L’affaire de la Crimée montre à quel point nous
distinguons souvent mal deux notions pourtant essentielles : la légalité
et la légitimité. Cette distinction est fondamentale en
démocratie, et cruciale dans les situations révolutionnaires.
La diplomatie européenne était parvenue à imposer un
accord en Crimée. Celui-ci supposait un certain statu quo politique (la
violence en moins) jusqu’à l’élection d’un nouveau président. Celui-ci a volé
en éclat lorsque le Parlement a destitué le président Ianoukovitch.
Vladimir Poutine subissait ainsi un échec, puisque le
rapprochement avec l’UE était désormais l’horizon des nouveaux maîtres de l’Ukraine.
Mais lui était loisible de transformer cet échec en succès partiel, en se
focalisant sur l’Ukraine où la population russophone est majoritaire.
En organisant très rapidement un référendum, dont
personne ne remet en question qu’il confirme au minimum le souhait d’une majorité
d’habitants de la Crimée de s’associer avec la Russie, il crée un état d’aussi grande portée que sa présence militaire dans
ce territoire.
Dans les deux cas, l’Ukraine et la Crimée, nous nous
trouvons face à un processus révolutionnaire et à une sortie du cadre légal
existant, qu’il soit national ou international.
Dans les deux cas, une majorité impose à une minorité sa
manière de voir, en passant par des procédures contestables au regard de la
loi.
Aussi, quand bien même le cadre légal induit le maintien
de l’intégrité territoriale de l’Ukraine, de principe du droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes conduit à la partition. Et aucun des deux camps ne peut s’ériger
en porte-parole de la légalité, que le propre d’une situation révolutionnaire
est précisément de suspendre.
Dès lors, nous nous trouvons devant trois possibilités :
épreuve de force, négociations, nouveau statu quo.
La première peut difficilement être choisie, parce que
les buts de guerre seraient obscurs pour celui qui en prendrait l’initiative.
Les Occidentaux veulent-ils vraiment maintenir de force la Crimée dans l’Ukraine ?
Seraient-ils alors assurés de leur bon droit ? Vladimir Poutine a-t-il
intérêt à relancer la pression sur l’Ukraine au lieu de « digérer » tranquillement la Crimée, où les minorités
peuvent d’ailleurs déjà lui créer des difficultés ?
Par contre, cette première option peut surgir de deux manières : chaque camp peut être
entraîné par sa propre rhétorique d’affrontement, refuser de perdre la face ou
croire que l’autre se prépare au conflit et ne pas vouloir lui laisser les
avantages militaires d’une certaine avance. Les occidentaux peuvent être incapables
de freiner les nouveaux dirigeants ukrainiens. Un scénario type « été 1914 »
me paraît peu probable, mais on ne peut en nier la possibilité.
La seconde solution, les négociations, paraît
difficilement praticable dans le climat où nous nous trouvons. Les déclarations
de Barack Obama, de John Kerry, le début de sanctions économiques, et surtout
le fait que cette perspective n’ait pas été évoquée rendent les choses
difficiles. Peut-être au bout d’un certain temps, pour sortir de l’impasse ?
Pour l’instant, nul ne propose une quelconque médiation. Mais on ne peut
exclure que la violence de ton des déclarations d’un côté, la prise de gages
des deux côtés (référendum, accord prochain d’association UE-Ukraine) soient en
fait des préalables. Vision optimiste, tout de même.
La troisième, celle du statu quo, correspondrait à des
quasi-négociations : chacun ayant obtenu globalement ce qu’il voulait, les
deux camps se bornent les uns à des sanctions symboliques, d’autre à un
triomphalisme masquant sa semi-défaite. Les inconvénients de cette solution sont
d’une part la fragilité d’une situation non garantie par un accord prenant en
compte la nouvelle donne ; d’autre part la perte de crédit d’une
diplomatie occidentale prise entre le radicalisme de son discours et l’aspect
peu glorieux d’un compromis non assumés. Si le manque d’une ligne claire ne
conduit pas toujours aux grandes catastrophes, il rend impossible de tirer
auprès de l’opinion le bénéfice de quelque politique que ce soit.
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