait la faire avancer en 1969.
Il y avait à cet échec récurrent des causes économiques et
politiques. Mais force est de constater que le moteur de la participation
citoyenne a toujours tourné, dans notre pays, à très bas régime. Frondeurs,
impertinents, inventifs et individualistes, les Français oscillent depuis
longtemps entre acceptation passive et contestation plus ou moins violente.
C’est une des formes de l’isolement de la « classe politique », dont
les autre clefs sont le rôle de la technostructure étatique, des effets de réseau,
d’une centralisation qui demeure importante,
y compris dans le monde médiatique, de la perméabilité entre haute
fonction publique et monde de la grande entreprise.
À cela, il faut ajouter dans le monde de la culture et de
l’enseignement la diffusion depuis les années 1980 d’une culture que
j’appellerai, faute de mieux, le « gauchisme platonique » : elle
porte une contestation globale du monde sans débouché révolutionnaire, qui
pousse à marier des positions radicales et un individualisme pratique.
« Le monde est inacceptable, faites carrière au CNRS » ; «
Le monde est inacceptable, surveillez votre portefeuille d’actions »… deux
mots d’ordre implicites mortifères.
Plus profondément, le discours sur la citoyenneté est devenu
un discours consumériste, appuyé sur la
satisfaction ou l’insatisfaction immédiate et passive. L’abstention est ainsi
un des moyens de ne pas acheter un produit peut satisfaisant. Si le populisme
est bien, comme le pense le politologue Guy Hermet, l’accent mis sur « la
satisfaction immédiate du peuple », son essor est un produit de cette
évolution.
Le diagnostic ainsi posé est pessimiste, comme dans toutes
les périodes de crise. Mais l’Histoire bouge. Il me semble que la solution du
problème posé par la double évolution fin du off / accentuation du retrait
politique n’est pas « l’appel au peuple », qui se perdra dans le
néant. Si elle existe, elle se trouve dans l’édification de projets politiques
élaborés, qui peuvent se définir en formules claires. La communication veut
combler le fossé, mais la communication reste une forme de publicité :
indispensable, elle ne fait pas de miracle et ne peut vendre que de bons
produits. Ces projets politiques devront prendre appui sur les institutions
existantes bien plus que sur une mobilisation populaire dont les conditions ne
sont pas réunies. Ils ne devront pas postuler a priori l’association de tous,
mais lui laisser une place.
Et plus sans doute qu'une consultation portant sur des sujets généraux, aussi intéressants soient-ils, consulter les citoyens plus directement à propos de ce qui ressort de leurs activités professionnelles ou de leurs engagements associatifs très précis.
Je regardais il y a quelques jours une vieille vidéo de
Raymond Aron, qui décrivait ses années 1930. Période de bonheur privé,
d’amitiés intellectuelles profondes et stimulantes, cette époque était aussi
pour lui un temps de désespoir citoyen. Il voyait la France en marche vers la
guerre se déchirer à l’heure des périls. Craignons tout ce qui, sous couleur de
combler le hiatus entre hommes politiques et citoyens, ne fait qu’accroître
fractures et fossés – et travaillons autant que nous pouvons à construire des
projets clairs.